« oui regarder chavirer / des voix de femmes et d’enfants / dont le crime est vertical / qui ne savent plus ramper »
C’est de résistance à l’esclavage que parlent ces mots d’Edouard Maunick, dans son recueil Les manèges de la Mer (publié chez Présence Africaine à Paris en 1964).
Qui ne savent plus ramper, dit le poète…
Peut-être nos dirigeants auraient-ils dû s’en inspirer avant de commanditer la statue inaugurée au lieu-dit Bassin des Esclaves à Pamplemousses, pour commémorer le 188ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, qui donne à voir deux silhouettes noires agenouillées…
Les symboles sont importants. Ils contribuent à construire une mémoire, à donner une impulsion.
Il est capital de le remettre en lumière : les 105 premiers captifs que le gouverneur Adriaan van der Stel ramène de force de Madagascar en 1641 refusent d’emblée leur condition d’esclavés : 52 d’entre eux prennent la fuite dès leur arrivée. On n’en retrouvera que 18.
En 1658, minés par les cyclones, les rats et les attaques d’esclaves-marrons contre leurs installations (notamment leur fort à Grand Port), les Hollandais quittent définitivement Mauritius, préférant se rabattre sur le Cap qu’ils occupent depuis 1652.
Dès le départ donc, les esclavés n’ont jamais accepté de subir leur condition. Hommes et femmes se sont rebellés et battus pour reprendre la liberté qui leur avait été ôtée. Cette installation au Bassin des Esclaves ne rend pas justice à cette réalité, elle qui fige dans une position d’asservissement et de soumission là où il y a toujours eu des hommes et des femmes qui se sont battus, avec opiniâtreté et détermination, pour garder cette verticalité dont parle Edouard Maunick. Non couchés, mais debout.
Outre les images, il y a les mots que nous utilisons.
A ce chapitre, il est essentiel de relever ceux qu’a prononcés Mgr Maurice Piat, évêque de Port Louis, lors de la messe du 1er février célébrée mercredi dernier à la Cathédrale. Parce qu’au-delà de l’humilité rare qu’exprime l’homme, il y a là quelque chose qui dit le franchissement d’une étape : celle qui consiste à reconnaître sa responsabilité, ses torts, et à présenter ses excuses. Et c’est une première étape fondamentale.
Mgr Piat dit ainsi que sur la question créole et l’esclavage, il a accompli un chemin qui est « un chemin de conversion ». Un chemin qui n’est pas encore terminé, s’empresse-t-il de préciser, mais qui lui a permis, grâce au soutien mais aussi aux interpellations de certains, de commencer à se poser ces questions. Ainsi, lorsqu’en1985, pour la première fois, une messe du 1er février est célébrée par Mgr Margéot à Sainte Croix, il se demande pourquoi, pendant 150 ans, ce moment n’avait pas été marqué par l’église catholique. Alors même, insiste-t-il, que « c’est un des moments les plus importants dans l’histoire de notre pays, au même titre que l’indépendance ». Mettre l’abolition de l’esclavage au même niveau que l’indépendance dans l’histoire officielle de notre pays est une chose qui a dû faire sourciller certains des dignitaires présents, tant dans le roman national notre histoire semble commencer avec l’indépendance. Mais, soutient Mgr Piat, « dans un cas comme dans l’autre, c’est la liberté du peuple qui a été reconnue dans la loi ».
Il revient aussi sur la messe du 1er février 1993, lorsque le père Roger Cerveaux pousse son grand cri concernant la souffrance des Créoles, reprochant à l’église de ne pas la comprendre et de ne rien y faire. Ce fameux « malaise créole », dont l’évocation a créé un grand bouleversement dans la vie de l’église. « Ce n’est pas Roger qui était fou, c’est moi qui étais fou parce que je ne comprenais pas ce qui se passait. Je dois reconnaître que j’avais du mal à comprendre cela ».
Lorsqu’il est nommé par le Pape Jean-Paul II, raconte Mgr Piat, une question revenait systématiquement dans les interviews : pourquoi un Créole n’a-t-il pas été nommé Evêque de Port Louis ? Roger Cerveaux lui expliquera qu’on lui demande là s’il sera à même de comprendre la souffrance et l’espoir du peuple créole.
Pour comprendre la souffrance créole, estime aujourd’hui Mgr Piat, il faut en comprendre la source. Qui pour lui réside dans l’esclavage. D’où la nécessité de prendre au sérieux l’humiliation « épouvantable » d’un peuple, arraché de son pays d’origine, privé de sa liberté et de sa dignité humaine, réduit à un statut dégradant, désigné comme un bien meuble, soit comme un objet que l’on peut acheter et vendre, tout cela codifié dans le « monstrueux » Code Noir, donnant force de loi à ce traitement dégradant.
« Mais dans mon milieu, une famille blanche, ce sujet était tabou. On n’en parlait jamais », dit Mgr Piat. Racontant qu’il a pris beaucoup de temps pour reconnaître personnellement l’horreur de ces pratiques qui ont eu cours dans notre pays, la douleur, la souffrance accumulées par des générations d’esclaves et leurs descendants.
« J’ai pris du temps parce que j’avais besoin, aussi, pas de reconnaître cela en général, mais de reconnaître aussi que parmi mes ancêtres à Maurice, certains avaient des esclaves, et ont peut-être infligé cette souffrance à mes frères et sœurs créoles. Cela n’a pas été facile. Parce que cela fait monter en vous une forme de honte. Et un grand désir de demander pardon ».
Ce qu’il fera lors d’une célébration pénitentielle organisée à l’île de Gorée, au Sénégal, lors d’une réunion du Symposium des Conférences Episcopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM).
Ces mots sont importants. Parce qu’ils reconnaissent un aveuglement, volontaire, ils reconnaissent une responsabilité historique, et ils affirment une demande de pardon. Bien sûr ce n’est pas tout, mais c’est déjà beaucoup. Au lendemain de l’abolition de l’apartheid et de la prise de pouvoir de Nelson Mandela en Afrique du Sud, beaucoup estimaient que ce pays sombrerait immédiatement dans un chaos brûlant de revanche et de destruction. Cela n’a pas été le cas. Et cela est largement crédité à la réussite de la fameuse Commission Justice et Vérité, qui a fait la preuve que reconnaître ses crimes et demander pardon pouvait jouer un rôle immense.
En ce 1er février 2023, Mgr Piat a en ce sens marqué notre histoire.
Après, bien sûr, il y a l’action qui doit suivre les paroles. Et l’homélie de Mgr Piat, pour extraordinaire qu’elle soit, ne fera pas taire les critiques adressées à l’église catholique pour sa responsabilité institutionnelle face à l’esclavage et pour ce qu’elle fait ou pas, concrètement, pour la communauté créole. C’est un chemin, a reconnu Mgr Piat, et celui-ci est en effet loin d’être terminé.
Mais cela nous interpelle aussi sur ce que nous faisons globalement, en tant que pays, face à cela. Un pays dont le gouvernement, sous prétexte de pluie prévue alors qu’il faisait soleil, a annulé la célébration populaire prévue au Morne le 1er février dernier. Alors que dans les villages avoisinants de La Gaulette, Coteau-Raffin, Case-Noyale, villages à dominante créole, les habitants ont manifesté les nuits précédentes parce qu’ils étaient totalement privés d’eau depuis plusieurs jours. Alors que les camions citernes vont ravitailler hôtels et grands propriétaires de la région.
Le rapport ? Le rapport est celui d’un dénuement qui est perpétué depuis l’esclavage, dont les descendants ont été privés d’accès aux terres, et donc d’accès à la richesse, et depuis cantonnés dans des situations d’exclusion qui n’en finissent pas.
Dans le « roman national », on nous raconte que « les esclaves ont déserté les plantations à l’abolition ». Pas si simple. Il faudrait demander à l’anthropologue Thomas Eriksen de revenir pour raconter, avec certains de nos historiens, comment une majorité des ex-esclavés ont en réalité été délibérément privés de la possibilité d’accéder à la terre. Et tout ce qui n’en finit pas d’en résulter.
Oui les mots et les symboles construisent aussi la réalité.
A se demander quelle réalité dessinent les mots d’un chef de gouvernement qui affirme qu’un métro constituera « la colonne vertébrale » de notre pays qui a tant besoin de se construire sur des appuis plus sains pour pouvoir véritablement vivre debout…
SHENAZ PATEL