Pour son cocktail organisé à l’occasion de sa fête nationale, célébrée aujourd’hui, l’ambassade de France a confié la confection de son buffet sucré aux élèves de l’école de cuisine et de pâtisserie de l’Adolescent Non Formal Education Network (ANFEN). Cette commande témoigne de la réussite de cette ONG, qui fête cette année ses 25 ans d’existence, et qui dispense chaque année une éducation non-formelle à environ 1 000 adolescents vulnérables se retrouvant hors du circuit scolaire traditionnel. Nous avons profité de l’occasion pour braquer le projecteur sur cette ONG, ses résultats et ses projets en allant à la rencontre de Viken Vadeevaloo, son directeur exécutif.
Quand et comment est né ANFEN ?
— Depuis longtemps, autour de 30% d’élèves échouent aux examens du primaire — autrefois le CPE. Après avoir passé au moins sept ans à l’école primaire, ces enfants ne savaient ni lire, ni écrire, ni compter, et étaient livrés à eux-mêmes. Cette situation inquiétante a suscité des initiatives communautaires, surtout dans des quartiers populaires, pour prendre en charge ces enfants rejetés par le système. Des parents, des voisins, des amis de ces enfants, qui traînaient les rues, ont contacté les paroisses et les centres communautaires pour utiliser leurs salles. C’est une solidarité qui s’est enclenchée et c’est ainsi qu’est né un premier centre de formation dont l’exemple a été rapidement suivi avec l’ouverture d’autres centres.
À quoi servaient ces centres ?
— Tout d’abord à tirer les enfants de la rue et à leur apprendre à écrire, lire et compter, selon ce qu’on appelle la méthode informelle. Ces centres n’avaient pas besoin de beaucoup d’argent puisqu’on avait les salles des centres communautaires et des paroisses, qu’on avait des volontaires pour donner les cours et pour le reste, on avait des donateurs qui voulaient participer à ce mouvement de solidarité pour que les recalés de l’école apprennent à lire, écrire et compter. En 2000, l’UNICEF, dont le bureau mauricien allait fermer, a suggéré à quatre ONG travaillant auprès des adolescents en échec scolaire de mettre leurs forces en commun pour former un réseau. Ce qui a été fait, avec parmi les cofondateurs Aline Leal et Bernard d’Argent, et le réseau a été officialisé comme une fédération en 2003. Vingt-cinq ans après, nous avons 21 centres de formation sur l’île, tant en milieu rural qu’urbain, dont trois à Rodrigues, et chaque année, nous dispensons une éducation non-formelle à environ 1 000 adolescents vulnérables se retrouvant hors du circuit scolaire traditionnel.
Quels sont les rapports d’ANFEN avec le ministère de l’Éducation, dont il fait quelque part une partie du travail ?
— Ce rapport n’a jamais été officiel. Nous existons puisqu’il y a un problème dans le système éducatif. Sans nous positionner comme compétiteur ou donneur de leçon, il faut reconnaître que nous faisons un travail qui donne des résultats. Nous faisons de l’éducation non formelle, qui est une complémentarité au travail de l’Éducation, en formant des jeunes pour qu’ils puissent intégrer le système traditionnel. Nous sommes des centres de formation, pas des écoles, parce que nous ne pourrons jamais avoir les enseignants formés, les bâtiments et le reste pour fonctionner comme une école. Ce n’est pas possible, et ce n’est pas notre ambition. Le rôle du ministère de l’Éducation est de s’occuper des enfants qui sont dans le système, en priorité ceux qui passent les examens. Nous, notre but est de nous occuper des autres élèves, de ces 30% qui ne passent pas les examens. Nous récupérons ceux qui ont été exclus pour essayer d’en faire quelque chose, d’autant que le nombre d’enfants qui traînent les rues est en train d’augmenter à Maurice.
Mais le ministère a créé des programmes pédagogiques pour s’occuper de ceux qui échouent aux examens…
— Il y a eu l’External Programme du ministère avec un taux d’échec alarmant, c’est ce que disent les statistiques. Ce que nous faisons, c’est de donner un coup de main visant particulièrement ceux qui ont échoué. Nous sommes très prudents dans notre dialogue avec le ministère de l’Éducation, parce que c’est tellement facile de se faire écraser en se faisant dire : “De quoi est-ce que vous parlez ? Vous n’êtes même pas une école !” Un affrontement serait à la fois maladroit et risquerait de faire du tort à nos apprenants. Nous avons compris que crier, dire que ça ne marche pas, que le système n’est pas bon, ça ne change rien. Au contraire. On a voulu être des témoins, mais aussi des leaders dans une autre catégorie. On s’est dit qu’on va construire sans arrogance, sans nous comporter comme des donneurs de leçons en faisant notre partie, en espérant qu’un jour ces efforts seront reconnus.
On nous a dit que la formation dans les centres ANFEN comporte aussi une dimension sociale pour permettre aux élèves de s’intégrer plus facilement…
— Effectivement. Il y a dix ans, nous avons créé un département psychosocial parce qu’on a compris qu’il n’était pas suffisant, pour intégrer un jeune dans la société, de seulement lui apprendre à lire, écrire et compter. Il fallait lui donner à manger et ensuite s’occuper de ses maux, tout en lui apprenant des mots. Aujourd’hui, nous avons des counselors qui vont trois fois par semaine dans les centres pour rencontrer les jeunes, pour les écouter, les comprendre, leur apprendre à réagir à leur propre détresse d’enfants battus, avec parfois un père en prison, une mère livrée à elle-même, la violence, la drogue, le chemin vers la délinquance… Les structures de l’éducation formelle ne s’occupent pas de ces problèmes fondamentaux. Nous avons repris ce qui est pratiqué, avec succès, dans d’autres pays et nous avons eu la chance d’avoir bénéficié de l’aide d’une consultante, qui nous a aidés à mettre en place un système efficace dans ce domaine.
Comment ANFEN fonctionne-t-il financièrement ?
— La National Social Inclusion Foundation est notre plus gros bailleur de fonds à travers le CSR, et nous avons des donateurs/bienfaiteurs — entreprises et individus — qui soutiennent notre action. Notre budget annuel global avoisine les Rs 60 millions pour environ un millier d’élèves, ce qui nous revient à peu près, avec les salaires du personnel et les frais divers, à environ à Rs 4 000 par élève et par mois.
Pendant plus de 25 ans, les centres ont fait de l’éducation informelle et, il y a cinq ans, vous avez décidé de continuer à travailler avec les rejetés du système éducatif, mais avec une nouvelle orientation. Pour quelle raison ?
— Le système d’éducation a changé avec le Nine-Year Schooling. Actuellement, ceux qui échouent au PSAC, l’examen qui remplace le CPE, continuent l’école selon la promotion automatique et suivent l’Extended Programme jusqu’à 16 ans. Selon les spécialistes, il est difficile, pour ne pas dire impossible, pour un élève qui a échoué dans cinq matières de se rattraper en en apprenant treize, et c’est une des raisons de son échec ! Nous ne pouvons plus avoir des élèves de 12 ans qui ont échoué puisqu’ils doivent continuer jusqu’à 16 ans. Nous avons réfléchi et décidé qu’il faudrait changer d’orientation pour être plus efficaces. On s’est dit qu’on ne peut plus continuer à faire du soutien scolaire pendant les heures de classe.
Au lieu d’apprendre à lire, écrire et compter aux rejetés du système pour leur donner un minimum afin qu’ils puissent essayer de trouver un travail, nous avons décidé de faire de la formation technique. Parce que nos élèves ne sont pas acceptés dans les écoles techniques traditionnelles puisqu’ils n’ont pas passé le CPE. Ils étaient une fois de plus rejetés par le système. Après quatre ans, ils allaient sur le marché de l’emploi sans support. On a créé, il y a trois ans, un centre de formation qui donne tout le support préprofessionnel, on a dit à nos membres de la fédération : transformons-nous. Devenons un réseau d’éducation non formel qui va dans la direction de l’employabilité. Devenons une fédération de centres qui s’occupe de l’employabilité des pauvres, de ceux qui sont rejetés du système éducatif et qui n’auront pas les mêmes chances parce que la structure de l’État en vocationnel ne peut pas s’en occuper. Nos membres ont accepté et nous avons pris notre nouvelle orientation en lançant un projet.
Quel était ce projet lançant la nouvelle orientation d’ANFEN ?
— En 2019, nous avons décidé de prendre le pari fou de créer un centre de formation technique et de mettre sur pied deux laboratoires : un de cuisine et l’autre de pâtisserie. Avec le soutien de nos donateurs/bienfaiteurs, nous nous sommes donné les moyens de réussir ce pari avec un investissement d’environ Rs 10 millions pour la cuisine et ses équipements niveau hôtel cinq étoiles. Nous sommes devenus un centre de formation privé, enregistré avec le Mauritius Qualification Authority et nous avons obtenu du MITD la capacité de délivrer des certificats. Nous avons travaillé un programme selon les standards du gouvernement avec neuf élèves qui ont suivi les cours donnés par nos enseignants dans nos classes-cuisines, et il y a une semaine, tous nos neuf élèves ont passé haut la main les examens de l’État en cuisine. Ils ont maintenant un diplôme reconnu partout qui leur ouvre les portes des cuisines professionnelles à Maurice et même à l’étranger. Nous voudrions que ce succès devienne un exemple et que nous transformions le reste du réseau ANFEN en centres de formation MQA pour pouvoir donner des cours et des examens. Avec des centres de formation techniques MQA, comme celui de la cuisine, on peut former des jeunes et fournir au pays de la main-d’œuvre formée dans le cadre d’une intégration sociale réussie. Nous avons réussi à intégrer des jeunes déclarés perdus pour le système malgré le fait que le partenariat public-ONG ne soit pas un partenariat naturel…
Et pourtant, dans la plupart des cas, les ONG font, et souvent très bien, le travail que l’État n’arrive pas toujours à faire, dans pas mal de domaines…
— Vous l’avez dit ! Aujourd’hui on se bat pour une reconnaissance de notre travail, alors que l’on aurait souhaité que ce partenariat soit le symbole d’un dialogue qui marche pour que d’autres ONG qui sont spécialisées dans d’autres secteurs — la santé, la pauvreté, les handicaps, pour en citer quelques-uns seulement — puissent aussi avoir un dialogue avec les ministères concernés pour faire avancer le pays. On peut le faire. On doit le faire.
Dans un pays où les jeunes ne sont pas assez formés et où on a besoin de faire appel à de la main-d’oeuvre étrangère, l’État a besoin d’organismes comme ANFEN. Ses représentants le réalisent-ils ?— Nous avons autant besoin de l’État qu’il a besoin de nous. Nous sommes interdépendants, complémentaires. Nous avons une mission sociale : tirer les enfants de la rue, leur donner les bases nécessaires en matières académiques et surtout des connaissances de base qui leur permettent de trouver un travail. Ceux qui ont réussi aux examens de cuisine ont passé quatre ans dans nos centres de formation où ils ont été repérés. Après ces quatre ans, ils n’étaient pas prêts pour le marché de l’emploi en compétition avec d’autres jeunes formés traditionnellement. Ils allaient vers un nouvel échec, et c’est là que nous nous sommes remis en question et avons décidé de changer de méthode.
C’est-à-dire ?
— Avant, après quatre ans chez ANFEN, les jeunes étaient envoyés sur le marché de l’emploi où il y a avait beaucoup de drop outs. Parce que le jeune qui vient des centres ANFEN, où l’on pratique une pédagogie informelle, n’est pas prêt pour le marché du travail formel. Il n’a pas le comportement et les manières voulues, et quand le responsable des ressorsources humaines lui parle, il se vexe et claque la porte. Parce qu’il a seize ans et qu’il est entré prématurément sur le marché de l’emploi formel. C’est un adolescent à qui la vie n’a pas fait de cadeau, ce qui explique en partie ses difficultés scolaires, et si on ne s’en occupe pas à temps… Je vais citer le cas d’une de nos élèves qui a abandonné le job qu’elle avait eu dans un hôtel. Quand les counselors lui ont demandé pourquoi elle avait fait ça, elle a expliqué ce qui suit. Pendant le tour de l’hôtel, le HR a dit « Isi pa kokin », et elle s’est dit : « Je suis créole. Demain, quand quelque chose va se perdre, je serai automatiquement soupçonnée, je préfère ne pas travailler dans cet hôtel. » C’est la peur, c’est toute une série de blessures émotionnelles intergénérationnelles qui ont provoqué sa réaction.
Vous êtes en train de dire que les élèves d’ANFEN appartiennent à une catégorie sociale bien définie ?
— C’est un fait. 90% de ceux qui fréquentent nos centres sont des créoles. Notre mission consiste à défendre les enfants pauvres, qui n’ont pas réussi dans le système scolaire, et ils sont à 90% des créoles.
L’appartenance de la majorité de ceux qui fréquentent les centres ANFEN joue-t-il dans l’éducation et la vie sociale ?
— Forcément, mais il faut le reconnaître, aujourd’hui beaucoup moins qu’hier : il y a eu une évolution sur cette question. Après la formation à un métier, il est plus facile pur un élève d’avoir un job, parce que l’industrie a besoin de main-d’œuvre et ne se préoccupe plus des questions d’appartenance. Le patron regarde d’abord et avant tout les compétences de celui qui cherche un emploi, et nos jeunes entrent dans la case. Tout cela fait partie du travail des parents et des formateurs qui ont réussi à changer l’image stéréotypée qu’on avait de ces élèves à travers leur communauté.
Vous parlez de quelle image stéréotypée ?
— Vous le savez aussi bien que moi. C’est l’image nationale caricaturale qu’on avait de la communauté créole. Une image négative du créole qui est paresseux, ne veut pas travailler, ne sait pas économiser, ne pense qu’à s’amuser, qu’à boire, qu’à dépenser et à la main longue ! La réaction à ce discours c’est de montrer la réalité par la réussite de nos élèves.
Les élèves d’ANFEN ont-ils conscience de cette mauvaise image dont ils sont les victimes ?
— Bien sûr, parce que c’est une image qui leur colle à la peau dans la vie de tous les jours. Pour s’en débarrasser, ils doivent d’abord surmonter leur détresse émotionnelle, penser, s’intégrer différemment. Ça prend du temps. Exemple : au départ à l’école de cuisine, les élèves ne disaient pas bonjour aux enseignants, ils en avaient peur et s’en méfiaient, étaient repliés sur eux-mêmes, mais après les choses se sont améliorées. Ces jeunes que l’on disait exclus du système ont passé quatre ans dans nos centres, deux ans dans l’école de cuisine, ce qui veut dire qu’ils ont été suivis sur une période de six ans et ils viennent d’obtenir leurs diplômes.
Comment expliquez-vous le succès remarquable de la première promotion de l’école de cuisine d’ANFEN ?
— Le système de formation à Maurice n’est pas calqué sur le modèle social, mais sur le modèle professionnel. Mais l’enfant qui est plus lent, plus pauvre, qui est en décalage, a des problèmes sociaux, qui s’en occupe ? Voilà pourquoi ANFEN existe. On peut s’occuper de ces enfants et on dit à l’État : travaillons ensemble pour réduire le nombre de sans-emploi à Maurice. Allons augmenter le nombre d’élèves qui pourraient avoir un certificat technique leur permettant d’avoir un job. Nous sommes également en train de lutter contre la pauvreté de manière directe. Celui qui un certificat a plus de possibilités et d’opportunités égales quand il se positionne pour un job. On ne sait pas s’il est pauvre, s’il a eu des problèmes, mais on sait qu’il a un certificat reconnu et qu’il peut travailler. Et bien travailler. La preuve : aujourd’hui, pendant que nous sommes en train de parler, les élèves de la première promotion de l’école de cuisine Aline Leal (ANFEN) sont en train de préparer le buffet sucré du 14-Juillet de l’ambassade de France !
En guise de conclusion, quel est le message d’ANFEN ?
— Notre objectif est de devenir un réseau de centres de formation qui se focalise sur la formation professionnelle des adolescents en décrochage scolaire afin de réduire le nombre de potentiels étudiants de moins de 16 ans — qui ne s’adaptent pas dans le système classique — en les formant dans nos structures qui se spécialisent dans le préprofessionnel. Fort de notre réussite, nous souhaitons nous positionner comme un partenaire social de l’État et du ministère du Travail.
Nous sommes convaincus que notre expertise aidera à favoriser la réussite de bon nombre d’étudiants dans les MITD et ainsi faire reculer le chômage parmi les jeunes de moins de 20 ans. Nos 21 centres à Maurice et à Rodrigues devraient entrer dans le cadre de la Mauritius Qualifications Authority pour offrir des cours pour que nos jeunes soient prêts à rejoindre, après, un centre MITD. Il faudrait que les lois mauriciennes fassent de l’espace afin que les partenaires ONG puissent aussi contribuer à ce que des jeunes de moins de 16 ans soient récupérés de la rue, et accompagnés jusqu’à un examen national. Nous souhaitons que l’État vienne en aide à nos centres pour améliorer leurs infrastructures et devenir des partenaires au MITD comme un feeder des élèves prêts à s’intégrer. Nous rappelons qu’ANFEN est une ONG qui s’occupe de l’insertion sociale et professionnelle des enfants hors du circuit, des enfants dont personne n’arrive à s’occuper. Nous devons nous donner les moyens de continuer à créer une société avec beaucoup plus de chances égales pour les enfants qui ont démarré dans la vie plus difficilement que d’autres. Leur donner la possibilité d’avoir une formation certifiée pour pouvoir avancer dans la vie, parce qu’il ne faut pas l’oublier : ces jeunes participent à leur niveau au développement de notre société.