Notre invité de la semaine est le diplomate et ex-Foreign Secretary, Vijay Makhan. Dans l’interview qui suit, il partage son analyse de la situation diplomatique mondiale. Dans la dernière partie de l’interview, il répond à des questions sur la diplomatie mauricienne.
Pour son assemblée générale annuelle, quatre de ses cinq membres permanents avec droit de veto de l’Organisation des Nations-Unies sont absents. Par ailleurs, depuis un an et demi, l’ONU, crée pour empêcher la guerre, est impuissante contre l’envahissement armée de l’Ukraine par la Russie. D’où la première question : à quoi servent donc les Nations Unies ne 2023 ?
— Il est évident que les grands pays membres des institutions internationales censées réguler le monde sont absents des réunions de ces institutions. Depuis les années 1990, avec la fin de la guerre froide – guerre idéologique entre l’Est et l’Ouest – et l’écroulement du mur de Berlin, on voulait faire émerger un nouvel ordre international, on a parlé de mondialisation, de globalisation pour créer un monde nouveau dans lequel tous les pays seraient représentés équitablement. On a eu la première COP sur le climat en 1995 et aujourd’hui, on en est à la 28e et il faut reconnaître que la situation de l’environnement a dramatiquement empiré. D’un sommet à l’autre, les mêmes discours, très bien écrits, sont prononcés mais il n’y a rien de concret. Le fonctionnement de l’organisation des Nations Unies, qui sont très désunies, doit être revu.
Il me semble que c’est ce que demandait Barak Obama alors qu’il était Président des États-Unis, il y a plus de huit ans.
— Encore un autre beau discours. Mais quand on en arrive au concret, quand il s’agit effectivement de faire de vraies réformes, les pays se penchent d’abord sur la défense de leurs intérêts propres. Par exemple, cela fait des années que l’on dit que l’Afrique, qui comprend plus de 50 pays, soit mieux représenté au niveau du conseil de sécurité de l’ONU. Ce n’est toujours pas le cas. Ce qui prime d’abord et avant tout, c’est l’intérêt national et économique du pays concerné. Cela dit, il faut insister sur un côté positif de l’assemblée générale de l’ONU. Elle permet, surtout dans ses couloirs, des rencontres, des échanges, des discussions, des tractations entre des dirigeants de pays qui, autrement, ne se rencontrent pratiquement jamais. C’est là que se fait le vrai travail, plus que les beaux discours, bien travaillés, prononcés à la tribune.
Depuis l’envahissement de l’Ukraine par la Russie, les États Unis et les pays européens fournissent des armes à l’Ukraine. Est-ce que ce budget d’armement, qui se chiffre en milliards de dollars, n’aurait pas suffi sinon à y mettre fin, tout au moins à faire diminuer de façon conséquente la famine dans le monde ?
— Et comment ! Des sommes astronomiques – on parle de déjà plus de 43 milliards – ont été dépensés et 24 autres milliards sont demandés aux États Unis. Cette somme suffirait à soulager les millions de personnes de par le monde qui souffrent de pauvreté. Mais on préfère financer la guerre qui est plus rentable : elle fait marcher à toute allure l’industrie de l’armement, qui n’a jamais été aussi florissante ! Aucun des objectifs pour éliminer la pauvreté et la malnutrition dans le monde n’a été atteint, faute de financement adéquat. Pire : certaines de ces mesures ont été revues à la baisse, alors que d’autres ont été carrément abandonnées. La globalisation c’était, au départ, le développement de tous les pays, chacun dans sa dimension, basé sur des règles appliquées et respectées par tous. Or, la plupart des pays en voie de développement se retrouvent dans la même situation qu’avant parce qu’entretemps, malgré la globalisation, les relations bilatérales, la politique des blocs économiques des zones exclusives a perduré, pour ne pas dire s’est développé. Par conséquent, les pays pauvres – qui le sont toujours – ne se retrouvent pas dans le système qui ne profite qu’aux riches, qu’aux forts.
Ce qui expliquerait, en partie, que beaucoup de pays du Sud refusent de prendre position sur le conflit russo ukrainien en disant que « cette guerre n’est pas la nôtre, elle est celle des pays de l’Occident » ?
— Effectivement, pourquoi est-ce que les pays du sud devraient prendre position dans une guerre qui ne concerne que l’occident mais dont, malheureusement, ils subissent les conséquences en termes de pénurie alimentaire, énergétique et d’inflation ? Et ce alors que leurs problèmes ne sont pas réglés mais sont en train d’augmenter. On pensait avoir mis fin à la guerre froide mais depuis d’autres fronts ont été ouverts aux quatre coins du monde. A tel point que je pense que demain les historiens décriront la période que nous sommes en train de vivre comme le début de la troisième guerre mondiale avec tous les conflits en cours. Sans compter les coups d’états : en Afrique on en a eu cinq ou six en trois ans.
Quelle est la position de l’ONU sur les coups d’État ?
— La charte des Nations Unies condamne tous les changements anti constitutionnels et suspend les pays qui en sont victimes. Or, plusieurs représentants des ces juntes sont actuellement présents aux Nations-Unies et certains d’entre eux ont même eu droit à la tribune !
Il est visible que les derniers coups d’État en Afrique sont soutenus par une grosse partie des populations. Elles soutiennent les putchistes et réclament le retrait de la France de leurs pays. Est-ce que la France n’est pas en train de payer aujourd’hui sa politique appelée France Afrique qui a consisté à soutenir des régimes qui n’étaient souvent démocratiques que de nom ?
— Les causes de cette attitude de rejet sont beaucoup plus profondes que ça. La chute de Kadhafi a conduit au démembrement de la Lybie et à la création de factions armées qui se sont répandues dans certaines régions d’Afrique. Face aux factions armées, certains des pays menacés ont fait appel à la France qui a lancé des opérations militaires pour lutter contre le terrorisme. Mais il y a aussi les séquelles de la colonisation et de la politique France Afrique – qu’un des lecteurs du Mauricien a qualifié de « France à fric » – après les indépendances. Tous les grands pays ont puisé dans les richesses du sous sol africain en n’accordant aux habitants qu’un tout petit pourcentage, après en avoir donné un gros aux dirigeants. C’est contre cette colonisation économique qui enrichit les multinationales et les dirigeants soutenus par les capitales occidentales qui prônent la démocratie, que les africains, surtout les jeunes qui sont sans emploi, manifestent en soutenant les putchistes. En oubliant qu’il est souvent arrivé que des putchistes une fois arrivés au pouvoir, pour des raisons justes, l’accaparent et reprennent les mêmes recettes que ceux qu’ils ont remplacés par la force ! C’est une situation qui s’est répété de nombreuses fois en Afrique et ailleurs.
La situation mondiale est de plus en plus chaotique et, comme vous le disiez, les sources de conflits, donc de guerres potentielles, se multiplient.
— Une citation célèbre affirme que la guerre commence d’abord dans l’esprit des hommes, donc la paix aussi. Avec de la bonne volonté, un vrai désir de changer les choses pour la bonne marche du monde, on peut changer le système qui est dépassé.
Peut-on encore parler de bonne volonté dans un monde dont les dirigeants des principaux pays sont sur le sentier de la guerre avec des déploiements de force, des fermetures de frontières et des sanctions économiques qui provoquent des crises migratoires ?
— Cela paraît inimaginable, utopique, au moment où nous parlons. Mais ces dirigeants ne peuvent pas ne pas réaliser que nous sommes sur un volcan sur le point d’exploser. Et surtout, ils ne peuvent pas ne pas savoir que nous sommes en train d’épuiser les ressources naturelles du monde. Nous avons tendance à nous concentrer sur les problèmes immédiats, ceux qui nous touchent directement, en évitant de voir plus large, de nous inquiéter de l’intérêt collectif. Nous ne sommes pas suffisamment conscients que nous dépendons des autres, de ce qui se passe ailleurs. Nous avons tendance à regarder les faits de façon isolée, au lieu de privilégier une vision globale qui montre l’existence de conflits, de poches de tensions qui émergent, alors que nous sommes dans une situation de tension géopolitique des plus graves jamais connue avant.
Peut-on dire que les États-Unis et l’Europe – l’Occident – ne sont plus les gendarmes du monde, le modèle que le reste de la planète doit suivre ?
— Ils ont, en tout cas, perdu le leadership du monde et, surtout, l’élément de confiance qui faisait qu’on suivait leurs conseils/décisions. Aujourd’hui, les autres pays regardent ailleurs, suivent d’autres modèles, mais en ordre dispersé. Prenons le cas de l’Afrique : au lieu d’utiliser leurs propres institutions – SADC, COMESA, CEDEAO, l’Union Africaine – pour solutionner leurs problèmes, ses pays préfèrent regarder ailleurs.
Restons en Afrique : est-il correct de dire que le BRICS est la version moderne du fameux mouvement des non alignés ?
— C’est, en tout cas, un autre type d’alignement. Le BRIC S a été créé pour contrecarrer la mainmise économique de l’Ouest – plus particulièrement, des États-Unis – sur l’Afrique. La composition des membres de ce mouvement est en lui-même un « receipe for disaster » dans la mesure où ces pays ont des problèmes entre eux. La Chine et l’Inde ont un contentieux frontalier, c’est la même chose pour Arabie Saoudite et l’Iran, et pour l’Égypte et l’Éthiopie. Ce mouvement qui théoriquement regroupe 47% de la population mondiale a pour objectif de faire entendre la voix des pays qui ne sont pas entendus dans les grandes institutions internationales comme les Nations-Unies ou le G20. Attendons voir en disant qu’en général, les institutions et organisations internationales seraient beaucoup plus efficaces qu’elles ne le sont si elles réalisaient concrètement les décisions que leurs membres votent et ratifient aux Nations-Unies. Par ailleurs, si l’Inde et la Chine étaient capables d’aller au-delà de leurs différences frontalières pour travailler ensemble, ils pourraient créer ce nouveau monde plus juste et plus fraternel dont nous rêvons.
En attendant, c’est un autre problème qui a surgi : la crise migratoire. On entend de plus en plus en Europe le raisonnement suivant : la population africaine doublera facilement au cours des prochaines années et ses jeunes chômeurs essayeront de se rendre ailleurs, principalement en Europe, pour trouver du travail. Par conséquent, la crise migratoire prendra de l’ampleur ?
— Aussi longtemps que nous – je veux dire le monde dans son ensemble et, surtout, les pays riches – n’allons pas créer l’environnement nécessaire pour le développement économique de l’Afrique, le problème que vous évoquez existera et augmentera. La fermeture des frontières n’empêchera pas les chômeurs de traverser, au péril de leurs vies, la Méditerranée pour aller en Europe. Hier, l’Occident accordait une coopération financière aux pays du tiers monde à condition que cette aide serve à acheter du matériel produit par ses pays. Aujourd’hui, on fournit des armes à l’Ukraine, ce qui permet aux usines fabriquant des armes en Europe et aux États-Unis de tourner à plein régime. Est-ce que les plus de 60 milliards donnés en armes à l’Ukraine n’auraient pas pu servir à développer les économies africaines, en donnant du travail aux jeunes, ce qui diminuerait la tentation de traverser le mer pour aller en Europe ? Si cela était fait, on n’effacerait pas d’un coup tous les problèmes qui minent l’Afrique, mais on pourrait contenir la crise migratoire.
Quel est, selon vous, l’avenir de l’Afrique ?
— L’Afrique a tout ce qu’il faut pour devenir un continent phare, celui de l’avenir : une population jeune, des personnes formées actuellement obligées de quitter leurs pays pour trouver du travail, des ressources et des richesses naturelles. Mais le problème réside dans la qualité du leadership de ses dirigeants. S’ils changent d’un coup d’État ou d’une élection à l’autre, le système, lui, perdure : on laisse – on encourage, on s’associe avec – des étrangers qui viennent exploiter ses richesses et qui, il faut le répéter, partent avec 90% en ne laissant au pays que 10%, dont la moitié aux dirigeants !
Parlons maintenant de ce qui se passe chez nous au niveau diplomatique. Commente expliquer le fait que le nouveau ministre des Affaires étrangères n’ait pas été à la réunion du G20 en Inde où Maurice était invité en tant qu’observateur ?
— Je n’arrive pas à l’expliquer. Il aurait dû participer à cette réunion de première importance où la présence de son prédécesseur avait été annoncée. C’était l’occasion rêvée pour lui, nouveau ministre, de se faire connaître de ses confrères, d’établir les réseaux et les contacts nécessaires. C’est définitivement une occasion ratée pour la diplomatie mauricienne. Ceci étant, il faut relever que le précédent ministre des Affaires étrangères avait participé à la réunion des BRICS sans que l’on sache ce qu’il a fait, ce qu’il a dit et, plus important, qu’elle est la position de Maurice sur cette nouvelle organisation.
Décidément, ceux qui disent que nous avons “un ministère des affaires étranges” n’ont pas tout a fait tort ! Est-ce que Maurice a raison de se mettre entièrement sous l’ombrelle diplomatique de l’Inde, surtout dans le contexte géopolitique régional avec la Chine qui entend y jouer un rôle majeur ?
— C’est vrai que Maurice peut donner cette perception, mais ce n’est pas la réalité, nous ne mettons pas tous nos œufs dans le panier indien. Nous avons des relations très étroites avec la Chine, mais elles ne sont pas aussi visibles. et ceci pour des raisons de politique locales évidentes. De tout temps, Maurice a été perçue au niveau de la communauté internationale comme un allié incontournable de l’Inde, quoique Port-Louis ait eu, parfois, de gros problèmes avec New Delhi…
…avec, notamment, le Double treaty agreement…
— Effectivement. Dans ce cas précis, New Delhi a mis le couteau sous la gorge du gouvernement mauricien de 2014 qui a dû céder. L’Inde défend toujours ses intérêts et n’accepte pas automatiquement ce qu’on lui dit et ce qu’on lui demande. Il faut souligner que fondamentalement, la diplomatie est basée sur la réciprocité et le respect de son interlocuteur. C’est une erreur de penser que Maurice est une Little India ou une Chota Bharat. Maurice est un pays incontournable pour l’Inde…
À cause d’Agaléga ?
— Avec sa position géographique, avec Agaléga et Diego Garcia, Maurice a une importance extraordinaire dans cette partie de l’océan Indien. C’est, donc, une question qui transcende les affinités personnelles des gouvernements indien et mauricien, quel que soit le Premier ministre au pouvoir. C’est une relation de pays à pays qui évolue dans la continuité de la politique étrangère indienne.
Est-ce que Maurice a une continuité dans sa politique étrangère ?
— Il faut, tout d’abord, se poser la question suivante : est-ce que Maurice a une politique étrangère ? Je n’ai pas encore obtenu la réponse malgré le fait que j’ai souvent posé la question, ces temps derniers. Est-ce que nous avons une politique étrangère élaborée, réfléchie, ou est-ce que nous faisons du fire fighting sans une vision cohérente et à long terme depuis 2014 ? Est-ce que nous avons une politique pour l’Afrique, en faveur de ces pays qui nous ont soutenus en bloc dans notre combat pour la récupération des Chagos ? Quelle est la politique de Maurice par rapport aux grandes questions africaines, dont les récents coups d’État ? Est-ce que Maurice participe au niveau ministériel aux réunions des institutions africaines ? Ce sont des questions qu’il faudrait poser au nouveau ministre.
Puisque vous avez mentionné le sujet, où en sommes-nous dans le combat pour rétablir notre souveraineté sur les Chagos ?
— J’ai lu quelque part que le Premier ministre a dit qu’il compte soulever la question avec son homologue britannique. Puisque M. Surnak n’est pas allé aux Nations-Unies, il faut croire que le PM mauricien se rendra à Londres pour discuter avec lui. Il faut le supposer puisque les Affaires étrangères ne communiquant pas, on ne sait pas quelle est la politique diplomatique du pays et, donc, on ne sait pas quel est le calendrier de rencontres pour discuter des questions essentielles, comme le dossier Diego.
Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview sur la diplomatie internationale ?
— Les institutions internationales sont plus enclines à suivre les pays riches qui ont de l’influence. Nous sommes dans un système autocratique qui utilise la démocratie comme façade. Il faut, donc, que les « petits » pays, qui sont majoritaires, s’organisent pour se faire entendre et exposer leurs problèmes. Malheureusement, il y a encore beaucoup de divisions à ce niveau. Je voudrais souligner que je suis optimiste de nature et que, malgré le tableau sombre, très sombre même que nous avons brossé de la situation actuelle du monde, je crois qu’il faut garder espoir. C’est vrai que le constat peut sembler désespérant, mais je ne voudrais pas laisser penser qu’il n’y pas d’avenir, pas de solutions. Elles existent.
Il faut reformer les institutions pour rétablir les équilibres et que les responsables prennent leurs responsabilités pour les faire fonctionner dans l’intérêt de toute la planète, pas seulement pour les pays dont ils sont les représentants. Il faut arrêter de parler, et passer à l’action, en réalisant les objectifs fixés et, surtout, en les finançant. Les solutions existent et elles commencent par le choix de bons leaders pour mener le combat. Et cela relève de la responsabilité de chaque électeur.