Notre invité de ce premier dimanche de la nouvelle année est, comme d’habitude, Vassen Kauppaymuthoo, ingénieur en environnement. Il fait le bilan écologique de l’année écoulée et partage ses craintes et ses espoirs pour celle qui commence.
Cela fait quelques années de suite que vous nous brossez, au début de janvier, un bilan de la protection de l’environnement de l’année écoulée à Maurice. Est-ce que vous avez le sentiment que la prise de conscience de la gravité de la situation augmente ou régresse chez les Mauriciens ?
— La protection de l’environnement est un concept, une valeur universelle que ne partagent pas encore pleinement tous les Mauriciens. Les jeunes la ressentent mieux, se posent des questions sur le monde dans lequel ils sont appelés à vivre, se demandent si ça vaut la peine de faire des enfants. Ils ressentent une angoisse qu’il faut transformer en action. Je pense que la prise de conscience des Mauriciens par rapport à l’environnement augmente. On a vu, avec le Wakashio, que quand on touche à l’environnement, les gens font entendre leur voix à travers les médias et les réseaux sociaux, et descendent dans la rue. Mais dans la réalité, on fait face à un problème. La loi environnementale a été amendée pour réduire les possibilités d’appels par rapport aux études environnementales. Certains gros projets — le métro léger, la construction d’un port à Agaléga — sont exemptés d’études environnementales. Le ministre peut, d’après la loi amendée, donner des exemptions, alors que ces grands projets auraient gagné en termes d’acceptation publique si la transparence avait été observée.
Les autorités semblent faire peu de cas de cette prise de conscience écologique…
— On sait que le développement durable c’est la balance entre l’économie, le social et l’environnement, mais on a l’impression que dans le monde, la priorité a été donnée à l’économie. Et à Maurice, on vous répète sans arrêt : « Pa kapav aret devlopman. » On est dans un grand paradoxe où l’environnement est à la mode, fait parler les gens, des manifestations de jeunes sont organisées, mais dans le concret, ça ne va pas plus loin. Avant à Maurice, dans les années 70 du siècle denier, quand les gens étaient en colère, ils descendaient dans les rues pour le faire savoir. On n’avait pas besoin de leur offrir de briani et un bus pour les mobiliser ! En 1975, les étudiants sont descendus dans la rue et ont marché sur Port-Louis pour aller défendre leurs droits. Ils n’avaient pas peur de se faire entendre, de s’exprimer publiquement, comme c’est le cas aujourd’hui.
Comment expliquez-vous cette attitude ?
— Au cours des dernières années, on a appris au Mauricien à rod so bout, à agir juste pour avoir quelque chose en retour. Le système éducatif n’apprend pas à réfléchir, mais à faire ce qu’on lui demande de faire, pas à aller au-delà de ce qu’on appelle la norme. Ceci explique cela.
En venant vous rencontrer à Rivière Noire, j’ai vu un exemple concret du peu de cas que les autorités font de l’environnement. Je veux parler du morcellement en construction sur le flanc de la Tourelle !
— C’est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire ! Des gens ont protesté, des manifestations ont été organisées, la presse en a parlé, mais ça n’a rien changé. La loi est pourtant claire : on n’a pas le droit de faire des développements immobiliers sur des pentes de 20° et ici on est en train de construire sur des pentes de 40 à 45° avec la bénédiction du District Council de Rivière Noire ! Effectivement, l’environnement n’a pas su prendre son essor : est restée une idéologie qui ne s’est pas concrétisée dans la réalité. Nous avons des secteurs économiques — tourisme, secteur financier, immobilier — qui sont en difficulté ou sont carrément en train de s’écrouler et on n’a pas su développer d’autres secteurs, dont celui de l’environnement, qui est l’avenir.
La prise de conscience mauricienne ne serait-elle qu’en surface, comme un phénomène de mode qui est un grand sujet de conversation dans les salons pour une courte période ?
— J’ai l’impression qu’il existe une chape de plomb qui coupe les ailes à tous ceux qui veulent protester et c’est plus qu’inquiétant. Je pense qu’on a peur d’aller plus loin parce qu’on est partagé entre notre avenir, qu’il faut défendre, et la crainte d’être blacklisted, de se faire arrêter. Les lois votées par le Parlement sont appliquées telles quelles par les juges. Si la loi dit qu’on peut exempter un gros projet immobilier d’études environnementales préalables, que peut faire le juge sinon appliquer la loi ?
Dans le tableau que vous venez de brosser, il semblerait que le ministère de l’Environnement ne sert pas à grand-chose ?
— Il y a des mesures qui ont été prises, il y a des lois qui ont été votées. Mais cela étant, je dois reconnaître que l’Environnement ne peut pas bloquer un projet parce qu’on lui dit que l’économie est en train de s’effondrer, que Maurice a besoin d’argent et l’environnement passe au second plan. C’est généralisé dans le monde, mais à Maurice, on le voit de façon flagrante — comme avec le morcellement de la Tourelle. La situation est la suivante : le bateau est en train de sombrer et au lieu de chercher des secteurs novateurs, comme l’environnement, pour faire repartir l’économie, on s’accroche au passé, ce qui est le meilleur moyen de couler. Le changement climatique est là. On n’a pas eu de cyclone depuis 2002, mais d’autres, plus puissants, vont venir, on sait que les sécheresses sont plus longues et que les inondations sont plus puissantes. On pensait arriver à limiter le changement climatique à 1,5°C, on va allègrement vers 2,5°. On pensait que le niveau de la mer allait monter tout doucement, mais avec la fonte de glaciers en Antarctique, il risque d’augmenter de plus de 3 mètres. On a vu les inondations et les incendies aux États-Unis et en Europe, les cyclones ailleurs. Nous sommes témoins de ces changements climatiques et nous n’en tirons pas les leçons !
Revenons à la dernière grand-messe mondiale écologique : le sommet de Glasgow. À quoi a-t-il servi concrètement ?
— La COP26 a été un échec total. La COP de Glasgow était une conférence censée valider des faits scientifiques, mais qui a été totalement influencé par l’économie. Ce sommet a été la grosse déception à laquelle on s’attendait avec les pays les plus pollueurs, comme l’Inde et la Chine, ne jouant pas le jeu et on s’est retrouvé avec des vœux pieux. Les vraies actions pour sauver la planète doivent être prises en dehors des COP avec des pays qui s’engagent réellement.
Pourquoi est-ce que Maurice, qui est une île tropicale avec tous les avantages que cela représente en termes d’ensoleillement, d’énergie éolienne et de ressources marines, etc. n’en tire pas plus avantage ?
Je crois que s’accrocher au passé fait partie de notre mentalité. Dans les discours, on parle de l’avenir, de celui de nos enfants, mais dans le fait politique, on ne pense qu’au très court terme, à la durée d’un mandat électoral. On fait du fire fighting pour maintenant, mais on ne construit pas pour demain. La priorité c’est le moment présent, pas l’avenir. Nous allons dans le mur et je crois que, paradoxalement, c’est de là que viendront la vraie prise de conscience et la solution pour Maurice.
C’est-à-dire ?
— Il faut toucher le fond pour remonter à la surface. Toutes les grandes décisions, les grandes orientations ont été prises après des catastrophes comme les révolutions française et russe après de grandes famines. Ces catastrophes obligent l’homme à changer drastiquement de comportement et je crois que c’est ce qui va arriver à Maurice. Il va falloir que ça nous tombe dessus et ça nous fasse mal pour susciter une vraie réaction. C’est le calme avant la tempête. Les économistes se disent allons faire un maximum de profits alors que c’est encore possible, avant les bouleversements inévitables dus aux changements climatiques, demain est un autre jour. Il est important de fédérer, d’arriver à passer par dessus les divisions, l’indifférence et construire un avenir différent. On peut, on doit faire autrement.
Comment avez-vous interprété le fait que le Premier ministre a fait voter le Petroleum Bill juste après son retour de la COP de Glasgow ?
— C’est une démarche contradictoire. Une des résolutions prises au sommet de Glasgow est l’interdiction de financer des projets de fossil fuel. Il me semble que le PM n’a écouté que ceux qui lui ont dit que le forage de pétrole pouvait booster l’économie, ils ne lui ont pas dit quel pouvait être le bilan écologique négatif de cette opération. Rappelez-vous les dommages causés par le contenu des cales du Wakashio ! On prend des décisions sans plan d’ensemble, qui peuvent mener au chaos en se contentant des recettes du passé et en n’osant pas sortir des sentiers battus. Au lieu de faire des forages, on pourrait faire, par exemple, des études de biodiversité marine qui pourraient nous permettre de trouver des molécules permettant de combattre des maladies, comme le cancer, qui tue des millions de malades tous les ans. Je vous le répète : on reste trop dans le passé et les sentiers battus à Maurice.
Le Mauricien a-t-il peur de s’aventurer un peu plus loin que ce qu’il connaît ?
— Il y est obligé parce qu’on lui coupe les ailes. Il y a, malheureusement, dans la complexité de notre melting-pot des considérations de religion, d’ethnie, de caste et de politique qui font qu’on a du mal à se développer. Je connais beaucoup de fonctionnaires qui n’arrivent pas à imposer leurs bonnes idées, beaucoup de gens découragés qui veulent quitter Maurice, car ils redoutent que nous finissions comme Hong-Kong, où le gouvernement, en s’appuyant sur sa majorité au Parlement, est en train de mettre fin à la démocratie en faisant voter des lois. Les gens ont peur de parler, mesurent leurs mots, craignent une répression.
Mais est-ce qu’en ne parlant pas, en ne réagissant pas, on ne participe pas à l’action de mettre fin à la démocratie ?
— Vous avez raison. Il faudrait qu’un mouvement, qu’un individu canalise la force et les idées de ceux qui ont peur de parler pour sauver la démocratie. Ce mouvement et ce leader n’existent pas encore. Il y a des gens qui réfléchissent dans cette direction, mais chacun dans son coin, sur son compte Facebook, dans un petit groupe, sans aucune cohésion, aucun regroupement. Pas encore.
Les Mauriciens semblent encore surpris que les grosses pluies de ces derniers jours apportent des inondations, surtout dans les régions où on a bouché les drains naturels pour construire dessus, et transforment les cours fermées par des murs en béton en bassins d’eau…
— La loi interdit de construire sur les drains naturels, les gens le savent, mais ne réfléchissent pas en dehors de leur cour. On nettoie chez soi et on jette les saletés chez les voisins ou sur la voie publique. On ne réfléchit pas en termes de groupe, de société pour protéger égoïstement ses petits intérêts, son petit confort personnel. Et on est étonné quand l’eau de pluie, qui n’a plus de passage, transforme sa cour en piscine. Les autorités qui doivent agir pour faire respecter la loi ne le font pas et on se retrouve dans la même situation à chaque fois qu’il y a de grosses pluies et il y en aura de plus en plus, beaucoup plus fortes que par le passé. Revenons à la Tourelle. Il existe sur cette montagne 13 drains naturels qui en temps de grosses pluies permettent aux eaux de descendre de la montagne pour aller vers la mer. Les constructions en béton, qui ont obtenu toutes les autorisations, ont modifié — pour ne pas dire bouché — les drains naturels. Les différentes autorités ont usé de leur droit d’exemption pour accorder les permis. Et pour ne pas changer, quand les catastrophes arriveront, il y aura une commission d’enquête alors que tout cela aurait pu avoir été évité au départ même du projet.
Savez-vous que, selon un document de la CWA, nous perdons 60% des eaux de pluie qui devraient aller dans les réservoirs ?
— Il n’y a pas seulement la perte de l’eau, mais aussi le vol, les prises non déclarées au réseau de distribution. On a un gros problème qui ne peut que s’amplifier avec la sécheresse, d’où les récents incidents dans les régions où les robinets sont à sec. C’est un signe qu’on est arrivé à bout. Et ce n’est pas la répression des manifestants qui va régler le problème. Sans compter le mismanagement de nos ressources en eaux à travers des permis accordés en dépit du bon sens. Revenons à la Tourelle, où il existait à l’origine deux réservoirs de 800 mètres cubes prévus pour un total d’environ 200 lots. Au fil du temps, d’autres projets sont venus se greffer dessus et on a fait des connexions à gauche et à droite et, aujourd’hui, il y a des milliers de lots raccordés à ces deux réservoirs. Il faut aussi savoir que la CWA demande des “contributions” financières aux développeurs de nouveaux projets avant de leur accorder leur raccordement à l’eau potable.
Est-ce que ces “contributions” demandées sont légales ?
— Si on laisse entendre à un développeur que sans “contribution” il n’aura pas son permis, que voulez-vous qu’il fasse ? C’est pourquoi on a de plus en plus affaire à des investisseurs habitués au système en cours, qui savent que pour faire avancer leurs projets, il faut “contribuer”. Un investisseur qui sait qu’il peut contourner, ou passer à travers les mailles des règlements et faire ce qu’il veut, va attirer d’autres investisseurs comme lui à Maurice. Qui sont attirés par des pays où c’est la recette économique qui prime sur toutes les autres considérations, même environnementales. C’est comme ça qu’on se retrouve sur certaines listes ! Il faut faire les Mauriciens croire dans leur pays, dans son avenir. Comme au moment de l’indépendance et des années suivantes, des Mauriciens ont cru dans leur pays et sont restés ou sont revenus après avoir fait des études à l’étranger. Il ne faut pas trop compter sur la politique pour changer les choses, il faut d’abord compter sur l’individu, développer sa capacité à se remettre en question pour remettre en question le système et trouver des solutions pour l’améliorer en voyant l’avenir différemment. Notre société se trouve face à un précipice et il faut changer de route ou plonger droit dedans. Ceux qui vont changer de route vont s‘en sortir, pas ceux qui vont s’accrocher aux idées dépassées du passé.
Je vous rappelle que ceux qui s’accrochent au passé et aux sentiers battus représentent la majorité !
— C’est vrai, mais il ne faut pas beaucoup de monde pour faire un changement. Pour catalyser une réaction chimique, il faut juste un petit élément. Il faut réfléchir très fort à cet élément catalyseur en arrêtant de tout ramener à la politique, dont la motivation première est : comment faire pour se faire réélire aux prochaines élections ? Et c’est un des problèmes de Maurice où les clés des élections sont les mouvements socioculturels, les membres des temples et des églises, les “donateurs” qui financent la campagne et qui le font pour un retour d’ascenseur. Il faut réfléchir sur une idéologie qui va nous permettre de faire face aux défis qui sont déjà là. Il faut sortir de la pollution de la politicaille et réfléchir sur soi, sur les autres, sur la société et les solutions pour faire face aux défis. Le Covid, avec le confinement, a été une occasion ratée pour faire une vraie réflexion sur nous, la société, le pays et dégager les solutions et surtout les appliquer.
Malgré le constat négatif de l’année écoulée, vous pensez que nous pouvons encore nous en sortir collectivement ?
— Je suis convaincu que nous allons nous en sortir en empruntant une voie inédite. Les Mauriciens savent, quand il le faut, prendre des décisions drastiques : on l’a vu à certaines élections et même en 2014. Je suis optimiste parce que, dans le passé, nous avons su sortir des situations dramatiques. Ça peut se faire, ça doit se faire et ça se fera : je sens qu’on va y arriver.
Après avoir lu cette interview, le lecteur va commencer la nouvelle année avec une grosse déprime !
— Il ne faut pas qu’il soit déprimé. Il faut, au contraire, qu’il se dise qu’il n’est pas seul à penser que les choses ne tournent pas rond dans le pays et qu’il faut que ça change. C’est vrai qu’il y a des barrières quand on veut faire les choses correctement, sortir des sentiers battus à Maurice. Par ailleurs, j’aimerais souligner un fait : l’opposition fait partie de l’équilibre nécessaire dans un système démocratique puisqu’elle interpelle le gouvernement sur le bien-fondé de ses décisions et sa gestion des affaires du pays. Si cet équilibre n’est pas respecté, la démocratie peut devenir une autocratie, comme cela est actuellement le cas à Hong-Kong et en Russie. Nous avons une Constitution qui garantit la liberté de pensée et d’expression qui nous permettent de questionner, d’interpeller le gouvernement. Ne plus pouvoir le faire équivaudrait à rejeter le système démocratique dont nous avons hérité à l’indépendance. Il faut, au contraire, le protéger, le maintenir et dans certains cas le moderniser.
Beaucoup pensent et disent que le Covid c’est la réponse de la nature à l’homme qui l’a colonisé, exploité et dans certains cas, éliminé. Vous partagez ce point de vue ?
— Absolument ! Le coronavirus nous vient des chauves-souris, comme le Sida venait de singes. Ce sont des réservoirs naturels auxquels l’homme a touché sans précautions ni respect. Il existe dans l’océan un système de régulation virale qui agit quand une espèce dépasse les limites. On peut se demander si les virus auxquels nous faisons face ne sont pas là pour réguler un certain équilibre naturel rompu par l’homme. Mais on peut dire, avec certitude, que l’action de l’homme est sans doute la cause de ces phénomènes.