Quelle tristesse.
Quel gâchis.
Nous devrions être en train, ce 12 mars 2018, de célébrer les 50 ans de l’indépendance de Maurice. 50 ans, ce n’est pas rien dans la vie d’un pays. Ce n’est pas rien dans la vie d’un pays que beaucoup, dont les plus éminents économistes internationaux, avaient voué à la faillite, à l’échec, voire au chaos. Nous en sommes loin. Et au-delà de nos faiblesses, lacunes, manquements, au-delà de tout ce qui ne marche pas aussi bien que cela l’aurait pu, nous aurions dû pouvoir être en train de célébrer ce que notre travail a malgré tout fait de ce pays, et ce que nous voudrions encore faire de lui.
Au lieu de cela, la célébration de ce demi-siècle est entachée de polémique, de scandale, de colère, de déception.
La nomination d’Ameenah Gurib-Fakim à la présidence, en juin 2015, a incarné beaucoup d’espoirs. Pour la première fois, une femme, scientifique reconnue, esprit brillant, beauté distinguée, n’appartenant pas au personnel politique traditionnel, était placée à la tête de l’état mauricien, et promettait de représenter dignement nos aspirations, tant sur le plan intérieur qu’à l’étranger. Il reste à explorer tous les méandres de l’association qui a suivi avec le milliardaire Alvaro Sobrinho, mis en cause depuis l’an dernier dans des affaires d’escroquerie et de malversations financières au niveau international. Mais ce n’était pas Ameenah Gurib-Fakim qui était en partenariat avec l’homme d’affaires angolais. C’était la Présidente de la République de Maurice. Et elle aura beau affirmer qu’elle voulait œuvrer à l’avancement des étudiants mauriciens en prenant la vice-présidence de l’ONG Planet Earth International créée par Sobrinho, il y a un hiatus entre le fait d’affirmer qu’elle n’a pas bénéficié de rémunération de cet organisme et d’en accepter une carte de crédit d’une valeur de Rs 1 million. Et lorsque l’express révèle que la Présidente de la République de Maurice, qui avait affirmé placer sa présidence sous le signe de la lutte contre la pauvreté, a utilisé cette carte Platinum pour des achats dispendieux de bijoux et d’autres luxuries au duty free de Dubaï, alors tout s’écroule.
A voir les images de cette femme aujourd’hui totalement esseulée, on ne peut s’empêcher de penser, dans un autre registre, à l’affaire Dominique Strauss-Kahn. Et comment parfois, des individus en marche vers un destin glorieux finissent par s’auto-saboter au seuil de la consécration…
Un cinquantième anniversaire donc, et la Présidente contrainte à la démission au terme d’une semaine d’affrontements et de tractations. Quelle tristesse. Quelle déception. Que célébrer dans de telles conditions?
Mais si, au fond, tout cela n’était que très symptomatique de là où nous sommes au bout de cinquante ans? Et si tout cela ne faisait que signifier à quel point nous sommes arrivés à la fin d’un modèle?
Dans la rubrique «The Interpreter» du New York Times, les journalistes Max Fisher et Amanda Taub décryptent, dans une série de vidéos, les concepts qui gouvernent le monde actuel. Repris cette semaine par Courrier International, le volet consacré à l’identité nationale montre à quel point le concept d’identité nationale est une «invention» récente. «Jusqu’à récemment, notre identité était tout ce qui nous entourait: clan, religion, famille. L’identité nationale est le mythe fondateur du monde moderne. On se bat pour son pays, on l’encourage, on en tire ses valeurs. C’est une façon de dire qui nous sommes. Les gens ont commencé à voir leur pays comme une extension d’eux-mêmes. L’identité nationale change notre réalité. C’est comme si tout ce qui arrivait à la nation nous arrivait à nous». Et c’est peut-être ce qui expliquerait que les Mauriciens semblent en ce moment si désabusés, voire dégoûtés…
On pourra débattre longtemps de ce qui fait une nation, entre un territoire délimité par des frontières, une «race», une langue, une religion, des valeurs partagées. Il ne faut pas oublier l’élément du temps: une nation, c’est aussi un passé, un présent et un futur communs.
Or, que voyons nous aujourd’hui à Maurice?
Un passé encore très largement inexploré, et non-assumé. Une histoire non enseignée. Un fractionnement, voire une rivalité des mémoires savamment entretenue et propagée au niveau politique. L’absence d’un récit national partagé.
Un présent où l’ethnicité continue à dominer au niveau institutionnel, au détriment de justice, justesse et méritocratie, donnant lieu à un grandissant sentiment d’inégalité et de frustration.
Et quel avenir sommes-nous en train de construire, qui soit susceptible de nous fédérer?
Quel modèle économique sommes-nous en train de nous voir imposer, qui produit de plus en plus de richesses pour quelques-uns et de plus en plus de pauvreté pour beaucoup d’autres sur un très petit territoire? Quelle indépendance sommes-nous réellement en train de façonner, alors que 50 ans après avoir «vendu» les Chagos aux Américains, tout indique que nous sommes en train de céder Agalega aux Indiens en échange de généreux financements? Et surtout, sur quel socle démocratique sommes-nous en train de bâtir alors que depuis l’indépendance, 48 ans de notre vie gouvernementale ont été dirigées par les dynasties Ramgoolam et Jugnauth, et que quand Papa Jugnauth s’est lassé de son joujou il y a quelques mois, il l’a passé à Fils Jugnauth, sans autre forme de procès. Son joujou étant tout simplement le poste de Premier ministre…
50 ans, ça peut être un bon moment pour se montrer plus exigeant avec ce qu’on vit, aussi…