Il y a eu le mois dernier la polémique créée par le vlogeur Nas Daily avec sa vidéo controversée où il décrit Maurice comme « un pays d’immigrés », où il se montre entouré « d’influenceurs » mauriciens proclamant joyeusement « I am an immigrant ».
Ce week-end, alors que nous célébrons le 190ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage à Maurice, peut-être serait-il temps d’interroger en profondeur notre relation à cette réalité fondatrice qu’est pour nous l’esclavage.
Au cours du temps il y a eu, et il y a toujours cette tendance à considérer que la question de l’esclavage ne concernait que ses descendants directs. Qui eux-mêmes, pendant longtemps, ont eu du mal à s’identifier et à se proclamer comme venant de cette histoire-là, tant elle était présentée et jugée comme infamante, dégradante.
Depuis quelques années, les choses, heureusement, avancent. Grâce au travail de multiples personnes, des recherches ont pu être effectuées, des récits posés, des réalités mises en lumière. D’entité réduite et subissante, la figure de l’esclavé-e tente de plus en plus fortement de passer à celle de personnes, hommes, femmes et enfants, des êtres libres qui se sont vus capturer, enchaîner et infliger un traitement dégradant. Mais qui ont apporté leur force de vie à la construction des pays où ils ont été asservis. Aujourd’hui, la réalité du « marron » tente de surpasser celle de l’esclavé, pour dire que dès le début, les hommes et femmes asservi-es ont refusé l’assujetissement et se sont battu-es, avec force, ingéniosité et détermination, contre la déshumanisation que d’autres ont tenté de leur imposer par la force la plus scandaleuse.
Cet esprit de résistsnce est aussi au centre du film Ni chapines ni maitres du réalisateur français Simon Moutaïrou, tourné chez nous et projeté mondialement à la fin de l’année dernière. Mais au-delà du bouleversement provoqué chez certaines personnes, du fait de voir prendre vie sur grand écran des réalités que nous occultons largement, qu’avons-nous fait de cette occasion ? Quelle conversation avons-nous initiée autour d’une réalité qui, malgré son abolition officielle en 1835, continue à scléroser notre pays ?
En ce 1er février, à la célébration officielle au Morne, le Premier ministre Navin Ramgoolam a rappelé que c’est lui qui, il y a quinze ans, a initié la création d’une Truth and Justice Commission.
Constituée en mars 2009, résultant du Truth and Justice Act n°28 de 2008, cette commission, d’un modèle rare dans le monde, était chargée de procéder à une évaluation des conséquences de l’esclavage et de l’engagisme de la période coloniale jusqu’à nos jours à Maurice ; de mener des enquêtes sur l’esclavage et l’engagisme à Maurice pendant la période coloniale ; de déterminer les mesures de réparation appropriées à étendre aux descendants d’esclaves
et d’engagés ; d’enquêter sur les plaintes déposées par toute personne lésée par une dépossession ou une prescription de toute terre dans laquelle il/elle prétend avoir un intérêt.
Un travail colossal, effectué sous la présidence du Professeur sud-africain Alexander Boraine, avec quatre commissaires en la personne du Dr.Vijaya Teelock (vice-présidente), de M. Benjamin Moutou, du Dr. Paramaseeven Veerapen, et de M. Lindsay Morvan (remplacé en juillet 2010 par M. Jacques David).
En novembre 2011, cette Commission a rendu un volumineux rapport en quatre tomes. Une mine. Jamais rendue publique dans toute son envergure par les gouvernements suivants.
Pourtant, ce rapport nous dit, et documente, des choses très fortes.
A commencer par celle qui se lit comme suit :
« Suite à des recherches appliquées, des enquêtes approfondies et des témoignages oraux, il est évident que les descendants d’esclaves sont parmi les citoyens les moins enviables de la République de Maurice à l’aube du 21e siècle dans la mesure où :
(i) ils sont mal logés
(ii) l’analphabétisme est très répandu dans leur milieu
(iii) absence marquée dans les métiers agricoles, en raison des circonstances liées aux séquelles de l’esclavage
(iv) absence marquée dans les domaines du commerce et des échanges, et surtout dans le secteur des petites et moyennes entreprises
(v) surconcentration de l’emploi dans les travaux manuels pénibles
(vi) pas de groupes de pression réels et efficaces pour faire entendre leur voix dans les sphères supérieures et politiques
(vii) faible représentation dans toutes les sphères de la vie publique et dans les institutions gouvernementales
Ce rapport poursuit son constat accablant en ces termes :
« La traite négrière a permis à de nombreux habitants de l’île Maurice et de la France d’accumuler des richesses. Cela a ouvert la voie aux investissements dans les domaines, les terres et les affaires. La fortune actuelle de beaucoup a été bâtie sur la prospérité de ceux qui ont fait commerce et utilisé la main-d’œuvre esclave aux 18e et 19e siècles, de la main-d’œuvre bon marché et sous contrat au 19e siècle et de la main-d’œuvre bon marché au 20e siècle. La contribution des esclaves, des travailleurs engagés et de leurs descendants à la création de richesses a été amplement démontrée. Pourtant, au 21e siècle, les progrès sociaux et économiques, bien qu’impressionnants à bien des égards, font encore défaut dans certains aspects : la propriété foncière est toujours faussée en faveur de l’élite économique tandis que certains groupes, notamment d’origine afro-malgache, sont sans terre. Les recommandations en faveur d’une redistribution plus équitable des terres pour un avenir plus durable à Maurice constituent une forme de réparation pour la perte de terres.
La main-d’œuvre, qui constitue la majeure partie de la population depuis les débuts de l’île Maurice, doit être considérée comme elle le mérite dans une société démocratique. Il est nécessaire de définir un nouveau contrat social dans lequel les classes laborieuses ne soient pas considérées comme de simples agents de production, mais comme des êtres humains dotés de droits fondamentaux et participant pleinement à la création de richesses du pays.»
Le ton du rapport de cette Commission présidée par Alexander Boraine ne recule pas devant un constat très sévère :
« La spéculation foncière, la pauvreté, la cupidité de certains membres de la famille, la corruption des fonctionnaires et des professionnels, une industrie sucrière en constant empiètement et des lois qui protègent la structure économique traditionnelle ont fait en sorte que la propriété foncière reste entre les mains de la même élite économique traditionnelle, à laquelle se sont aujourd’hui joints des membres de la bureaucratie de l’État, des politiciens et de la nouvelle communauté des affaires. Il n’existe pas de justice à Maurice pour ceux qui ne peuvent pas se permettre d’avoir recours à des avocats, des notaires, des géomètres et des avocats. Nos recommandations pour des réparations pour les Mauriciens victimes de dépossession de terres nécessitent une réflexion profonde de cette élite sur son rôle à Maurice et si elle veut de sa continuer à défendre le système moralement corrompu qui existe. L’heure est grave (The writing is on the wall) »
Quelle a été la réaction à ce constat accablant ?
Rien. Désert.
Ce rapport qui pointe de graves dysfontionnements, injustices et inégalités qui continuent à entraver une société et un pays démocratiques au 21ème siècle, n’a jamais fait l’objet d’un débat national. Et ses recommandations pratiques allant dans le sens du rétablissement d’une vraie justice, sont largement restées lettre morte.
Combien de temps encore ?
Dans ses conclusions, la Commission Justice et Vérité insistait :
« Dans nos recommandations, nous avons indiqué la voie à suivre pour parvenir à la justice sociale, mais si ces recommandations ne sont pas mises en œuvre par les secteurs public et privé, elles ne signifieront rien. La justice n’est jamais nébuleuse ; elle doit avoir un impact sur la vie quotidienne de tous les citoyens, sans distinction de race, d’ethnie, de couleur ou de sexe. La justice signifie l’égalité des chances pour tous. La réconciliation est un processus qui a mobilisé l’énergie de la Commission, mais restera toujours la responsabilité de la nation toute entière. »
Dans quelle mesure nous montrons-nous à la hauteur de cette responsabilité ?
Dans quelle mesure acceptons-nous de pendre pleinement acte que notre pays a été fondé sur l’esclavage, que ses séquelles n’ont pas été traitées, et qu’elles font de nous, aujourd’hui encore, une société profondément inégalitaire et injuste sous son épaisse couche de vernis de paradis pour tous ?
Dans quelle mesure reconnaissons-nous que cette histoire concerne chacun-e de nous, parce que nous en sommes les héritiers ?
Quand nous dirons-nous que nous serons tous des esclavé-es, enchaîné-es à un mirage de « développement », tant que nous ne nous serons pas donné les moyens de mettre fin à des inégalités qui couvent au fond comme une gangrène, qui menace notre corps tout entier ?
The writing is all over the wall…
Et ce n’est pas la situation catastrophique concernant la drogue dans notre pays aujourd’hui qui nous dira le contraire…
SHENAZ PATEL