Nous célébrons, en ce 12 mars 2022, le 54ème anniversaire de l’indépendance de Maurice, mais aussi le 30ème anniversaire de l’accession de notre pays au statut de République.
30 ans, c’est un jalon. Pourtant, rarement aura-t-on vu une telle non-célébration.
Le sort aura voulu que c’est en ce 12 mars 2022 qu’est survenu le décès de Karl Offman, qui fut président de la République du 25 février 2002 au 7 octobre 2003. Passage somme toute rapide pour un homme de qualité qui aura eu la tâche difficile d’être en place au lendemain de la démission de ce poste du très hautement estimé Cassam Uteem. Celui-là même qui avait préféré démissionner de son poste de président plutôt que de signer une nouvelle loi votée par le gouvernement de l’époque, la Prevention of Terrorism Act (POTA). Qu’il jugeait abusive dans la mesure où elle permettait d’arrêter et de détenir n’importe qui sans autre forme de procès sous le couvert de suspicion d’activité terroriste.
On appelait ça un homme de principes…
Aujourd’hui, le fait que la mort de Karl Offman aurait de toute façon mené à annuler les célébrations officielles, ne peut occulter le fait qu’il n’y avait pas grand-chose de prévu pour célébrer cet anniversaire.
Certes, les conditions locales et internationales ne sont pas forcément à la réjouissance.
Mais la pandémie a bon dos. Tout comme l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Comme le dit si bien une vidéo humoristique très partagée en ce moment sur Tik Tok : le prix de la salade vient d’augmenter brusquement ; mais la salade, ça ne s’arrose pas avec de l’essence, si ?…
Si les conditions sanitaires ont amené à passer sur la traditionnelle cérémonie de lever du drapeau dans les établissements scolaires, le message que leur a adressé le Premier ministre à cette occasion est une succession de lieux communs et de platitudes sans souffle, sans envergure. « Nous sommes issus de différents groupes culturels ou ethniques. Cependant, notre diversité est notre plus grande force » peut-on ainsi y lire…
Alors que la situation locale et internationale appelle plus que jamais à une mobilisation déterminée et unifiée de nos ressources et compétences, c’est l’absence de galvanisation du sentiment commun qui semble plutôt au rendez-vous.
Certes, on peut beaucoup s’interroger sur la nécessité et la valeur réelle du patriotisme. Alors même que Romain Gary faisait ressortir que « le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres », la frontière est quelquefois ténue qui mène de l’exacerbation du sentiment patriotique vers des exactions relevant d’un nationalisme destructeur. « Je l’ai déjà dit plusieurs fois : le patriotisme est de notre temps un sentiment artificiel et déraisonnable, source funeste de la plupart des maux qui désolent l’humanité ; aussi ne faut-il pas l’entretenir » insistait de son côté Léon Tolstoï.
Oui, lorsqu’il est manipulé, et il semble si aisé à manipuler, le patriotisme peut être cette chose « qui enfante les soldats et les guerres ».
Pourtant.
Il est une chose, dans l’attachement à un pays, qui soutient et porte celles et ceux qui y sont nés, qui y ont grandi, qui en sont partis plus ou moins longtemps, une chose puissante et belle, qui ancre, qui fait grandir, qui rassure et console, qui donne envie d’encore, de mieux, de plus loin.
“Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes…” écrivait Jacques Roumain avec tant de verve et de justesse.
Oui il y a cela. L’attachement à des choses communes, des lieux, des atmosphères, des souvenirs, des saveurs, des mets. Oui, nous avons tous notre attachement indéfectible à nos dalpouri et autres « napolitaines » uniques en leur genre.
Outre cela, il y a aussi quelque chose d’aussi nécessaire mais sans doute plus difficile : l’attachement à des aspirations communes.
Nul besoin de se complaire dans l’auto-congratulation naïve et béate. Aimer un pays, comme un être humain, est une chose complexe et ambivalente. Autant nous aimons ce pays, autant, souvent, il nous navre, nous éverve, nous exaspère, nous écoeure, nous déçoit, nous désespère. « I feel related to the country, to this country, and yet I don’t know exactly where I fit in. There’s always this kind of nostalgia for a place, a place where you can reckon with yourself”, dit l’auteur et écrivain Sam Shepard, Prix Pullitzer.
A place where you can reckon with yourself. Compter avec soi. Se rencontrer. Se reconnaître. S’estimer. Se sentir chez soi en soi et avec les autres.
Et c’est justement là que la question des aspirations communes est capitale. Parce que c’est ce qui amène et incite à oeuvrer ensemble.
Quelles sont nos aspirations communes, nous Mauriciennes et Mauriciens, pour ce pays que l’on dit nôtre ?
Alors que le communalisme, la préférence ethnique et le « sakenn protez so montagn » gangrènent notre vie publique ?
Alors que le clientélisme fait de nous des citoyens inégaux en chances et vie ?
Alors que nos institutions ne semblent plus régies que par le copinage et sa loi du plus fort ?
Alors que notre environnement fout le camp, englouti par la gloutonnerie d’insatiables Gargantua ?
Alors que beaucoup de nous sont racistes sans même sembler s’en rendre compte ?
Alors que nous semblons de plus en plus nous manquer du respect le plus élémentaire ?
Le patriotisme ne fait pas que des imbéciles, il fait aussi des coquins : dixit Paul Léautaud.
L’exemple des coquins qui profitent de tout à la tête de l’Etat en toute injustice et parfaite impunité ne cesse de déteindre sur toute une population.
Sans recours ?
Pas si nous sommes capables de nous créer et partager d’autres récits que celui de l’aridité et du simplisme qui nous sont servis en haut lieu.
Pas si nous prenons en compte la richesse tue ou bassement instrumentalisée de notre construction historique.
Pas si nous décidons de ne plus accepter qu’on nous mente sans arrêt, parce que conscients de ce que soulignait Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut plus se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez ».
En 2020, au lendemain du naufrage et de la marée noire du Wakashio, la population mauricienne s’est surprise et épatée elle-même en découvrant qu’elle était capable d’accomplir, concrètement, de grandes choses en refusant d’écouter les salades que la parole officielle lui servait, en unissant ses forces et en prenant les choses en main. C’est de l’unité et de la détermination d’une population galvanisée par l’amour de la côte sud du pays qu’a jailli le combat pour endiguer une catastrophe écologique encore plus destructrice.
Beaucoup de défis nous guettent : politiques, environnementaux, géo-politiques. Les visées de la Chine et de l’Inde dans l’océan Indien, la non-reconnaissance britannique et américaine de notre souveraineté sur les Chagos, illustrée cette semaine encore par le retrait du drapeau mauricien planté à Peros Banhos par la délégation mauricienne il y a deux semaines.
En cette Fête Nationale, une pensée spéciale pour Charlesia Alexis, Lisette Talatte, Rita Bancoult, Rosemonde Désir et son fils Désiré, et tou-te-s les Chagossien-ne-s qui ont payé le prix fort de l’exil forcé pour notre indépendance. Oui, notre processus de décolonisation n’est pas encore terminé.
Et, alors que tant de personnes ont été qualifiées « d’anti-patriotiques » ces derniers mois par un gouvernement qui refuse d’être mis en question, une réflexion sur ces paroles de Barack Obama en mars 2015: “What greater form of patriotism is there than the belief that we are strong enough to be self-critical, that each successive generation can look upon our imperfections and decide that it is in our power to remake this nation to more closely align with our highest ideals?”.
Food for thought… and for action…