Alors voilà.
Un début d’année, beaucoup d’inquiétudes et de défis économiques, politiques, sociaux, humains, avec une pandémie qui ne donne pas signe de lâcher prise, et puis ça : les images du ministre de la Santé qui font le tour de la toile à mesure qu’il se déhanche en chantant « Tous Sali » à pleine gorge.
So what ?
« Un ministre n’aurait-il pas le droit de s’amuser un peu pour les fêtes de fin d’année ? » interrogent certains.
Un ministre de la Santé qui s’éclate pendant que des gens meurent en grand nombre du Covid dans nos hôpitaux publics, dans des conditions qui relèvent pour certains du manque de soins, ça fait désordre, rétorquent d’autres.
Ne soyons pas hypocrites : beaucoup de Mauriciens ont fait la même chose que le ministre Jagutpal au cours de ces fêtes de fin d’année. Et si certains grands revendeurs de pétards et feux d’artifices ont rapporté une baisse de 75% dans leurs ventes par rapport aux années précédentes, c’est peut-être parce que certains ne voulaient pas, en solidarité avec les familles qui souffrent, étaler une joie trop bruyante, mais aussi parce que les Mauriciens avaient moins d’argent à laisser partir en fumée.
On peut estimer qu’il est injuste que le ministre Jagutpal soit le seul à être exposed. On peut aussi considérer qu’il s’agit là d’une responsabilité qui va avec la fonction, et ses multiples avantages.
En avril dernier, le ministre néo-zélandais de la Santé a reconnu avoir violé les règles du confinement lors en vigueur dans son pays en se rendant en famille à la plage à 20 km de son domicile. “J’ai été idiot et je comprends que les gens m’en veuillent. Au moment où nous demandons aux Néo-Zélandais des sacrifices historiques, je leur ai fait faux bond”, a-t-il déclaré publiquement. Dont acte : reconnaissant que sa fonction commande l’exemplarité, David Clark présente dans la foulée sa démission à la Première ministre Jacinda Arden.
Dans une déclaration subséquente, celle-ci affirme que dans des circonstances normales, elle aurait limogé David Clark. “Ce qu’il a fait était mal et il n’a aucune excuse, dit-elle à la population. Mais à l’heure actuelle, ma priorité est notre combat collectif contre le Covid-19. Nous ne pouvons nous permettre une déstabilisation du secteur de la santé ou de notre politique. Pour cette raison, et pour cette seule raison, le Dr Clark sera maintenu à son poste.” Il est toutefois démis de son rôle d’adjoint aux Finances et rétrogradé dans la hiérarchie des membres du gouvernement.
Quelques jours plus tôt, en Écosse, la cheffe des services sanitaires avait démissionné (démission acceptée) pour s’être rendue à deux reprises dans sa résidence secondaire, en contravention de sa propre recommandation de rester chez soi pour éviter au virus de se propager.
De toute évidence, nos dirigeants locaux n’estiment pas que la fonction commande l’exemplarité. Pour eux, la fonction commanderait plutôt le passe-droit et l’impunité.
Reste qu’entre la bienséance et la jugeote, il y a les lois.
Et que, dans ce cas, le ministre de la Santé a été vu publiquement sans masque dans une fête de plus de 20 personnes, alors que pour le commun des mortels, les lois sont par ailleurs appliquées avec rigueur, voire excès.
Le dimanche 2 janvier dernier à Bel Ombre, quelques familles profitaient du beau temps de ce dimanche veille de congé public expressément décrété par le Premier ministre. Pas de pique-nique met la faya à 20 ou 30. Simplement des familles de 4 à 6 membres, dont on voit bien qu’elles vivent sous le même toit, venues profiter un peu de la mer et du grand air. Jusqu’à ce que la police débarque, houspillant sans ménagements tous ceux présents. Dont une jeune femme assise sur une chaise pliante qui donne le biberon à son bébé pendant que son autre enfant s’ébat dans l’eau en bordure de plage avec son papa. Sous l’agressive menace d’une amende de Rs 2 000, tout le monde est vite contraint à plier nattes et paniers. Pendant ce temps-là, on s’agglutine à qui mieux mieux dans les centres commerciaux fermés, et tout cela est censé être normal…
Le plus agaçant, au fond, c’est que cette histoire de ministre dansant, qui se targue de surcroît de déclarer qu’il est « mal-elevé » de se mêler de sa vie privée, cette histoire-là finit par occuper une place démesurée dans une actualité qui présente tant de défis.
Comme en témoignent les effarantes hausses de prix qui vont encore s’accroître cette année avec une roupie qui ne cesse de perdre du poids, et qui amène déjà une boîte de corned-beef à Rs 127 dans nos supermarchés.
Comme ces pertes d’emploi qui se multiplient.
Comme ce secteur touristique qui croyait faire le plein en cette fin d’année 2021, mais qui s’est heurté au drapeau « rouge écarlate » agité par la France. Curieux ce sentiment qu’au fond, nous n’avons pas appris grand-chose du Covid. Que nous en sommes toujours à dépendre de l’engouement de nos traditionnels marchés émetteurs pour nos plages. Alors que cet engouement avait déjà montré des signes d’affaiblissement avant le Covid. Et que les nouvelles tendances internationales, comme l’indique le New York Times fin décembre 2021, semblent davantage s’orienter vers le « Travel as Healing ». « Before the pandemic, a wellness trip was probably centered on a spa’s traditional services, said Caroline Klein, the chief communications officer of Preferred Hotels & Resorts, a luxury hotel group. Now, hotels may offer nature walks, meditation, yoga or any number of creative offerings. In some ways, hotels are responding to the lifestyles that many people adopted at the height of lockdowns, including making home-cooked meals and taking virtual fitness classes”, indique cette publication. En prenons-nous la mesure au “paradis” mauricien où l’on semble aller de plus en plus mal?
Il y a aussi tout l’aspect psychologique qui semble avoir été tellement balayé sous le tapis jusqu’ici, mais qui semble ne plus pouvoir se taire.
Comme ailleurs, les psychologues et psychiatres locaux le disent : ils sont très préoccupés par le nombre important comme jamais de très jeunes qui viennent en consultation. Les parents sont eux aussi de plus en plus nombreux à s’inquiéter pour la santé mentale de leurs enfants, face à la rupture des liens sociaux qu’entraîne la fermeture prolongée des écoles.
Les enseignants disent eux aussi « la boule au ventre » en ce début d’année, quand ils n’envisagent pas carrément de laisser tomber un métier devenu impossible à exercer. Sur les réseaux sociaux cette semaine, ils sont nombreux à avoir repris et fait écho à ce poignant plaidoyer d’Aurélie Gallet : « Hier j’étais professeur. C’était ma passion. Je me levais chaque matin avec plaisir pour attaquer une journée pleine de surprises, de joie, de rires (…) Hier je mimais, je chantais, je jouais, je créais, j’enseignais (…) Aujourd’hui je me lève chaque jour avec la boule au ventre, appréhendant les problèmes de connexion, les enfants qui s’ennuient, les parents mécontents, cet espace froid entre les écrans et nous. Aujourd’hui je traîne des pieds, les rires sont loin, la musique est absente, la joie n’est plus là. Aujourd’hui pour la première fois depuis près de vingt ans je ne veux plus être professeur… Je vous en prie rendez-moi mon école… »
Face à tout cela, comme le dit la blague au sujet des commentaires d’enseignants sur des bulletins scolaires, notre personnel politique semble déterminé à pratiquer le « Touche le fond mais creuse encore ».
Mais que faire ?
Que faire face à cette spirale ?
Que faire de notre sentiment d’impuissance ?
Dans War talk publié en 2003, Arundhati Roy écrivait : « Our strategy should be not only to confront empire, but to lay siege to it. To deprive it of oxygen. To shame it. To mock it. With our art, our music, our literature, our stubbornness, our joy, our brilliance, our sheer relentlessness — and our ability to tell our own stories. Stories that are different from the ones we’re being brainwashed to believe. The corporate revolution will collapse if we refuse to buy what they are selling — their ideas, their version of history, their wars, their weapons, their notion of inevitability”.
Aller au-delà du Tous Sali pour élever le débat à la hauteur de nos exigences et de nos aspirations profondes, cela vous semble possible ?
SHENAZ PATEL