Corée du Nord, Chine, Iran, Érythrée, Turkmenistan, Mozambique, Burkina Faso, Qatar, Emirats Arabes Unis, Pakistan.
MAURICE.
Depuis ce fatidique 1er novembre 2024, nous faisons partie de la liste peu enviable des pays dont le pouvoir en place a bloqué les réseaux sociaux et internet dans une volonté de censure.
Grosse surprise pour certain-es. Quoi, l’île Maurice ? Le paradis ? La petite île à la grande démocratie si vivante, si souvent citée en exemple au premier rang africain et au-delà ?
Pas si grosse surprise pour celles et ceux qui, ces dernières années, n’ont cessé de prendre conscience et de mettre en lumière les dérives, les abus, les manipulations, les faits de corruption, les agissements crapuleux, l’instrumentalisation cynique et totale des institutions, la gangrène répandue à tous les niveaux au cœur de la tant vantée île Maurice.
Des faits longtemps mis au rancard par celles et ceux que tout cela ne touchait pas directement, pour ne pas parler de celles et ceux à qui cela a profité.
Aujourd’hui, the cat is out of the bag for the whole wide world to hear and to see.
Ca a commencé en effet avec des choses à entendre. Ces enregistrements de conversations téléphoniques mis en ligne depuis le 18 octobre dernier par un Missié Moustass à l’identité toujours mystérieuse (malgré les cinq arrestations effectuées ce vendredi 1er novembre). Et qui ont exposé des conversations qui font froid dans le dos. Car non seulement elles confirment tout ce qui est dit plus haut, mais elles vont encore plus loin dans l’exposition des manipulations discutées par conseillers du Premier ministre, commissaire de police, ministres, avocats, médecin légiste etc pour orchestrer ou couvrir des agissements crapuleux, voire carrément criminels.
Ayant d’abord tenté d’affirmer qu’il s’agissait là de faux générés par ses adversaires en utilisant l’Intelligence Artificielle, le gouvernement a promis une commission d’enquête non sur la gravité des faits qui ressortent de ces enregistrements, mais sur l’identité de celui qui les a rendus publics.
Cela jusqu’à ce que les enregistrements mis en ligne finissent par révéler la voix du Premier ministre lui-même. Discutant avec divers interlocuteurs autour de l’enquête judiciaire instituée par le DPP autour de la mort de Kaya Kistnen, celui qui, rappelons-le, fut un agent du Premier ministre, dont on a dit qu’il tenait des carnets de comptes secrets, retrouvé calciné dans un champ de cannes en octobre 2020, avec une première conclusion de suicide par la police. Avant que l’enquête judiciaire instituée par le DPP sur l’insistance de sa veuve et des avocats réunis au sein des Avengers finisse par conclure, en octobre 2022, qu’il s’agissait non d’un suicide mais d’un meurtre. Mais deux ans plus tard, la police n’a toujours pas ré-ouvert l’enquête pour savoir qui est derrière ce meurtre. Et aucune suite n’a été donnée non plus à la recommandation de la magistrate pour une enquête approfondie sur l’allocation de contrats par la State Trading Corporation (STC) alors sous la tutelle de l’ex-ministre Sawmynaden, avec qui Kistnen était en affaires.
C’est donc le jour même où Missié Moustass met en ligne des enregistrements où on entend la voix du Premier ministre parlant de l’enquête judiciaire sur la mort de Kistnen avec divers interlocuteurs, ce vendredi 1er novembre 2024, que Maurice apprend, au réveil, la décision de fermer l’accès aux réseaux sociaux.
Choc, disbelief et consternation.
Car pour certains, si Maurice donnait ces derniers temps des signes d’avoir glissé du statut de démocratie à celui d’autocratie, une telle censure nous fait directement passer du statut d’autocratie à celui de dictature.
On croyait avoir touché le fond, on s’aperçoit qu’on creuse encore…
La suite est cocasse si elle n’était aussi grave.
Dans un seul élan, les Mauricien-nes se passent le mot et s’entraident pour obtenir des VPN, qui permettent de se connecter aux réseaux sociaux malgré la fermeture imposée aux fournisseurs locaux. La mesure devient du coup totalement inopérante.
Sauf qu’elle est rapidement répercutée par la presse internationale, du Monde à Al Jazeera.
Sauf qu’elle porte un grave coup aux opérations professionnelles, dans un pays qui mise de plus en plus sur l’externalisation des services, sans parler de l’accueil des digital nomads.
Sauf qu’elle provoque des répercussions immédiates pour les PME, et tous les micro-entrepreneurs qui dépendent des réseaux sociaux pour assurer le marketing et la vente de leurs produits.
Sauf qu’elle fait chuter les cours de la Bourse, allant jusqu’à 11% pour certaines entreprises.
En résulte un embrouillamini sans nom. Qui révèle un amateurisme et une pagaille sans nom au niveau des plus hautes instances de l’Etat.
Mais qui donc s’occupe de la stratégie et de la communication de ce gouvernement ?
Face au tollé, le Premier ministre, dans un salmigondis confus, est venu dans l’après-midi justifier la suspension de l’accès aux réseaux sociaux par le fait que sa ligne téléphonique fixe (landline) aurait fait l’objet d’une « cyber attaque terroriste ».
-Le rapport entre ligne fixe et réseaux sociaux ? On attend encore qu’on nous explique…
-Le Premier ministre, vient nous dire que sa ligne fixe n’était pas sécurisée. Et que cela met en danger la sécurité du pays. En tant que ministre de l’Intérieur, ne doit-il pas nous en répondre ? À quoi servent ses services, à part se brancher sur les téléphones des opposants politiques, des journalistes, des citoyens lambda ?
-Le Premier ministre insiste sur son inquiétude par rapport au fait que cette ligne fixe est aussi celle qui lui sert à communiquer avec des pays étrangers. De là à se demander si on y entendrait des choses que l’on ne voudrait pas que l’on entende, par exemple des discussions avec l’Inde sur Agaléga ou avec la Grande Bretagne et les Etats Unis sur les Chagos, il n’y a qu’un pas…
Mais au fond de tout cela, à travers ses propos incroyablement approximatifs et maladroits qui suscitent la perplexité (« c’est bien ma voix mais pas sûr que ce sont mes propos »), il ressort que le Premier ministre confirme en réalité les conversations qui lui sont attribuées. Car s’il nous dit, l’air d’un enfant bafoué, que ces diffusions viennent montrer que sa ligne de téléphone fixe a été l’objet d’une « cyber attaque terroriste », et que cela est grave au point de justifier une suspension d’internet, c’est bien une façon de dire qu’il y reconnaît des conversations qu’il a bel et bien tenues.
Au final, le gouvernement a donc été contraint au rétropédalage face à une population qui est manifestement beaucoup plus « internet literate » que ceux qui prétendent la gouverner. Car comment les « experts » qui ont préconisé cette mesure d’interdiction annoncée pour durer jusqu’au lendemain des élections, soit le 11 novembre prochain, n’ont-ils pas anticipé que les Mauricien-nes allaient se munir de VPN pour la contourner, cela reste un mystère…
Peut-être y a-t-il là quelque chose qui tient de l’exercice d’un pouvoir qui a fini par se croire tout-puissant. Et qui a été tellement habitué, ces dernières années, à générer la soumission, qu’il n’est même plus capable d’imaginer une population qui lui résisterait. Entendre les « oui missié » adressés en rafale au Premier ministre par un haut-gradé de la police sur un de ces enregistrements est à ce titre édifiant…
Depuis le milieu des années 2000, internet et les réseaux sociaux ont été un atout déterminant pour les soulèvements et révoltes populaires, comme en Egypte ou en Iran. Ils ont aussi, parallèlement, offert à des gouvernants des outils de manipulation et d’instrumentalisation des populations (c’est notamment ce qu’a montré l’affaire Cambridge Analytica et l’utilisation des données des utilisateurs de Facebook dans le cadre de la campagne ayant mené en 2017 à l’élection de Donald Trump, qui vise à une ré-élection lors du très attendu et incertain scrutin présidentiel de ce mardi 5 novembre aux Etats Unis).
« Mais il faut aussi rappeler combien le remarquable essor de la résistance non-violente s’était mis en branle bien avant internet. Depuis Gandhi et ses succès des années 1930 et 1940, la technique aura même joui d’une conséquente popularité » souligne le magazine Slate dans un article intitulé « Comment les réseaux sociaux aident les dictateurs ».
Toutes proportions gardées, peut-être une lueur dans une île Maurice qui a choisi pour son indépendance en 1968 la date du 12 mars, en écho à la date choisie par Gandhi pour le début de sa fameuse Marche du Sel, contre l’oppression…
SHENAZ PATEL