Le budget national a été présenté le 7 juin dernier, et une fois de plus, on ne peut que remarquer à quel point le secteur des arts et de la culture fait l’effet de parent pauvre de notre stratégie de « développement ».
Le même jour s’ouvrait, au cœur de La Réunion voisine, la 20ème édition du festival Sakifo. Vingt ans qui donnent la mesure de ce que le secteur artistique et culturel peut justement représenter pour des îles comme les nôtres, tant en termes humains et sociétaux qu’économiques.
Créé en 2004, le Sakifo Musik Festival est rapidement devenu un rendez-vous de choix avec sa programmation de musiques du monde, de rock, de reggae, de maloya, de chanson française, de musiques électroniques. En vingt ans, il a programmé plus de 400 artistes issus d’une quinzaine de pays, avec des têtes d’affiche comme Stromae, Salif Keita, Manu Chao, Tiken Jah Fakoly, Keziah Jones, -M-, Asaf Avidan, Olivia Ruiz, Ayo, Selah Sue ou Julien Doré qui côtoient divers artistes de la scène émergente. Et sa programmation affiche un ancrage de plus en plus important dans la zone océan Indien.
Pendant trois jours, du 7 au 9 juin, sur les cinq scènes installées à Ravine Blanche, quartier en bord de mer de la ville de Saint Pierre, plus de 40 concerts se sont succédé, attirant un très nombreux public, ravi de s’y retrouver pour célébrations et découvertes.
Les organisateurs le savaient : ils étaient attendus au tournant par rapport à l’édition de 2023, qui avait fait 43 000 entrées. Cette année, s’ils en attendaient moins avec un line up sans doute un peu « moins claquant » que l’an dernier, le festival a réussi, à sa grande satisfaction, à passer la barre des 40 000 entrées. Certes, il y a eu des têtes d’affiche internationales comme Grand Corps Malade, Jain, Ibrahim Maalouf, le Grammy Award Protoje, Hamza, IAM. Avec des artistes réunionnais comme Aurus ou Danyel Waro, et une salle verte qu’ont enflammée de nombreuses pointures du maloya local.« Mais nous avons choisi de faire les choses dans des proportions différentes » nous déclare Jérôme Galabert, producteur et directeur emblématique du Sakifo depuis ses débuts.
Avec notamment une expo avec l’artiste peintre muraliste réunionnais Sept. Avec le choix de mettre en ouverture les Tambours du Burundi, manière de bien marquer, face à la tendance de plus en plus électro, l’affirmation de la nature organique de la musique. Avec davantage d’actions dans les quartiers.
Ceci dit, les organisateurs reconnaissent que ce choix est aussi dicté par l’explosion des coûts, qui fait qu’il devient beaucoup plus onéreux d’avoir un aréopage de grosses têtes d’affiche, ce qui est valable pour tous les grands festivals à travers le monde.
Selon ses organisateurs, le Sakifo coûte 2,5 millions d’euros. Il fonctionne sur un modèle qualifié de « plutôt anglo-saxon ». Soit avec un financement public de moins de 20%. Les recettes annexes, comme celles des bars opérant dans l’enceinte du festival, se révèlent dans cette optique fondamentales. Et il y a toutes les recettes indirectes en termes de transport aérien, d’hébergement, de restauration.
Au niveau du rapport public-privé, les relations se révèlent «très bonnes » entre le Sakifo et la ville de Saint Pierre qui l’accueille depuis 16 ans, ayant pris le relais de la ville d’origine, Saint Leu, en 2008. Il faut dire que les retombées économiques du festival sont importantes pour la ville. En termes d’image, le festival fait l’objet d’une couverture médiatique qui valorise La Réunion comme destination musicale importante. En termes d’emplois, il est estimé que le festival, qui a 20 employés permanents, fait travailler directement plus de 400 personnes et indirectement plus de 800 personnes.
« Depuis 16 ans, le financement donné par la ville est resté le même. Le festival a grandi, et les retombées pour la ville se sont accrues, sans qu’ils mettent un euro de plus. De leur point de vue, c’est un bon investissement », commente Jérôme Galabert.
En France, il est considéré, selon les estimations officielles, que pour un euro investi dans la culture, il y a sept euros de retombées.
Cela revient à dire que le secteur artistique et culturel est un secteur à forte portée économique.
Au-delà de l’aspect financier, il y a aussi la dimension humaine et « populaire » du festival.
La veille de l’ouverture du Sakifo, le IOMMA, qui fêtait ses 10 ans, a offert sur le site du festival une soirée entièrement gratuite avec 8 artistes de la zone en showcase.
Les scolaires sont de plus en plus étroitement associés au Sakifo. Les élèves de la maternelle au lycée bénéficient ainsi de visites du site. Les jeunes ont ainsi l’occasion d’assister aux balances de grands artistes (certains se souviennent toujours de leur rencontre avec Stromae par exemple), les métiers de la scène et du spectacle leur sont expliqués. Des concerts gratuits ont aussi été organisés en marge du festival dans l’EHPAD de Bois d’Olive, où 1 500 personnes âgées ont pu voir à l’œuvre des artistes de l’océan Indien. Des concerts ont également été offerts en prison.
Le festival, de plus en plus, s’étend vers les quartiers, avec la volonté, chaque année, d’ouvrir une nouvelle action avec une association. Ce dans le but déclaré de la rendre plus indépendante vis-à-vis des financements publics. Et de travailler sur le fond sur l’autonomisation des habitants.
Enfin, une des manifestations les plus éclatantes de cette volonté d’ancrage au niveau de la vie locale se traduit à travers le Risofé. Ce concert gratuit du dimanche matin dans le cadre enchanteur du village-pêcheurs de Terre Sainte, animé cette année avec talent et générosité par le groupe Baster, qui célèbre en fanfare ses 40 ans. Un rendez-vous qui, outre l’aspect musical, se construit en association étroite avec l’AFEMAR (Association des Femmes de Marins-pêcheurs de Saint-Pierre), qui a utilisé cette année plus de 150 kilos de riz pour préparer les barquettes de riz-grain-rougay morue, ou les barquettes de soso maï-saucisses, dans la tradition réunionnaise du repas réchauffé du matin. Toutes les recettes des ventes leur reviennent, ce qui leur a notamment permis, au moment du Covid, de conserver une forme d’autonomie.
Certes, tout n’est pas rose gato-coco au pays du Sakifo. Mais le modèle est passionnant. Et montre bien le potentiel du secteur culturel. Que nous semblons vouloir totalement ignorer à Maurice.
Chez nous, Jérôme Galabert et son équipe ont tenté cinq éditions du Sakifo à partir de 2008. « Mais c’était compliqué pour diverses raisons. Il était peut-être trop tôt. Quand on a arrêté Sakifo Maurice, on s’est dit qu’il valait mieux aider les opérateurs locaux à faire sur place, pour qu’ils puissent avoir plus d’assise et de légitimité. Car quel sens cela aurait-il d’avoir un Sakifo un peu hors-sol à Maurice si tout l’environnement professionnel était atomisé ? On a ainsi co-produit des concerts avec des organisateurs locaux, par exemple pour Ben Harper ou Damien Marley », souligne Jérôme Galabert.
Mais l’idée n’est pas morte, d’autant que la tendance semble être à la construction de circuits de tournée avec l’Afrique du Sud et l’Australie, ce en ligne avec des préoccupations environnementales de plus en plus présentes dans le monde musical.
C’est ce que montre notamment le planétaire groupe Coldplay, qui avait annoncé récemment vouloir réduire de 50% l’empreinte carbone de sa prochaine tournée mondiale pour promouvoir son 9ème album, Music of the Spheres. Cette annonce avait été vue par certains comme un coup de com et une opération de greenwashing. Mais dans des résultats attestés par l’Environmental Solutions Initiative (ESI) du MIT, le groupe vient de révéler le lundi 3 juin avoir réussi, pour sa dernière tournée entamée il y a deux ans, à diminuer sa production de carbone de 59% par rapport à sa précédente tournée. Pour cela toute une série de mesures ont été mises en place, concernant diverses entrées comme l’énergie, le transport, la nourriture, les déchets, les spectateurs, etc.
Parmi ces mesures : aménager des toilettes qui utilisent moins d’eau, planter un arbre pour chaque billet vendu (7 millions au total…), offrir des avantages aux spectateurs qui se rendent au concert de façon non polluante, générer de l’électricité notamment avec des fans qui pédalent sur des vélos électriques pendant le concert ou avec des dance floorscinétiques où les pas de ceux qui dansent sont transformés en énergie qui alimente le spectacle…
Un bilan détaillé disponible en ligne (https://sustainability.coldplay.com),
et qui pourrait bien acter une nouvelle norme pour l’ensemble de l’industrie musicale, avec des artistes qui devront établir leur comptabilité carbone de manière précise et transparente, sous peine d’être critiqués, voire boycottés. La chanteuse Taylor Swift, largement adulée, a ainsi été au cœur d’une vive polémique ces derniers jours pour la pollution débridée de ses giga-concerts, et notamment de l’utilisation « frénétique » de son jet privé. En mai dernier, le festival Le Bon Air à Marseille a déprogrammé le DJ français I hate models parce qu’il devait venir en jet privé. « C’est une aberration écologique, économique et sociale que nous refusons systématiquement » dit le communiqué du festival.
Il est donc question, pour de nombreuses raisons, de renforcer les positionnements constructifs dans la région.« Le lien Réunion-Maurice est extrêmement important pour les échanges dans la zone et au-delà. Il faut que Maurice se remette dans ce game de façon claire. Il faut admettre que l’industrie culturelle est fondamentale. Partout ailleurs, ça crée de la croissance. C’est une erreur stratégique de se couper de cela. Les artistes devancent et accompagnent les changements d’une société. Ils sont le reflet de ce que vit et pense une société. Le sens de l’histoire est d’aller dans le sens du développement artistique et culturel » conclut Jérôme Galabert.
Saurons-nous entendre cette logique, dans cette île Maurice que les pouvoirs politiques ne cessent de couper d’une capacité artistique et culturelle au potentiel riche et fort ?
SHENAZ PATEL
Sorties de texte
« Le budget national présenté le 7 juin dernier fait une fois de plus du secteur des arts et de la culture le parent pauvre de notre stratégie de « développement ». Le même jour s’ouvrait à La Réunion la 20ème édition du festival Sakifo. En France, il est considéré, que pour un euro investi dans la culture, il y a sept euros de retombées. C’est dire si le secteur artistique et culturel est un secteur à forte portée économique. Sans compter la dimension humaine et sociétale…
« Il faut que Maurice se remette dans ce game de façon claire. Il faut admettre que l’industrie culturelle est fondamentale. Partout ailleurs, ça crée de la croissance. C’est une erreur stratégique, et historique, de se couper de cela »