Notre invité de ce dimanche est Rocco Evola, restaurateur à Tamarin, spécialisé dans la cuisine italienne. Fort de ses plus de vingt ans passés à Maurice dans l’hôtellerie, il nous livre son analyse de la situation dans ce secteur et explique son choix de se reconvertir dans la restauration.
Comment est-ce que l’Italien originaire de la Sardaigne que vous êtes s’est retrouvé à l’île Maurice il a plus de vingt ans ?
— Par hasard. Je travaillais en Italie pour le compte d’une grande structure hôtelière italienne, Forte Hotel. À la fin de la saison estivale, la direction m’a demandé si je voulais aller travailler au Touessrok à l’île Maurice, où à l’époque on faisait le rebranding sous le nom du groupe « One and Only. » Ils avaient besoin d’un chef pour s’occuper de la cuisine italienne. Je ne savais même pas que l’île Maurice existait et où elle se trouvait. J’ai demandé autour de moi, on m’a dit que c’était une île tropicale, donc, il y avait le soleil, la mer, des plages et de jolies choses : j’ai dit ok.
Mais avant ça, quel a été votre parcours professionnel dans la restauration ?
— Je suis né en Sardaigne, une île italienne pas très éloignée de la Corse. J’ai commencé l’école hôtelière très jeune, à treize ans, et j’ai terminé avec un diplôme de chef et un autre en management hôtelier. Pendant mes études, j’ai travaillé le soir et le week-end dans des restaurants parce que l’école était loin de l’endroit où habitaient mes parents, et pour payer mon logement et une partie de mes études. Pendant les vacances, je me faisais engager dans les hôtels de la région. Puis, j’ai fait mon service militaire en passant deux ans dans l’armée. Après, j’ai travaillé dans un grand groupe pour des saisons. Je faisais l’hiver en Sardaigne et puis j’allais à Rome, en Allemagne, en Suisse, en France, avant d’être envoyé à Maurice.
Comment c’était l’île Maurice à l’époque ?
— C’était une magnifique expérience. C’était la grande période de l’hôtellerie de luxe à Maurice. Le sens de l’hospitalité prédominait encore sur le business hôtelier et la parole d’or était de faire plaisir aux clients. C’est là que j’ai découvert l’accueil mauricien : à cette époque, le sourire mauricien était vrai et n’avait rien de commercial ou d’arrangé. Il était spontané, naturel. À l’époque, je me baladais à Flacq et dans les environs, et ce sens de l’accueil, on l’avait dans la plus petite boutique, chez le marchand de légumes ou de gâteaux piment. On avait droit, en sus du sourire, à un bonjour, un merci et un au revoir. La population mauricienne était comme ça, vivait comme ça. Elle ne l’avait pas appris dans une école de formation, c’était dans son ADN. Aujourd’hui, quand vous entrez dans un magasin, vous avez l’impression de gêner, de dérager les vendeurs.
Vous êtes installé à Maurice depuis ce premier séjour ?
— Non. Au Touessrok, j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse, nous nous sommes mariés et je suis reparti en Italie. À mon retour à Maurice, j’ai suis entré au Paradis et travaillé pour le groupe Beachcomber comme Executive Sous-Chef pendant sept ans. Puis, toujours pour le même groupe, je suis allé travailler à l’hôtel St Anne, aux Seychelles, comme Executive Chef. À mon retour, j’ai quitté le groupe Beachcomber pour prendre de l’emploi au Hilton de Flic-en-Flac, où je suis resté trois ans.
Vous avez beaucoup bougé à travers les hôtels mauriciens…
— Avant j’étais comme ça : j’avais envie de découvrir, de changer de groupe, de voir ailleurs comment ça se passait. C’est comme ça qu’après un peu de trois ans au Hilton, je suis allé aux Caraïbes où j’ai fait deux îles, St Matin et Antigua, et après je suis revenu à Maurice, qui était devenu mon pays, je suis allé au Sands. Mais déjà à partir de 2014, l’idée de me mettre à mon compte avait commencé à me chatouiller la tête.
N’est-ce pas plus facile d’être dans un grand groupe, comme ceux avec qui vous avez travaillé à Maurice, que de se mettre à son propre compte ?
— Quand, comme moi, on a grandi dans la grande hôtellerie et que l’on voit où elle en est aujourd’hui, ou on s’adapte ou alors on change de cap. Moi, j’ai décidé de changer de cap. La nature du travail d’un Executive Chef avait changé, était devenu compliquée. On était devenus des gestionnaires de problèmes. Il fallait aller voir les clients pour leur expliquer que malgré les grosses sommes qu’ils avaient payées pour venir à Maurice, ils ne pouvaient pas du poisson frais, des produits de premier choix, par exemple.
Vous avez plus de vingt ans d’expérience dans l’hôtellerie mauricienne. Quand est-ce que les choses ont changé dans ce secteur ?
— Les choses ont commencé à changer à Maurice avec les conséquences de la crise financière de 2007 en Europe, qui ont touché Maurice en 2009. Les financiers ont commencé à gérer l’hôtellerie et à mettre leur nez partout, et souvent dans des secteurs qu’ils ne connaissaient pas. Ils ne voyaient que des chiffres et les économies à faire pour les réaliser. Mais parfois, quand on coupe, on ne réalise pas ce qui se trouve derrière et qui est essentiel à l’image, à la réputation d’une compagnie. Alors, on coupe la qualité, le bon produit, le service et on réduit le personnel qui va travailler ailleurs parce que ses avantages sont supprimés. Avant 2009, et pendant quarante ans, l’hôtellerie mauricienne était reconnue pour la qualité de son service et de son accueil. Après, les choses ont commencé à changer. Avant c‘était le chef qui choisissait les produits dont il avait besoin, après c’était le département des finances qui choisissait les produits moins chers qui, en fin de compte, revenait beaucoup plus cher en termes de perte d’image et de réputation.
Vous n’avez pas essayé de faire entendre raison à vos employeurs et à leurs fameux financiers ?
— Ils ne vous écoutent pas parce que pour eux, vous n’êtes qu’un cuisinier qui n’a pas voix au chapitre. Vous ne faites plus partie du cercle de ceux qui discutent avant que les décisions ne soient prises, vous êtes dans le management, mais vous ne participez pas aux prises de décision. Quand vous essayez de prévenir, vous êtes traité comme la brebis galeuse qui ne veut pas faire des changements et veut conserver ses avantages. Mais après, quand les problèmes se matérialisent en raison de mauvaises décisions, c’était à moi d’aller les résoudre ! C’était devenu trop frustrant.
Quand avez-vous réalisé le projet de vous mettre à votre compte auquel vous aviez commencé à penser en 2014 ?
— En 2018. En 2014, je me sentais fatigué dans l’hôtellerie, je ne retrouvais plus ma capacité de fonctionner et mon amour pour la cuisine, j’ai commencé à réfléchir sur comment me mettre à mon compte en ouvrant un restaurant.
Était-ce une décision difficile à prendre ?
— Non. C’était un choix qu’il fallait réaliser. C’était dur au début, car quand vous avez un grand groupe derrière vous, tout est plus facile, surtout financièrement. Quand vous êtes tout seul et indépendant, vous n’avez que vos économies. Et s’il y a quelque chose qui va mal, s’il y a des imprévus et il y en a eu pas mal… On avait fait un business plan selon lequel on pouvait être opérationnels en six mois, on ne l’a été qu’après une année, et donc notre trésorerie en a pris un coup. C’est pourquoi on a ouvert la boutique avant le restaurant. Et puis on eu le Covid, et comme restaurateur, on n’a pas eu grand-chose en termes de soutien, comme les grands groupes hôteliers. Mais avec mon épouse, on s’est retroussé les manches et on a travaillé dur.
Pourquoi avez-vous choisi Tamarin pour installer votre restaurant et votre boutique ?
— La côte ouest est l’endroit que je préfère à Maurice, peut-être parce que je viens du sud-ouest de la Sardaigne. J’aime cette région, c’est petit, à taille d’homme, un petit village qui grandit, mais où tout le monde se connaît. Il est en train de se développer, un peu trop sous certains aspects, mais c’est moins frénétique que Grand-Baie.
Même si ce n’est pas Grand-Baie, il y a de plus en plus de restaurants dans la région, donc beaucoup de concurrence…
— Elle est bénéfique. La concurrence oblige à faire mieux, mais au départ, ceux qui savent bien faire n’ont pas de problème. Il y a, comme dans tous les métiers, des gens qui veulent se lancer dans la restauration, mais qui ne maîtrisent pas comme il faut, et après ils en payent les conséquences et il y a beaucoup de restaurants qui doivent fermer. Le 30 août on aura cinq ans. On a loué un bâtiment qu’on a transformé en restaurant en faisant tout nous-mêmes de A à Z. On peut servir une soixantaine de couverts dans nos différentes salles, et puis il y a la boutique.
Expliquez-nous le concept de votre boutique, qui propose des produits italiens fabriqués à partir de matières premières mauriciennes…
— Il existe de bons produits mauriciens, mais il faut savoir les chercher, discuter avec les éleveurs et les planteurs, trouver ceux qui le font encore plus comme des artisans que comme des commerçants. J’achète avec des éleveurs qui nourrissent leurs bêtes — cochons, poulets, dindes — à l’ancienne avec des légumes et fruits et du maïs, sans farine animale, sans hormones. Dans la boutique, on propose de faire voyager nos clients à travers des produits de qualité italienne fabriqués artisanalement depuis la charcuterie jusqu’à la pâtisserie, en passant par les plats cuisinés à emporter.
Les produits de votre boutique sont-ils chers ?
— Il y a une différence entre cher et coûteux. Le coûteux c’est entre une voiture ordinaire et une Maserati. Nos produits sont coûteux, mais ils sont fabriqués avec des produits de première qualité, et donc nos plats ont un prix et nous avons une clientèle fidèle. Je voudrais souligner qu’il a été plus facile d’ouvrir la boutique que le restaurant. Parce que pour opérer une boutique, on n’a besoin que de quelques permis de general retailer, obtenus en un mois, alors que pour ouvrir un restaurant, il faut aller faire le tour de plusieurs ministères, où tout semble marcher au ralenti. À mon avis, il y a trop de personnel et pas assez de ceux qui bougent. Et puis, il manque toujours un papier et il faut revenir.
Mais c’est une pratique qui doit décourager l’entrepreneur…
— C’est peut-être une pratique pour encourager la politique des dessous de table. Ce que j’ai refusé, car je suis de ceux qui pensent qu’il faut respecter la loi.
Quel est votre principal problème en tant que restaurateur-investisseur d’un établissement qui marche bien ?
— Premièrement d’avoir accès à des informations claires sur les démarches à entreprendre. Il y a toujours quelque chose qui manque, qu’il faut rajouter quand on fait une demande. Mais vivant depuis plus de vingt ans à Maurice, j’ai pris l’habitude de ces lenteurs. Il y a aussi des règlements que je ne comprends pas. Par exemple, la viande n’est pas taxée à la base, mais quand vous la coupez pour en faire un steak, il faut payer la VAT à 15%, et je suis obligé de passer la note au client. Prenons l’exemple de l’électricité. Je payais Rs 48 000 par mois, et avec la récente augmentation, la note est passée à Rs 77 000. Sans compter la provision pour les cas de high demand en électricité qu’on doit payer même si on ne consomme pas plus ! C’est la règle du plus fort : soit on paye, soit on n’a pas de courant. Le gaz ménager n’a pas augmenté, mais le gaz commercial oui, et il est sept fois plus cher. On n’est pas en train d’augmenter nos prix parce qu’on veut augmenter notre marge de profit, mais nous sommes obligés de répercuter les augmentations dont je vous ai parlé sur le prix de vente. Être un entrepreneur dans la restauration à Maurice, ce n’est pas une promenade de santé, c’est un parcours du combattant !
Abordons LE grand problème de la restauration, mais aussi de pas mal d’autres métiers à Maurice : la main d’œuvre. Ou plus précisément le manque de main-d’œuvre…
— C’est un énorme problème. C’est très difficile d’avoir des gens qui respectent les règles et la discipline, ce qui est la base même de la cuisine et de la restauration. Si on ne respecte pas la procédure et la marche à suivre, si on ne respecte pas les règles d’hygiène, on peut mettre en danger la vie des gens. Si demain quelqu’un fait une erreur et vous le réprimandez, il le prend personnellement, il se vexe et il part. Il n’accepte pas la critique constructive : il ne faut rien dire et laisser faire, sinon on n’a pas de gens pour travailler parce qu’il y a un manque de main-d’oeuvre dans le pays.
Comment expliquez-vous ce manque de main-d’oeuvre dans un pays qui a bâti sa réputation sur l’accueil et le service hôtelier ?
— On a laissé partir la main-d’œuvre, on n’a pas continué à investir dans la formation. La main-d’oeuvre locale qualifiée s’est exportée et continue à le faire, et c’est logique parce qu’elle essaye de trouver mieux, mieux payée parce que le coût de la vie est en constante augmentation. Mais le problème à la base, c’est l’éducation. L’accueil, le sourire et le sens du service que j’ai découverts à Maurice il y a plus de vingt ans, les Mauriciens ne les avaient pas appris à l’école primaire, au collège, à l’IVTB ou dans d’autres cours de formation. Ce sont des choses qu’ils avaient apprises dans leur encadrement familial, de leurs parents. Aujourd’hui, les parents travaillent, sont occupés, fatigués, n’ont pas le temps de dialoguer avec leurs enfants et faire leur éducation. Les jeunes n’ont pas appris certaines valeurs comme le respect du plus âgé, le respect des règles et de la discipline, parce qu’une partie de leur éducation se fait sur les réseaux sociaux…
Est-ce que la main-d’oeuvre étrangère remplace efficacement la Mauricienne ?
— Non, mais avec elle j’ai au moins la garantie de pouvoir faire un planning qui sera respecté. La main-d’oeuvre locale vous envoie, à n’importe quel moment, un message WhatsApp pour dire qu’elle ne vient pas travailler, car malheureusement, la législation lui permet de faire ça. À Maurice on est passé d’un extrême à l’autre : de l’exploitation des ouvriers à l’exploitation des employeurs. Je pense qu’il faut des garde-fous pour qu’on n’abuse pas des travailleurs, mais également pour qu’on n’abuse pas des employeurs. Un employé peut vous quitter en plein service, tout en vous réclamant son salaire que vous devez payer, sinon il va au bureau du Travail, qui lui donnera raison. Par contre, si vous mettez dehors un employé, vous devez lui payer plein de dédommagements. Pour moi, employeur et investisseur, la loi n’est pas équilibrée.
Quel est le plus qu’apporte la main-d’oeuvre étrangère à votre entreprise ?
— La main-d’oeuvre étrangère sait pourquoi elle vient travailler, comme moi quand j’étais expatrié : on s’engage à travers un contrat qu’on doit respecter. Il n’est pas question d’exploiter cette main-d’oeuvre, mais de la respecter selon les termes du contrat d’engagement, ce qui nous permet d’avoir un planning qui sera respecté, d’avoir une vision claire de l’avenir. Ce qui n’est pas possible, en général, avec la main-d’oeuvre locale. Dans certains cas, vous devez attendre la fin de l’après-midi pour avoir le planning de la soirée et savoir qui vient et qui ne vient pas. Nous sommes, comme beaucoup d’autres, une petite structure où on a besoin d’avoir des gens fiables à leur poste et non pas des gens qui disent qu’ils ne viennent pas travailler à la dernière minute, ce qui désorganise totalement le travail. C’est compliqué. Tout le monde a des problèmes de famille, mais on ne peut pas faire mourir la même grand-mère dix fois par an ! Certains pensent qu’on peut raconter n’importe quelle histoire pour justifier le fait de ne pas venir travailler en oubliant que leur absence pose problème pas qu’à l’employeur, mais aussi à toute l’équipe qui doit le remplacer.
Et malgré tous ces ennuis vous tenez bon…
— Parce que nous sommes obstinés, passionnés : on sait ce qu’on veut faire. C’est comme la pointe de l’iceberg pour la maintenir hors de l’eau, il y a du travail, du sacrifice, de l’obstination, de la persévérance, des difficultés à affronter, et on le sait. Mais nous avons aussi de la chance, puisque 50% de notre personnel est mauricien, et quand on a un problème, il répond présent. Je persévère parce que je n’ai pas le choix. N’oubliez pas que ma famille a investi ses économies dans cette entreprise et qu’en plus d’elle, j’en ai douze autres à nourrir. Moi, je ne peux pas me permettre de dire : Aujourd’hui je suis un peu fatigué, je vais prendre un sick ou un local. J’ai choisi de me mettre à mon compte avec tout ce que cela implique, et j’assume mes responsabilités.
Navez-vous jamais songé à prendre un ou des associés ?
— Non. Nous ne sommes que deux : mon épouse et moi. On est sortis de rien pour arriver à aujourd’hui, et on va continuer avec nos efforts. Si j’étais resté à travailler dans les hôtels, j’aurais eu moins de tracas, moins de stress, j’aurais eu plus d’avantages, j’aurais été mieux payé, avec des vacances à l’étranger et une vie sociale meilleure, mais j’ai voulu être indépendant, je dois en accepter les conséquences. Les associés peuvent un jour avoir une vision différente de vous, ce qui ne peut que nuire à l’entreprise. Donc, il vaut mieux être seuls.
Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview ?
— Que je vis de ma passion, je ne fais pas de business, je suis en train de vivre de que j’aime faire. Et j’espère que les restaurateurs de ce pays puissent avoir un meilleur soutien des associations pour faire entendre notre voix
Ce n’est pas le cas actuellement ?
— On est représentés dans les associations, mais dans toute la correspondance, on parle plus des problèmes des hôtels que de ceux des restaurateurs, qui ont un traitement différent. Exemple : j’ai donné des cours de cuisine italienne dans une université indienne, et quand le directeur a appris que j’ouvrais mon entreprise, m’a proposé d’envoyer des élèves suivre le cours à Maurice en travaillant dans mon restaurant. C’était un bon projet d’échange de compétences. J’ai fait toutes les démarches nécessaires pendant des mois jusqu’à ce qu’on me dise : on ne peut pas vous donner les autorisations, parce que vous n’êtes pas un hôtel qui peut prendre des étrangers en internat, pas un restaurateur. J’ai demandé qu’on m’explique pourquoi ce qui était possible pour un hôtel ne l’était pas pour un restaurant. Cinq ans après, j’attends toujours la réponse.