Notre invitée est la réalisatrice indienne Savnik Kaur venue présenter, à l’invitation du Groupe Mon Choisy, son film Against the tide, récompensé au dernier festival international de Sundance. Dans l’interview qu’elle nous a accordée avant son départ, Mme Kaur explique pourquoi ses films ne sont pas distribués en Inde, avant de répondre à des questions sur la situation politique en Inde.
Commençons par une question basique : qui êtes-vous, Sarvnik Kaur ?
— Je suis née à Delhi, de grands parents sikhs qui vivaient au Pendjab et qui, à la partition, ont fui le Pakistan pour se refugier en Inde où ils ont vécu des années dans des camps de refugiés, comme des centaines de milliers de personnes qui ont des racines pakistanaises. Lesquelles ont toujours eu le sentiment d’être considérées comme des êtres à part, des personnes dont il faut se méfier pour ne pas dire des étrangers, dans leur propre pays. Comme sont considérés aujourd’hui les musulmans, les chrétiens, les sikhs et les autres minorités. Cette manière de mal considérer les sikhs s’est accentuée en 1985 quand Mme Indira Gandhi a été assassinée par ses gardes du corps sikhs. De par l’histoire de ma famille, du regret de mes grands-parents d’avoir été obligés de quitter leur terre natale, j’ai toujours été sensible aux questions identitaires des communautés déplacées, exilées, toujours sur le qui-vive, en insécurité, jamais trop sûr du lendemain.
Qu’est-ce qui vous a poussé à entrer dans le domaine du cinéma ?
— J’ai toujours voulu raconter des histoires et en 2009, après mes études en communications à l’université Jamia Millia Islamia de Delhi, je suis allée à Bollywood où j’ai commencé a écrire des scripts pour le cinéma mainstream, avant de faire de la co-réalisation. Mais je me suis rapidement rendue compte que le genre d’histoire stéréotypée qui était la norme – un garçon rencontre une jeune fille et, malgré les difficultés, finissent par se marier avec ce qu’il faut de danses et de chansons – ne correspondait pas à ce que je voulais raconter. J’avais en moi des histoires de génocides, de rejets communautaires, d’exclusion, de domination sociale et économique. J’ai, donc, décidé de me lancer dans le documentaire, qui convenait mieux à ce je voulais faire et dire et, après des mois de recherches sur le terrain, j’ai fait mon premier film A ballad of Maladies sur le Cachemire.
Vous n’avez pas choisi l’endroit le plus calme de l’Inde comme sujet pour un documentaire !
— C’est à travers sa musique que j’ai découvert le Cachemire qui, depuis des siècles, a été dirigé par des envahisseurs et des gouverneurs étrangers, et qui est actuellement administré militairement par le gouvernement indien. Au fil du temps, sa population a développé une culture de la résistance pour essayer de préserver son indépendance à travers la culture et la musique. J’ai découvert que, contrairement à ce que l’on pense – et que l’on veut faire penser en Inde, tous les habitants du Cachemire ne sont pas des musulmans, mais que tous veulent être libres et indépendants. J’ai, donc, fait mon premier film en puisant dans différentes formes de musiques et de poésies cashmiri pour expliquer cette résistance à toutes formes d’oppression qui anime les habitants de cette région.
A-t-il été facile de tourner ce film dans un État qui est militairement administré ?
— Le film a été financé par la section de Dhoordarshan, qui produit et diffuse des documentaires, sur la base de mon synopsis. On a dû penser que j’allais réaliser un film sur le folklore, ce qui n’était pas mon intention. Mais au départ, les habitants que nous devions filmer nous considéraient comme faisant partie des envahisseurs de leur pays, c’est-à-dire des Indiens. Nous étions assimilés aux soldats indiens en grand nombre et en armes qui occupent le territoire et imposent le couvre-feu et toutes sortes de restrictions aux habitants. Durant le tournage, j’ai retrouvé l’atmosphère des récits de mes grands-parents quand leur province a été occupée militairement, que des proches ont disparu du jour au lendemain, que des centaines ont été obligés de fuir, de s’exiler. J’ai voulu faire ce film pour monter aux Indiens la réalité de la situation au Cachemire, ce que ses habitants doivent subir pour survivre au quotidien. A ballad of maladies a été récompensé au 64e National Film Awards de l’Inde, avant de recevoir d’autres prix dans des festivals internationaux.
Mais vous saviez que le gouvernement indien ne doit pas supporter un film qui raconte le contraire de ce qu’il affirme pour justifier sa présence militaire au Cachemire ?
— C’est pour cette raison que le film a été interdit en Inde. Il y a eu longtemps une culture de la protestation sur des sujets nationaux avec des manifestations pacifiques en Inde. Les voix dissidentes faisaient partie de l’espace démocratique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où la moindre protestation est qualifiée d’acte anti national, anti gouvernemental ou anti tradition. Au fur et à mesure, l’espace démocratique s’est érodé pour être remplacé par une forme de censure dont a été victime A ballad of maladies. Je me suis retrouvée avec un film récompensé au niveau national par Dhoordarshan, mais interdit de diffusion sur son réseau en Inde. Avec cette censure, l’État s’était approprié mon travail et celui de mon équipe pour empêcher sa diffusion.
Qu’avez-vous fait après A ballad of maladies ?
— Apres une période de dépression, j’ai réfléchi sur les moyens de faire des films de telle manière que personne ne puisse se les approprier en interdisant leur diffusion. Il fallait faire des films avec des histoires de personnes, de leur quotidien avec ses joies, ses peines, ses difficultés, ses moments d’espoirs et de désespoir, de victoires et de défaites : de la vie telle qu’elle est. C’est ce que j’ai essayé de raconter dans Against the tide avec des personnages à la fois bons et moins bons, forts et faibles, dépendant des circonstances et parfois des éléments.
Comment avez-vous eu l’idée de ce film ?
— J’avais appris que les villages des koli – une communauté de pêcheurs vivant sur place depuis des centaines d’années – allaient être rasées pour faire place à une nouvelle autoroute. On allait déraciner la mangrove pour faire place au béton des « seaview appartments ». J’ai voulu montrer le quotidien de cette communauté face aux pressions des promoteurs immobiliers qui, en offrant de l’argent, sèment la division dans la communauté. En même temps, j’ai voulu montrer l’affrontement entre ceux qui pratiquent la pêche traditionnelle et ceux qui font de la pêche industrielle. Pour monter leur quotidien, j’ai décidé de suivre, puis de vivre dans une petite communauté. J’ai rencontré ceux qui allaient devenir les principaux personnages du film : Rakesh, pêcheur traditionnel qui vit et pêche au long de la côte selon les traditions et se contente de ce qu’il a, et Ganesh, propriétaire d’un gros bateau de pêche qui va en haute mer et utilise des outils modernes et technologiques, et parfois illégaux, comme les flottilles étrangères, dont chinoises, qui sont dans la région. En les écoutant discuter et échanger sur le quotidien des pêcheurs, sur les difficultés du métier, le changement climatique, le poisson qui se fait rare, les dettes qu’ils n’arrivaient pas à rembourser, je me suis rendue compte que le dieu des documentaires était avec moi. Je n’avais pas besoin d’écrire une histoire et des dialogues : il suffisait de les filmer eux et leurs proches pour monter le combat d’une petite communauté pour survivre.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour mettre en boîte Against the tide ?
— Six ans. Quatre années de recherches et de préparation et deux ans de tournage pour réaliser 400 heures qui ont été ramenées à 7 pour finalement faire le montage final du film qui dure une heure. J’ai eu une équipe d’une quinzaine de personnes pour les images et le son, mais nous n’étions que trois sur le tournage : le cameraman, le preneur de son et moi. Il a fallu laisser les habitants s’habituer à la présence de la caméra, qu’ils retrouvent leur naturel pour commencer à filmer et capter les personnages, tels qu’ils sont dans leur quotidien.
Ou avez-vous trouvé le financement pour ces années de production et de tournage ?
— Nous avons eu beaucoup de chance en bénéficiant de soutiens d’organisation basées en Europe et aux États-Unis.
Comment est-ce que la communauté koli a réagi au documentaire que vous leur avez consacré ?
— À part Rakesh, Ganesh et leurs familles, aucun membre de la communauté koli n’a vu le film, qui n’a pas été diffusé en Inde. C’est une honte !
Pourquoi votre film, qui a été récompensé au festival de Sundance et ailleurs, n’a pas été diffusé en Inde !?
— Parce qu’il n’existe aucune structure en Inde pour diffuser les films documentaires, à plus forte raison ceux que l’on ne souhaite pas diffuser. C’est la tragédie du film documentaire en Inde : un film peut être acclamé et couvert de prix dans le monde entier et ne pas être distribué en Inde ! Je pensais que du fait que le film était en compétition à Sundance, il serait distribué en Inde. Mais depuis, la politique nationale de distribution en Inde a, semble t-il, été changée. À part la BBC qui a acheté les droits, aucune des grandes plate-formes comme Netflix ou Amazon ne l’a fait. Elles ne sont pas intéressées en raison de leurs formats très codés. Le problème, c’est que le film n’est pas montré aux premiers concernés, les communautés de pêcheurs. Pour contourner cette situation absurde, j’ai décidé que l’année prochaine, je vais organiser une caravane pour aller projeter le film de village en village, comme aux débuts du cinéma, alors que nous sommes au XXIe siècle ! J’espère pouvoir bénéficier de la collaboration des ONG qui travaillent avec les communautés de pêcheurs pour faire ce travail.
Vous êtes une cinéaste dont le talent est reconnu dans le monde entier, mais dont les films ne sont pas distribués dans son propre pays, l’Inde ! Est-ce que ce refus de distribuer le film n’est une forme déguisée mais efficace de censure, de tuer le film, en niant son existence ?
— Définitivement. C’est une autre manière de me censurer en condamnant le film, mais aussi ceux qui l’ont fait. Pendant les six dernières années, je n’ai pas travaillé et j’ai bénéficié de l‘aide de mes sœurs. J’ai consacré une grande partie de mon temps à chercher des fonds pour Against the tide.
Est-ce que cette impossibilité de monter votre travail à vos compatriotes ne vous décourage pas ?
— Si je m’étais découragée avec A ballad of maladies, je ne me serais pas lancée dans Against the tide.
Est-ce que malgré tout, vous allez continuer dans la même voie avec un autre projet de documentaire ?
— Oui, ce sera sur une communauté et ses problèmes de survie, que j’ai l’intention de suivre sur une période donnée. C’est une communauté qui, comme celle des pêcheurs koli, doit s’endetter pour poursuivre ses activités dans un cercle infernal qui n’en finit pas. Mais je ne peux pas en dire plus pour le moment.
Est-ce qu’il n’aurait pas été plus facile de faire Against the tide un sujet de film mainstream, avec des acteurs connus, ce qui vous aurait permis d’être diffusé dans tout le pays, tout en véhiculant le même message ?
— Écrire et tourner un film mainsteam consiste à inventer, créer une histoire. Je ne pense pas faire partie de ceux qui créent ce genre d’histoire, de films. Ce qui m’intéresse c’est de montrer la vie dans sa spontanéité en suivant des personnages, une communauté. Je préfère montrer des personnes dans leur vraie vie au lieu de les inventer pour les inclure dans une histoire en suivant des codes. Aux histoires inventées avec des personnages calibrées, je préfère montrer la réalité de la vie et des gens.
Abordons quelques questions d’actualité pour terminer cette interview. Vous avez dit être considérée comme une étrangère dans le pays ou vous êtes née en raison de votre commuauté. Est-ce que vous vous sentez menacée aujourd’hui en Inde ?
— J’habite Bombay où la situation sociale est en train d’empirer, comme dans l’ensemble du pays. L’année prochaine, nous aurons des élections générales qui seront décisives pour le pays. On remarque une tendance, une forte tendance à cibler les minorités, à les rendre responsables de tous nos maux. Je ne crois pas que le problème soit le Premier ministre Naraindra Modi ou quelqu’un d’autre, il est dû au fait qu’un ensemble de valeurs, qui ont fait l’Inde, est en train de s’écrouler. Au niveau politique, une coalition de tous les partis d’opposition a été faite…
Est-ce une bonne chose pour l’Inde ?
— Je pense que c’est une bonne chose pour la démocratie indienne que les oppositions s’allient pour s’opposer à ce qui est en train de se passer en Inde et qui est dramatique. Savez-vous qu’au Parlement, pendant le Covid, des parlementaires ont fait des plaisanteries sur l’épidémie et ceux qui en étaient les victimes, sans provoquer de réaction du Speaker ? Des membres de l’opposition ont été expulsés du Parlement quand la loi sur le Covid a été votée. Il y a actuellement beaucoup de manifestations de protestations en Inde, les fermiers protestent depuis des mois sur leurs conditions de travail sans qu’ils soient écoutés. Mais on ne parle pas beaucoup de ces protestations parce qu’aujourd’hui, en Inde, le pouvoir contrôle la presse.
Cette presse indienne, dont l’indépendance était citée en exemple dans les écoles de journalisme du monde entier, est totalement contrôlée ?
— L’indépendance ça c’était avant, comme les valeurs en cours d’effondrement dont je viens de parler. La presse est très contrôlée, très surveillée. Il y a aujourd’hui très peu de journalistes dont la crédibilité n’est pas sujette à la critique. Le ton général de la presse indienne suit la tendance gouvernementale qui est en gros anti émigrés, anti musulmans, anti minorités. Je crains que la prochaine campagne électorale n’amplifie cette tendance.
Comment expliquez-vous que l’Inde, qui a été dans l’ensemble un pays tolérant, ouvert aux autres, soit tombé dans l’intolérance, comme vous venez de le décrire ?
— À force d’entendre à la télévision et de lire dans les médias ces déclarations et campagnes contre les minorités, sans une presse indépendante, pour faire la balance, on finit par se laisser emporter par la propagande. Une propagande qui, pour éviter de répondre aux vraies questions de fond de la société indienne – par exemple, les raisons des manifestations des agriculteurs –, affirme que ce sont des actions des musulmans et des minorités pour discréditer le gouvernement. Ce genre de campagne, qui s’adresse surtout au sentiment nationaliste, mobilise, mais parfois, heureusement, la vérité et la sincérité arrivent à l’emporter sur le slogan répété. Je me souviens d’un moment particulier : c’était pendant la manifestation des agriculteurs le jour de la fête nationale, à la Nouvelle Delhi La manifestation était en train de s’essouffler avant de se disperser face au silence du gouvernement. Un des leaders du mouvement, qui n’en pouvait plus, a éclaté en sanglots face à l’incapacité de faire entendre les revendications des agriculteurs. Ces sanglots ont réveillé le mouvement et attiré la sympathie. Et des milliers d’Indiens à travers le pays sont venus soutenir les agriculteurs et leur offrir leur solidarité. Malgré le fait que le gouvernement avait fait couper l’eau et l’électricité pour les décourager, ils sont venus soutenir les revendications des agriculteurs et le gouvernement a été obligé de réagir. L’Inde est un pays paradoxal. On peut avoir le sentiment qu’il ne fonctionne pas et qu’il est chaotique, mais quand il sent qu’une communauté est menacée, injustement menacée, il réagit. D’autant plus que dans l’exemple que je vous ai cité, l’Inde est, d’abord et avant tout, un pays d’agriculteurs. Quand cette communauté est menacée, le pays réagit.
Comment expliquez-vous cette campagne contre les musulmans et autres minorités qui vivent en Inde et souvent depuis de longues années ? Est-ce que les hindous se sentent menacés ?
— L’Inde est entré dans la libéralisation économique dans les années ‘90 du siècle dernier. Avec cette libéralisation économique, la pauvreté a certes reculé mais pas suffisamment, ce qui pose problème, puisque beaucoup de ceux qui travaillent dans l’agriculture, ne pouvant joindre les deux bouts, vendent leurs terres, quittent leurs villages et vont chercher du travail dans les villes. Où tous ne trouvent pas de travail et se sentent exclus du développement économique. Dans ce système, les pauvres deviennent de plus en plus pauvres et sans ressources. Quand on se retrouve dans cette situation, ce qui est le cas de centaines de milliers d’Indiens, il faut bien trouver quelqu’un pour l’accuser de cette situation, de ce rejet économique. Et quand vous avez un système qui vous répète que l’ennemi, celui qui est la cause de votre malheur, qui prend votre place et votre travail, ce sont les musulmans, les chrétiens et les minorités, on crée le climat social qui règne actuellement en Inde.
Compte tenu de ce que vous venez de dire sur la situation socio-économique et politique, quel est votre regard sur l’avenir de l’Inde ?
— Je tiens à redire que la situation actuelle est le symptôme d’un système qui est en train de s’écrouler en emportant avec lui les valeurs de l’Inde. L’Inde se retrouve dans la situation d’un malade atteint de cancer que l’on soigne avec des pansements. Mais soigner superficiellement n’a jamais guéri un cancer qu’il faut attaquer à sa racine avant qu’il ne soit trop tard. Si nous continuons à soigner superficiellement, nous allons entrer dans ce que nous appelons Maya en Inde, le monde de l’illusion. Aussi longtemps que nous allons nous contenter d’illusion, nous n’allons régler aucun problème. Je crois que l’avenir dépendra de l’ampleur de la chute du système et de la capacité de l’Inde à remonter la pente. Je crois que ce sera très difficile, mais au bout du chemin, il y a toujours de l’espoir.
Vous allez continuer à vivre en Inde, pays ou vous êtes née et où l’on vous faite sentir que vous êtes une étrangère ?
— Mais oui. Ma famille, mes racines et mon histoire sont en Inde. Où que j’aille, je serai toujours une étrangère ; alors, autant être une étrangère dans le pays où je suis née qu’ailleurs.