Un important événement concernant la République de Maurice s’est tenu ce vendredi 4 avril aux Archives Nationales d’Outre Mer (ANOM) à Aix-en-Provence, dans le sud de la France. Important pas seulement pour Maurice mais aussi, plus largement, pour l’histoire de l’esclavage et de la traite, pour l’histoire de Madagascar, de l’Afrique, pour l’histoire de ce que Glissant appelle le Tout-monde.
Et cet événement intervient au moment même où, à Maurice, un groupe se fait entendre pour réclamer que l’abolition de l’esclavage ne soit plus célébrée le 1er février, date où l’abolition de l’esclavage a été officiellement proclamée en 1835, mais le 1er avril, date où se termine quatre ans plus tard, soit en 1839, la période dite « d’apprentissage » fixée par les Britanniques, quatre années supplémentaires au terme desquelles les esclavé-es de Mauritius seront effectivement proclamés libres.
Ce 4 avril aux ANOM d’Aix en Provence a, donc, eu lieu la présentation de l’ouvrage Histoire des archives privées Huet de Froberville (Itinéraires de manuscrits séculaires : Madagascar – Ile Maurice – France), publié sous la direction de l’historienne Klara Boyer-Rossol et la directrice des ANOM, Isabelle Dion. Ce, en présence d’Emmanuel Huet de Froberville.
Les Huet de Froberville, c’est à la base une importante famille du Loir-et-Cher en France, qui a fait partie de l’élite coloniale de l’île Maurice, étant pour certains d’anciens propriétaires d’esclaves, d’usine sucrière ou traitants de denrées coloniales. L’un des premiers à se signaler est Barthélemy Huet de Froberville (1761-1885), ancien officier d’infanterie, qui a rassemblé une collection précieuse de manuscrits sur Madagascar, auteur d’une géographie de Madagascar et du premier dictionnaire français-madécasse/madécasse-français, mais aussi romancier et poète.
Son petit-fils Eugène, né à l’Isle de France en 1815, y vit avant d’aller s’installer en France en 1827. Il y fait acheminer les manuscrits de son grand-père Barthélemy, et poursuit son travail sur Madagascar.
Au début des années 1840, Eugène de Froberville annonce son intention de mener une étude sur « les races et les langues de l’Afrique de l’Est au sud de l’Équateur ». Envoyé par sa mère pour régler l’héritage de son père Prosper, Eugène de Froberville va, de fait, séjourner deux semaines à La Réunion en novembre 1845, puis à Maurice pendant 14 mois, de décembre 1845 à février 1847. Pendant ce séjour, il interroge entre 300 et 350 Est-Africains, qui avaient été pour la plupart enlevés des actuels Mozambique, Malawi et Tanzanie, entre 1810 et 1830, par les voies de la traite illégale des esclavé-es.
À La Réunion, les « A-Makoua » ou « Mozambiques » qu’il interroge sont encore en situation d’esclavage. Ce n’est pas le cas à Maurice, où ce sont des ex-esclavés qu’il interroge notamment à l’usine sucrière de La Baraque au sud de l’île, qui avait appartenu aux Froberville, à Port-Louis, à Flacq, à Poudre d’Or. Il interroge également à Port-Louis une cinquantaine de personnes capturées dans l’actuelle Mozambique, emmenées par un navire de traite brésilien, navire intercepté par une patrouille britannique en 1840, transférés à Maurice en tant que « libérés » à bord du Lily. Patronyme que certains de leurs descendants portent toujours dans l’île Maurice d’aujourd’hui.
Outre de les interroger, Eugène Huet de Froberville réalise également, en 1846, une collection de 63 moulages en plâtre effectués directement sur le visage et le buste de 58 des personnes interrogées (57 hommes et une femme).
Puis, il fait acheminer la collection en France où elle arrive début 1849, et sera conservée dans son château de la Pigeonnière, et finalement transférée au Château musées de Blois pendant la Seconde Guerre mondiale pour en assurer la protection. Depuis, cette collection n’a jamais quitté les combles du château. Jusqu’à l’exposition qui y a été présentée du 21 septembre au 1er décembre 2024 sous le titre « Visages d’ancêtres. Retour à l’île Maurice pour la collection Froberville ». Car ils sont en route. Après avoir accueilli une exposition numérique de ces bustes lors de son inauguration officielle le 4 septembre 2023, l’International Slavery Museum de Port-Louis recevra en dépôt, en cette année 2025, la totalité de ces bustes exposés l’an dernier à Blois, sous la forme d’un prêt de cinq ans renouvelable.
On peut s’interroger sur la « justesse » de montrer ces bustes.
Se questionner sur les circonstances réelles dans lesquelles ces ex-captifs et esclavé-es récemment libérés ont été amenés à accepter de se prêter au moulage de leur visage. À être, vivants, enrobés de plâtre durcissant, avec tout ce que cela implique de difficultés de respiration, de sensation d’enfermement. Des restes organiques (poils, cheveux), ont même été retrouvés sur certains bustes lors de leur restauration par Laure Cadot et Delphine Bienvenut, nous dit-on. N’est-on pas là en présence de quelque chose qui exprime un rapport de domination, d’asservissement, une forme de violence ?
L’exposition de cette collection de bustes pose la problématique de déterminer comment exposer la mémoire de l’esclavage.
Et c’est bien la question que s’est posée l’historienne Klara Boyer-Rossol, dont le travail déterminant nous offre aujourd’hui de pouvoir prendre connaissance du legs d’Eugène de Froberville. En 2018, dans le cadre d’une recherche postdoctorale sur les esclavages et la circulation des savoirs dans l’océan Indien occidental, elle prend connaissance des travaux d’Eugène de Froberville, à travers trois articles publiés au milieu du XIXe siècle évoquant un ensemble de matériaux qu’il aurait collecté, en particulier des notes manuscrites, des dessins, et une collection de bustes. Au XXe siècle, on perd la trace de cette collection originale. Sont seules connues quelques copies et des surmoulages conservés au musée de l’Homme, à Paris. L’historienne s’embarque, donc, dans une enquête qui va la mener, en 2021, à localiser la collection originale de bustes dans les réserves du Château musées de Blois.
Peu après, elle arrive à établir le contact avec les descendants d’Eugène de Froberville. À savoir Emmanuel de Froberville, qui, en juillet 1993, a reçu en legs la collection d’Eugène, qu’il a remisée sur des étagères, et dont il ne prendra réellement la mesure qu’après sa retraite. Klara Boyer-Rossol le convaincra de la richesse unique de ce fonds, et de la nécessité de le rendre public. Ce à quoi il agréra finalement, même si, dit-il, lors du lancement du 4 avril dernier, « il y a dans ces papiers des choses qui peuvent prêter le flanc à critiques, attaques, etc ».
Dans ce legs, il y a notamment les carnets où Eugène de Froberville a consigné toutes les données qu’il a méthodiquement recueillies auprès de chacun de ceux dont il a moulé le buste. Leur nom d’origine, leur langue, leur trajectoire. Mais aussi des musiques, chants, contes. Des informations sur leurs tatouages. Un corpus de 2,000 à 2,500 pages. Au final, une somme considérable de savoirs géographiques, linguistiques, ethnologiques sur ces ex-esclavés et leurs pays d’origine.
Et ces connaissances ont un lien direct avec qui nous sommes aujourd’hui.
Parce qu’elles permettent, d’une part, de « ré-individualiser tout un pan de l’histoire de l’esclavage ». Et parce qu’elles permettent d’en renseigner la richesse, la complexité, et leur apport à ce que nous sommes aujourd’hui.
Ainsi, les actuels descendants des Lily ont été en lien étroit avec Klara Boyer-Rossol pour donner leur accord à ce que ces bustes, dont certains sont de leurs ancêtres, soient exposés. Parce qu’ils disent les visages et, au-delà, l’histoire riche et complexe de ceux qui sont à l’origine de leur vie.
Aujourd’hui, la collection Eugène de Froberville est conservée aux Archives d’Outre Mer, à Aix en Provence, sous la cote FR ANOM 3344 APOM et depuis ce vendredi 4 avril 2025, graduellement accessible au public grâce au travail de classement entrepris par l’équipe de cette institution. Nul doute qu’elle va, dans les mois et années à venir, irriguer nombre de recherches et de connaissances nouvelles sur l’histoire de notre région. Mais comme il ne sera pas possible de numériser l’ensemble de cette volumineuse collection, il demeure qu’il faudra, pour chercheurs et curieux, se rendre sur place. Et l’on ne peut que souhaiter que la République de Maurice sache mettre en place un programme de mobilité pour les chercheur-ses de chez nous, afin que ces connaissances nous reviennent pleinement.
Nous avons, en effet, tant à apprendre et construire, à partir d’une connaissance de notre peuplement qui va au-delà des stéréotypes réducteurs et potentiellement destructeurs, dans lesquels nous sommes encore trop souvent enfermés…
SHENAZ PATEL