Qui donne un œuf…

Qui vole un œuf vole un bœuf, dit le proverbe.
Maxime (discutable) qui pourrait être revisitée, en ce moment à Maurice, à rebours : celui qui semble donner un bœuf serait-il, en réalité, en train de donner un œuf ?
Loin de n’être qu’une métaphore, le sujet de l’œuf montre en effet comment une chose en apparence toute petite ouvre en réalité sur une grosse problématique.
Une partie de l’actualité locale a en effet été occupée ces dernières semaines par une pénurie d’œufs inédite et inattendue, les consommateurs s’inquiétant devant les rayons d’œufs désespérément vides dans les commerces, et, pour ceux qui arrivaient à en trouver, d’un prix à l’unité soudain passé de Rs 8 à Rs 13, voire Rs 15 dans certains endroits…
Pas du tout anecdotique, cette affaire dit en réalité beaucoup d’une réalité économique troublée, pour dire le moins. Car si l’on a évoqué à le sujet diverses hypothèses et explications, allant du fait que les poules pondraient moins en hiver, à une hausse des achats au niveau des pâtisseries en raison de certaines fêtes etc, une autre raison semble aussi se dessiner en filigrane même si nous semblons réticents à la poser ouvertement. À savoir qu’il y aurait une pénurie d’œufs parce que les gens en achètent soudain beaucoup plus, se rabattant sur les œufs du fait qu’ils n’arrivent plus, pour se nourrir, à acheter d’autres denrées devenues trop coûteuses.
De fait, le dernier rapport de l’Economic Deep Dive 2024 du groupe AXYS, récemment rendu public, révèle que les dépenses mensuelles des ménages à Maurice ont augmenté de 46% depuis 2017, passant de Rs 28 750 à Rs 41 870 (alors qu’un-e Mauricien-ne sur trois touche moins de Rs 50 000).). Et dans ces dépenses, il y a le poids énorme des prix alimentaires qui ont connu une hausse de 88,9% de 2013 à 2024. Ce notamment en raison de la dépréciation accélérée de la roupie et de la hausse conséquente du prix du fret, dans une ile qui produit aujourd’hui moins de 20% de ce qu’elle mange…
C’est donc sans grande surprise, vu l’inquiétude grandissante exprimée par la population (et l’approche de l’échéance des élections législatives) que l’on a pu voir, ce vendredi 9 août, le gouvernement venir annoncer des augmentations salariales dans le secteur public et privé. D’autant que depuis janvier 2024, l’augmentation du salaire minimum, passé à Rs 16 500, a soulevé grogne et revendications autour de la relativité salariale, en attendant le prochain rapport du Pay Research Bureau, prévu pour 2026.
Une allocation intérimaire de 5 % sera ainsi accordée aux employé-es du secteur public, soit une augmentation oscillant entre Rs 500 à Rs 2 000, à compter de juillet 2024, avec deux mois d’arriérés, qui seront payés en septembre. Dans le secteur privé, une révision salariale concernera 197 042 employé-es, dont 106 590 verront leur salaire augmenter par Rs 2 925 dès juillet, les 90 900 autres recevant une augmentation variant entre Rs 1 760 et Rs 3 425, selon leur base de salaire. Les employé-es secteur privé et titulaires d’un diplôme toucheront un salaire minimum de Rs 23 000 alors que ceux possédant un diplôme universitaire auront un salaire minimum de Rs 25 000.
La situation est aujourd’hui telle que si personne ne nie la nécessité d’une augmentation salariale, beaucoup s’interrogent sur ce qu’ils considèrent comme une fuite en avant qui deviendrait insoutenable pour notre marché de l’emploi. D’autant que le gouvernement a aussi, lors de la présentation du dernier budget en juin dernier, donné un signal très inquiétant pour la main d’œuvre locale. Avec la dérégulation totale de l’emploi de main d’œuvre étrangère dans un grand nombre de secteurs d’activité.
Et les craintes s’expriment déjà fortement d’un dégraissage dans nombre de secteurs. Avec le paradoxe du spectre de la pauvreté qui s’étendrait dans un pays qui se targue d’un salaire minimum rehaussé. Donner un bœuf qui, au cœur d’une spirale inflationniste sur laquelle nous ne chercherions pas à agir structurellement, se transformerait rapidement en œuf. Cher de surcroit…
Cette conjoncture locale intervient à un moment où l’actualité internationale nous apporte un développement de taille au niveau international avec la nomination à la tête du Bangladesh de l’économiste Muhammad Yunus, Prix Nobel de Paix en 2006 pour avoir sorti des millions de personnes de la pauvreté à travers son développement pionnier du micro-crédit.
Élue à la tête du pays en janvier de cette année pour un cinquième mandat, Sheikh Hasina s’est retrouvée confrontée, début juillet, à des manifestations menées principalement par des étudiants, après la réintroduction d’un régime qui réserve près d’un tiers des emplois dans la fonction publique à des personnes jugées proches du pouvoir. Au terme de violences qui ont fait plus de 400 morts, la Première ministre contestée a finalement vu la rue mettre fin à son règne, contrainte, la semaine dernière à démissionner et à s’enfuir du pays en hélicoptère vers l’Inde.
Dans la foulée, suite à rencontre entre le président Mohammad Shahabuddin, de hauts dignitaires de l’armée et des responsables du collectif Etudiants contre la discrimination, la décision est annoncée de confier à Mohamed Yunus la responsabilité de former et diriger un gouvernement intérimaire, avec pour mission de mener « un processus démocratique » vers des élections rapides.
La politique, Muhammad Yunus n’y est pas totalement étranger. Peu de temps après la réception de son prix Nobel, il avait ainsi annoncé vouloir créer un parti appelé « Nagarik Shakti » qui peut être traduit par « le pouvoir des citoyens ». Dont le programme prévoyait notamment le rétablissement d’une constitution laïque, des mesures en faveur de la libération des femmes et une lutte renforcée contre la pauvreté et la corruption. Un projet auquel il annonce renoncer dans les mois qui suivent, ce qui ne l’empêche pas de demeurer la bête noire de Sheikh Hasina, qui voit toujours en lui un rival potentiel en raison de sa popularité.
Cette popularité, elle s’est construite lorsque, au terme d’études d’économie aux Etats Unis, Mohamed Yunus s’oriente, dès son retour au Bangladesh, vers les questions de pauvreté qui touchent alors le pays. « Il m’était difficile d’enseigner de belles théories d’économie dans une salle de classe universitaire. Il fallait que je fasse quelque chose d’immédiat pour aider les gens autour de moi », dit-il.
Ce « quelque chose », ce sera la création de la Grameen Bank (littéralement la « banque des villages »), qui vise à faciliter l’accès à des petits crédits aux personnes trop pauvres pour bénéficier des prêts bancaires traditionnels et qui se retrouvent victimes d’usuriers qui les appauvrissent davantage. Très vite, cette expérience dépasse celle d’un seul village, s’étend dans plus de 73 000 villages du Bangladesh, est reprise par une soixantaine de pays, en Afrique, en Amérique latine et même aux Etats-Unis, où le président Bill Clinton déclare s’être inspiré des idées de Muhammad Yunus pour aider les populations les plus pauvres de l’Arkansas, Etat dont il a été le gouverneur de 1983 à 1992.
La consécration du Prix Nobel attribué à Mohamed Yunus et à la Grameem Bank est subséquemment présentée comme une distinction pour « leurs efforts à faire naître le développement économique et social par la base ».
Il reste maintenant à voir ce que fera Muhammad Yunus à la tête du Bangladesh. Pour l’heure, il incarne très concrètement le fait que faire advenir la justice, y compris dans ses dimensions économique et sociale, n’est pas qu’une utopie. Qu’il y a moyen de faire autrement que ce que semble dicter le dit « réalisme » économique et politique.
Saurons-nous faire quelque chose de ces inspirations-là ?

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Qui semble donner un bœuf serait-il en train, en réalité, de donner un œuf ? Entre les hausses de salaires annoncées par le gouvernement mauricien et la nomination de Muhammad Yunus à la tête du Bangladesh, un fil rouge qui dit à quel point les considérations économiques du développement ont le potentiel de s’envisager hors d’un modèle dominant. Qui génèrerait encore plus d’exploitation et d’appauvrissement…

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