Il y a une image qui s’attache de plus en plus aux femmes à Maurice : celle des petites et moyennes entreprises. Un peu partout, on voit se déployer les histoires et les produits de ces femmes, décidées, créatives, bosseuses, volontaires. Et soudain, de plus en plus inquiètes…
En 2022, les chiffres de Statistics Mauritius indiquaient qu’il existait à Maurice quelque 175 000 MPME, représentant 40% du PIB et employant 50% de la population active. C’est énorme.
Et les femmes ont mené cette croissance-là.
En 2023, les chiffres montraient qu’environ 50% des PME enregistrées appartiennent à des femmes. De janvier à avril 2024, un total de 112 petites et moyennes entreprises ont été créées. La totalité de ces 112 petites et moyennes entreprises ont été créées… par des femmes.
Mais aujourd’hui marque une nouvelle étape.
Une étape où, avec les hausses de salaires annoncées en rafales par le gouvernement sans consultations ni préparation, les MPME se retrouvent confrontées à une grande inquiétude et à une situation d’extrême précarité.
Et devinez qui va en pâtir en premier ?
Les femmes, bien entendu.
Et que va leur dire le ministère du Développement industriel, des PME et des Coopératives (dirigé, depuis février 2024, par une femme, Naveena Ramyead) ?
Sans doute qu’elles doivent redoubler d’efforts. Qu’elles doivent donner encore plus, jongler davantage, s’investir triplement. Parce que d’elles seules, de leur superwomanité, dépend leur bien-être et celui de leur entourage, n’est-ce pas ?
Bien-être : c’est le titre de la traduction en français du roman Wellness de l’écrivain américain à succès Nathan Hill paru ce 22 août 2024. Le portrait complexe de l’évolution d’un couple américain, dont la femme, Elizabeth, a créé une entreprise nommée Wellness, qui vend divers placebos (de faux « médicaments ») en surfant allègrement sur l’hégémonie (ou plutôt le diktat) de la mode du bien-être.
Qu’y aurait-il à redire au désir de se faire du bien?
Sans doute rien, si ce n’est que l’on ne s’interroge peut-être pas suffisamment sur ce qui, au-delà du désir, provoque ce qui est devenu un besoin quasi vital.
C’est ce que soulevait le magazine en ligne The Conversation dans son édition de mars 2022, à travers un passionnant article intitulé :« L’industrie du bien-être n’est pas du côté des femmes. Elle nous détourne de ce qui nous fait réellement souffrir ».
Les chercheuses Kate Seers et Rachel Hogg y font ressortir que le marché du bien-être s’adresse principalement aux femmes, les enjoignant à assumer pleinement la responsabilité de leur santé, de leur bien-être, de leur bonheur et de leur vie, car c’est ainsi que font les femmes fortes et indépendantes. Mais les deux auteures décortiquent finement ce qu’elles considèrent comme la notion féministe néolibérale de bien-être et de responsabilité personnelle. Soit l’idée que la santé et le bien-être des femmes dépendent de leurs choix individuels.
« C’est une industrie. Une industrie qui fait abstraction des problèmes structurels qui minent le réel bien-être des femmes et qui ne peuvent être résolus en buvant un latte au curcuma ou en tentant de #vivresameilleurevie », soulignent-elles.
L’industrie mondiale du bien-être est de fait une industrie non réglementée qui devrait atteindre près de $7 trillions d’ici 2025. On y trouve tout un arsenal qui fait la promotion de la croissance personnelle, le soin de soi, la forme physique, la saine alimentation, une pratique spirituelle, encourageant les bons choix, les bonnes intentions, les bonnes actions.
« Le concept de bien-être est attrayant, car il donne un sentiment d’autonomie. Il dit aux femmes qu’elles peuvent reprendre le contrôle de leur vie. Il est particulièrement séduisant dans des périodes de grande incertitude et de manque de contrôle personnel, qu’il s’agisse de la fin d’une relation, d’instabilité financière, de discrimination au travail ou d’une pandémie mondiale ». Mais, avertissent les deux chercheuses « le concept de bien-être suppose que les femmes sont imparfaites et qu’elles doivent être réparées. L’autodétermination, la reprise du pouvoir sur sa vie et l’optimisation de soi conditionnent la façon dont les femmes sont censées penser et se comporter. De ce fait, le bien-être traite les femmes avec condescendance et s’immisce dans leur vie de tous les jours en leur proposant de tenir un journal, des routines de soins de la peau, des défis de 30 jours, des méditations, d’allumer des bougies, de faire du yoga et de boire de l’eau citronnée. Cette industrie encourage les femmes à améliorer leur apparence grâce à un régime alimentaire et à de l’exercice physique, à gérer leur environnement, leur rendement au travail et leur capacité à composer avec le difficile équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ainsi qu’avec leurs réactions émotionnelles à toutes ces pressions ».
Pour Kate Seers et Rachel Hogg, « l’atteinte de ces idéaux suppose que les femmes ont toutes autant de temps, d’énergie et d’argent pour y arriver. Si ce n’est pas le cas, c’est que « vous ne faites pas assez d’efforts ». Si les #ondespositives et le bien-être d’une personne sont considérés comme moralement bons, il devient dès lors moralement nécessaire d’adopter des comportements perçus comme des « investissements » ou comme permettant une « croissance personnelle. Pour celles qui ne parviennent pas à s’optimiser (la plupart d’entre nous), il s’agit d’un honteux échec personnel ».
Or, font-elles ressortir, lorsque les femmes pensent qu’elles sont coupables de leur situation, cela occulte les inégalités structurelles et culturelles. « Plutôt que de remettre en question la culture qui marginalise les femmes et engendre des sentiments de doute et d’inadéquation, l’industrie du bien-être offre des solutions sous forme d’autonomisation, de confiance et de résilience superficielle ». Ainsi, dans leur livre Confidence Culture, les universitaires britanniques Shani Orgad et Rosalind Gill affirment que des mots-clés tels que #aimetoncorps et #croisentoi supposent que ce sont des blocages psychologiques, plutôt que des injustices sociales établies, qui freinent les femmes.
Or, nous vivons aujourd’hui dans un monde où les femmes courent de plus en plus de risques d’être assassinées par leur conjoint actuel ou passé. Les femmes sont plus susceptibles d’avoir un emploi précaire, de subir des difficultés économiques ou de la pauvreté (notamment suite au Covid). Les femmes sont plus souvent confrontées aux difficultés de concilier une carrière professionnelle et des tâches domestiques non rémunérées. Face à cela, soulignent les deux chercheuses « l’industrie du bien-être, avec sa rhétorique qui repose sur la croissance personnelle, décharge le gouvernement de la responsabilité de prendre des actions transformatrices et efficaces pour garantir aux femmes la sécurité, la justice et d’être traitées avec respect et dignité. L’inégalité structurelle n’a pas été créée par une seule personne et ne sera pas résolue par une seule personne ».
Dans ces conditions, elles préconisent ceci : « Tentez de résister à l’exigence néolibérale de prendre toute la responsabilité de votre bien-être. Faites plutôt pression sur les gouvernements pour qu’ils s’attaquent aux inégalités structurelles. Laissez votre colère plutôt que votre béatitude vous guider et dénoncez les injustices chaque fois que vous le pouvez. Et, pour reprendre les mots de Grace Tame, survivante d’une agression sexuelle et avocate, « faites-vous entendre ».
« La victime qui est capable d’exprimer sa situation a cessé d’être une victime : elle est devenue une menace » disait de son côté l’écrivain James Baldwin.
La menace aujourd’hui, elle est peut-être aussi dans une autre façon d’exprimer sa voix : dans ce fossé qui semble se creuser, dans de nombreux pays, entre le vote de jeunes hommes de plus en plus conservateurs et celui de jeunes femmes allant davantage vers les formations considérées comme progressistes…
Et si c’était la menace de cette voix-là que l’on tenterait de lisser, de zéniter, d’assoupir ?…
Quand le bien-être fait mal aux femmes…
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