Peut-on guérir une société « malade » ?

Une fois encore, on retrouve dans l’actualité locale des histoires d’abus dont auraient été victimes des jeunes supposés avoir été mis sous protection, dans un dit « shelter ». Un lieu où, par excellence et comme son nom l’indique, on devrait être à l’abri, en sécurité.
Qui retrouve-t-on dans nos shelters ?
Souvent, il s’agit de mineurs qui ont été retirés de leurs familles, soit parce qu’ils s’y montraient supposément trop violents, soit parce qu’ils y étaient violentés. Souvent, les deux sont liés.
Mais au lieu de les aider à se reconstruire, une grande partie de nos shelters semblent être devenus des zones de non-droit, où ces jeunes sont soumis à des abus renouvelés. Ce n’est heureusement pas le cas de tous les shelters, et il en est, fort heureusement, qui posent le bien-être des enfants qui leur sont confiés au centre de leur existence et de leur action.
Mais il y a les autres, tous les autres, et depuis un moment, des bénévoles de la société civile tirent la sonnette d’alarme sur la situation dans ces établissements où peu de contrôle semble être exercé par les autorités responsables. Les chiffres l’indiquent : beaucoup de ceux qui passent par nos shelters se retrouvet par la suite en situation de délinquance. Et il n’est que de se rendre compte, par exemple, que notre législation ne prévoit rien pour ceux qui y vivent au long cours lorsqu’ils atteignent 18 ans. A cet âge, ils n’ont plus droit au shelter et sont souvent lâchés dans la nature, avec toutes les conséquences que cela implique.
Pourtant, nous sommes responsables de ces jeunes. Tous, collectivement. Mais cette conscience collective semble cruellement nous faire défaut. A tous, pris dans nos petites vies elles bien à l’abri. Jusqu’au jour où, peut-être, cette violence dont nous nous croyions protégés nous éclate à la figure. Par un vol, une agression, quelque chose qui nous confronte à cette violence qui nous semblait parquée en marge de nos vies bien comme il faut. Et c’est alors la punition pénale derrière laquelle nous nous réfugions, exigeant des peines exemplaires qui parqueront les infracteurs en prison le plus longtemps possible. Quand nous n’exigerons pas purement et simplement le rétablissement de la peine de mort pour nous sécuriser.
Y a-t-il moyen de faire autrement ?
Y a-t-il moyen de rétablir non seulement le sentiment mais aussi l’exercice d’une responsabilité collective face à une violence qui déchire non seulement des êtres et des vies individuelles, mais aussi un tissu social dans son ensemble ?
A l’île de La Réunion cette semaine, l’Institut Français pour la Justice Restaurative (IFJR) a tenu une passionnante formation visant à mieux faire connaître, et peut-être appliquer ce dispositif qui pourrait se révéler salutaire à bien des égards.
C’est un film magnifique et bouleversant qui a récemment mis en lumière ce processus très particulier. Dans Je verrai toujours vos visages, la réalisatrice Juliette Héry, qui a elle-même suivi une formation de justice restaurative, donne à suivre des vies qui tentent de se rencontrer et de se parler après s’être brutalement télescopées. On y découvre des détenus condamnés pour des délits de vols avec violence, qui se retrouvent en présence non de leurs propres victimes, mais de victimes d’agressions similaires à celles qu’ils ont perpétrées. On y suit aussi le parcours d’une jeune femme qui, ayant été agressée sexuellement dans son enfance par son propre frère, souhaite voir la mise en place de modalités précises de non-rencontre lorsqu’elle apprend que celui-ci a été libéré et est de retour dans la ville où elle vit. Entre tous ces parcours, une souffrance qui empêche de se reconstruire et de vivre sereinement, bien au-delà de l’acte perpétré, et pourtant puni par la justice. Mais une souffrance qui arrive à être exprimée, confrontée, partagée, et dans certains cas atténuée grâce à un dialogue que la procédure pénale ne permet pas.
Selon le livret de présentation de l’ICJR, la Justice Restaurative traite des conflits de nature à engendrer des répercussions graves (d’ordre personnel, familial et plus largement social) sur les personnes qui en sont les victimes ou les auteur-es. Mais cela concerne aussi leur entourage et les communautés dont ils font partie. A la base, elle a pour seul et unique objectif de « leur offrir un espace de dialogue, respectueux et sécurisé, pour y prendre une place active dans la recherche et la mise en œuvre des réponses susceptibles de favoriser la reprise du cours de leur vie la plus apaisée possible ».
Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la justice restaurative est un processus dynamique qui ne vise pas à se substituer à la justice pénale, mais à se poser en complémentarité de celle-ci. Sa philosophie implique ainsi, de manière générale, « la participation volontaire de l’infracteur, de la victime, et de tou-tes celles et ceux qui s’estiment concerné-es par l’infraction commise (la famille, les proches etc). Le but est de leur fournir la possibilité d’envisager, ensemble, les réponses ou les solutions les meilleures pour chacun, de nature à conduire à la réparation de tous.»
Une procédure bien encadrée, préparée avec une minutie qui relève presque de l’orfèvrerie, et qui se déroule avec le soutien d’accompagnants spécialement formés à cet effet. Il s’agit donc de fournir un espace de dialogue confidentiel, sécurisé et volontaire, qui n’a rien à voir avec le pardon et qui n’a pas prétention à amener la guérison. Mais qui, de fait, se révèle souvent bénéfique autant aux infracteurs qu’aux victimes, voire à ceux qui les entourent. Et qui sert parfois, par ricochet, une société toute entière. Au Québec, des études récentes montrent qu’un dispositif de ce type spécialement consacré aux agressions de nature sexuelle a amené une réduction de la récidive de l’ordre de 70%…
Alors comment se fait-il que ce dispositif reste si largement méconnu et pratiqué ?
En Occident, le Québec a, depuis une trentaine d’années, pris les devants de la pratique de justice restaurative ou de réparation, qui est aussi utilisée en Belgique, en Suisse, et dans une mesure encore réduite en France. Mais dans un article publié par la revue Cairn info, Joseph Moyersoen (juge honoraire auprès du Tribunal pour les mineurs de Gènes et ancien Président de l’AIMJF-International Association of Youth and Family Judges and Magistrates), fait ressortir que « la justice de réparation contemporaine s’est inspirée des pratiques ancestrales de certains peuples indigènes d’Afrique, de Nouvelle-Zélande (Maoris) ou d’Amérique du Nord (Indiens). Loin d’être l’apanage d’une fraction de pays, la justice restaurative s’inscrit dans une tradition législative internationale, qui souligne des points de convergence possibles pour penser la justice des mineurs notamment dans une dimension globale ».
Que nous manque-t-il pour œuvrer à la mise en place d’une justice qui, non en remplacement mais en complément de la justice pénale, pourrait instaurer un dialogue aux issues potentiellement favorables à toutes et tous ? A une restauration de notre humanité malgré tout partagée ?
Dans notre société du non-dit, notre société du clivage entre « bons » et « méchants », entre les « gens bien » et les autres, entre « possédants » et « démunis », puisque c’est aussi sur ces critères-là que cela se joue, que nous manque-t-il pour instaurer une réflexion, débouchant sur la mise en place de conditions pour l’exercice d’une justice de réparation ? Que nous manque-t-il pour prendre conscience qu’il est plus coûteux, humainement, socialement et économiquement, de se contenter de punir après coup sans vouloir investir dans ce qui pourrait nous permettre d’aller au-delà de la perpétration des actes de violence et d’un accroissement incessant de la seule punition pénale ?
Les possibilités sont là. Saurons-nous, voudrons-nous nous en saisir ?

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SHENAZ PATEL

Dans notre société du non-dit, notre société du clivage entre « bons » et « méchants », entre les « gens bien » et les autres, entre « possédants » et « démunis », puisque c’est aussi sur ces critères-là que cela se joue, que nous manque-t-il pour instaurer une réflexion, débouchant sur la mise en place de conditions pour l’exercice d’une justice de réparation ? Que nous manque-t-il pour prendre conscience qu’il est plus coûteux, humainement, socialement et économiquement, de se contenter de punir après coup sans vouloir investir dans ce qui pourrait nous permettre d’aller au-delà de la perpétration des actes de violence et d’un accroissement incessant de la seule punition pénale ? Les possibilités sont là. Saurons-nous, voudrons-nous nous en saisir ?

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