Notre invité de ce dimanche est Olivier Bancoult, leader du Groupe Réfugiés Chagos. Dans l’interview réalisée jeudi après-midi, il revient sur les principales étapes du combat des Chagossiens pour pouvoir retourner vivre dans leur archipel natal. Il répond aussi à des questions sur la récente expédition dans certaines îles des Chagos et les dissensions entre Chagossiens.
J’ai relu beaucoup de vos anciennes interviews qui sont marquées par un sentiment de colère contre ceux qui ne comprennent pas le sens du combat des Chagossiens. Est-ce que cette colère est encore en vous ?
— C’est la colère des Chagossiens qui ont subi et continuent à subir une énorme injustice : nous avons été expulsés, déracinés de notre pays natal. Comment voulez-vous que nous n’ayons pas de colère en nous ? Le gouvernement anglais, responsable de cette situation, ne l’a pas réglée, pas plus au départ que le gouvernement mauricien qui a aussi sa part de responsabilité dans l’histoire.
En parlant du gouvernement anglais, qu’il soit conservateur ou travailliste, il n’a jamais changé de position sur les Chagos : pour lui c’est un territoire britannique…
— Ale vini depuis plus de cinquante ans c’est la même histoire… Les partis politiques britanniques soutiennent notre revendication légitime quand ils sont dans l’opposition, mais une fois au pouvoir, ils s’alignent sur la position officielle de leur pays. Cela étant dit, je pense que si Jeremy Corbin et son parti avaient remporté les dernières élections en Grande-Bretagne, notre dossier aurait avancé. Cela n’a pas été le cas, mais nous sommes en train de nouer des relations avec la nouvelle direction du Labour. Depuis des années, l’État britannique a toujours utilisé les termes « deep regret » et « we are very sympathetic to your cause » sur le dossier Chagos, mais sans rien faire. Ils n’ont jamais cherché une solution pour mettre fin à cette situation. Nous n’avons pas le droit de retourner vivre sur nos îles, alors que d’autres nationalités ont le droit d’y séjourner pour travailler pour la base américaine ! À Diego, il y a des Singapouriens, des Sri Lankais, des Américains, des Philippins, des Indiens, des Anglais et même des Mauriciens, mais pas de Chagossiens !
Est-ce qu’à un moment donné il n’y avait pas quelques Chagossiens employés à la base américaine ?
— Il y en a eu trois pour une très brève période. Depuis, les agents recruteurs ont reçu l’ordre de ne plus employer de Chagossiens. Il y a des années, j’ai fait une application comme laboureur, mais ma candidature a été refusée quand on a découvert sur mon acte de naissance que j’étais né à Péros Banhos ! Comment voulez-vous que je ne sois pas révolté quand mes enfants me demandent dans quel district de Maurice je suis né et que je n’ai pas de réponse à leur donner ? On nous a expulsés de notre pays natal et on a continué depuis à refuser de reconnaître notre existence. C’est de ça qu’il s’agit.
À cela, les Anglais répliquent qu’ils ont fait un effort en octroyant aux Chagossiens la nationalité et le passeport britanniques. Passeport que vous avez vous-même accepté d’ailleurs…
— Mais je n’ai pas demandé ce passeport. ! Laissez-moi préciser les choses et dissiper les malentendus. Le Groupe Réfugiés Chagos n’a jamais demandé le passeport britannique, mais le respect de nos droits fondamentaux, dont celui d’aller vivre dans nos îles natales. À un moment, les Anglais ont prétendu que nous n’étions pas des natifs de l’archipel mais des travailleurs contractuels. Des travailleurs temporaires. Nous avons pu prouver, avec des documents déclassifies du Public Record Office britannique, que nous vivions sur des îles depuis des générations, que nous étions des “ inhabitants”, pas des travailleurs de passage. La Cour de Londres nous a reconnus comme des “belongers” en 2000, mais avant, en 1999, le gouvernement britannique avait donné son passeport à tous les habitants des territoires britanniques, sauf les Chagossiens. C’est alors qu’Hervé Lassémillante et Fernand Mandarin sont allés déposer devant un comité pour réclamer que les Chagossiens bénéficient, eux aussi, d’un passeport britannique, ce qui a été accordé. Je tiens à souligner, encore une fois, que le GRC n’a pas réclamé le passeport britannique, mais quand il a été attribué à tous les Chagossiens, nous l’avons accepté. Sans pour autant renoncer à notre revendication.
Le fait que les Chagossiens ont un passeport britannique est un sujet sensible. Certains se sont même demandé si votre patriotisme était plus britannique que mauricien, si vous étiez plus Union Jack que quadricolore ?
— Je sais que cette question est parfois posée et j’aimerais y répondre par une autre : est-ce qu’on pose la question du patriotisme pour les Mauriciens, dont des politiques et des hommes d’affaires, qui ont la double nationalité ? C’est seulement le Chagossien qui serait antipatriotique et pas les autres binationaux mauriciens ? Si j’étais, comme certains osent le dire, « enn vender lalit », est-ce que j’aurais traîné le gouvernement britannique devant les instances nationales et internationales ? Mais si jamais, dans le cadre de notre combat, il faut poursuivre le gouvernement mauricien en justice, je n’hésiterai pas une seconde.
Il y a eu entre les Mauriciens et les Chagossiens beaucoup d’incompréhension et de méfiance réciproque sur le dossier Chagos. Est-ce qu’aujourd’hui la situation s’est améliorée ?
— Beaucoup de Mauriciens ont compris le sens du combat des Chagossiens, d’autres, une minorité, en ont encore une vision négative. Ce qu’il faut comprendre en premier lieu, c’est que nous n’avons pas choisi de venir à Maurice. On nous a déracinés sans nous demander notre avis pour nous envoyer ici ou aux Seychelles. Jusqu’à 1965 nous étions une dépendance de Maurice, ce qui est écrit sur nos actes de naissance. On nous a déracinés de nos îles selon un deal politique entre les gouvernements britannique et mauricien, deal dont les conditions n’avaient pas été rendues publiques. Les politiciens mauriciens qui sont allés négocier l’indépendance ont pris une décision sur les Chagos sans même informer ses habitants. Je le repère : les Chagossiens ont été les sacrifiés de l’indépendance de Maurice. Il y a certes des choses qui ont changé dans la manière dont les Mauriciens perçoivent les Chagossiens, mais beaucoup reste encore à faire. Quand nous sommes arrivés et longtemps après, nous n’avons pas été traités avec considération.
On dirait que la perception du gouvernement mauricien actuel a évolué. Une somme de Rs 50 millions a été allouée aux Chagossiens dans le dernier budget…
— Sans vouloir faire l’éloge de qui que ce soit, je dois dire qu’il y a aujourd’hui une volonté de soutenir les Chagossiens, avec notamment cette dotation dans le budget. Avant, nous avons longtemps lutté sans soutien. Malgré cela, nous avons créé les structures nécessaires pour soutenir la communauté avec, notamment, le Chagossian Welfare Fund. C’est ainsi que nous avons pu envoyer 27 jeunes Chagossiens à l’université, que nous avons pu introduire un funeral grant, que nous aidons des jeunes à apprendre un métier. En parlant d’argent, savez-vous qu’en 2016 la Grande-Bretagne avait promis Rs 40 millions pour améliorer les conditions de vie des Chagossiens vivant en Angleterre ? La promesse n’a jamais été réalisée.
Pourquoi est-ce que le GRC a choisi de mener son combat de concert avec le gouvernement mauricien ?
— Je souligne tout d’abord que ce n’est pas ma décision personnelle, mais celle des instances du GRC. Nous étions arrivés à un point où le gouvernement britannique faisait la sourde oreille à notre revendication, alors que le gouvernement mauricien nous offrait la possibilité de l’exposer au niveau des instances internationales. Le choix était évident et aussi bien le gouvernement mauricien que les Chagossiens ont bénéficié de cet accord pour faire avancer la cause. Il faut reconnaître que cette association a donné de bons résultats.
Que répondez-vous à ceux qui vous disent que le gouvernement mauricien est en train d’utiliser les Chagossiens pour réclamer la souveraineté sur les Chagos ?
— Savez-vous que les Chagossiens vivant en Grande-Bretagne sont moins bien traités que les réfugiés politiques d’autres nationalités, qui eux ont droit à un red carpet treatment. Est-ce parce que les Chagossiens n’ont pas la peau blanche et les yeux bleus ? Comment voulez-vous que face à cette manière de traiter les Chagossiens, nous nous serions rangés du côté des Anglais qui prétendent que nous n’avions aucun droit sur les Chagos ? Le gouvernement mauricien nous a donné la possibilité de nous faire entendre dans les instances internationales, nous lui apportons la dimension humaine pour soutenir son dossier pour réclamer la souveraineté. Dossier dans lequel il a inclus le relogement des Chagossiens dans l’archipel. Le gouvernement mauricien ne nous utilise pas plus que nous ne l’utilisons : nous menons le même combat pour récupérer les Chagos.
Il y a donc entente entre le gouvernement mauricien et le GRC. Est-ce qu’il y a une entente entre les Chagossiens qui vivent à Maurice et ceux sont en Grande-Bretagne ?
— Je suis au regret d’avoir à dire que certains Chagossiens d’Angleterre sont en train de faire le jeu du gouvernement britannique, qui utilise son fameux divide and rule. Ceux qui font le jeu des Anglais ne sont pas les natifs des Chagos, ce sont les Chagossiens de la deuxième génération, nés à Maurice. Ils n’ont pas vécu la souffrance des natifs, ne savent pas que Charlesia a été battue par des policiers, que Lizette Talate a fait la grève de la faim, que nous menons le combat depuis des années avec notre seule conviction pour faire reconnaître nos doits. Ils ne ressentent pas ce que le terme “asagrin” veut dire pour un îlois déraciné de sa terre. Pour certains de ces jeunes, il faut choisir le passeport britannique contre le retour aux Chagos.
Pourquoi ne pas organiser une rencontre de tous les mouvements Chagossiens pour aplanir les différences, tomber d’accord et donner plus de force au combat ?
— Nous sommes d’accord pour une rencontre, mais il faut savoir de quoi on parle. Il y a certains qui font des déclarations ou prennent des initiatives qui vont dans le mauvais sens. Savez-vous qu’il y aura samedi une manifestation pour les Chagos contre la souveraineté de Maurice devant la haute commission mauricienne à Londres ? Ces gens ne se disent pas Chagossiens, mais des BOI Citizens. Ils ne connaissent même pas les étapes du combat. Il faut savoir sur la question de souveraineté qu’il y a eu un vote aux Nations unies où il y a eu 94 voix contre 16 pour référer la question à la Cour internationale de justice. Si le gouvernement britannique ne reconnaît pas l’autorité de cette instance, pourquoi est-il venu défendre son cas ? La cour a donné son advisory opinion en faveur de Maurice. Par la suite, Maurice a porté la question de souveraineté aux Nations unies où, cette fois-ci, 116 pays ont voté en faveur de Maurice et seulement 6 pour la Grande-Bretagne. Et la Grande-Bretagne ne tire pas les conséquences de ce vote ! Et son Premier ministre Boris Johnson ose dire que, dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, il faut respecter les votes des Nations unies ! Pourquoi demande-t-il aux autres ce qu’il ne fait pas lui-même ? Et samedi des Chagossiens qui vivent en Grande-Bretagne font une manifestation contre Maurice devant son ambassade à Londres ! On va où là ? Savez-vous qu’elle est la raison derrière cette manifestation ? Certains craignent que si la souveraineté mauricienne est acceptée par Londres, ils vont perdre leur passeport britannique. C’est l’argument que certains utilisent pour mobiliser les Chagossiens qui vivent en Angleterre.
Vous insistez sur le retour des Chagossiens dans l’archipel. Comment vont-ils survivre au niveau économique, uniquement en faisant la cueillette des cocos ?
— C’est un cliché qu’on a souvent entendu, surtout par les adversaires du retour aux Chagos. Mais il n’y a pas que d es cocos aux Chagos, encore que nous parlons de 3 500 hectares de cocotiers dont on pourrait en faire une industrie sur le modèle de ce qui se fait au Sri Lanka. Là-bas, le coco est utilisé pour sa chair et son eau, comme combustible mais également comme élément fondamental pour la parfumerie. Les Chagos sont entourés d’une mer tellement poissonneuse que les Anglais l’ont exploité pendant 25 ans à travers des permis de pêche. Il y a aussi une industrie touristique des petites îles, sur le modèle des Seychelles et des Maldives, qui pourraient être développées tout en respectant la protection de l’environnement. Le développement économique des Chagos n’est pas un rêve, mais une réalité que nous pouvons construire.
Arrivons à l’expédition du Bleu de Nîmes. Que répondez-vous à ceux qui disent que le gouvernement mauricien s’est servi de vous pour transformer une expédition scientifique en opération de com avec lever de drapeau sur Peros Banhos par les Chagossiens ?
— Même si c’était une opération com, elle a été utilisée pour renforcer le dossier du retour des Chagos. Le gouvernement mauricien nous a donné l’occasion d’aller sur nos îles natales sans être escortés par des soldats anglais, comme ce fut le cas lors des précédents voyages. Nous avons eu l’occasion de le faire avec une couverture médiatique internationale, qui a montré que le gouvernement britannique ne respecte pas les résolutions des Nations unies.
La secrétaire d’État britannique a déclaré au Parlement : « We are disappointed that Mauritius turns a scientific survey into a political stunt »…
— Avant de faire des commentaires et d’avoir des regrets sur l’initiative mauricienne, est-ce que le gouvernement britannique respecte la résolution des Nations unies qui lui demande d’arrêter d’occuper illégalement les Chagos ? Sait-elle à quel point les Chagossiens sont disappointed de la politique menée contre eux par les gouvernements anglais successifs ? Mais nous avons l’habitude de ces commentaires qui ne vont en aucune façon nous faire cesser le combat. À ce propos, je voudrais dire un mot sur le fait que sans les Chagosiens, sans leur implication totale dans la lutte, sans leur capacité à mobiliser la communauté, le dossier n’aurait pas atteint le niveau qu’il occupe aujourd’hui. Sans ces Chagossiens, qui ont allumé et maintenu la flamme du combat, rien n’aurait été possible et on ne le dit pas assez.
Le Premier ministre mauricien a déclaré qu’il n’avait pas invité la presse mauricienne à participer à l’expédition, parce qu’il trouve qu’elle n’a pas suffisamment couvert le dossier Chagos ? Êtes-vous d’accord sur ce point avec Pravind Jugnauth ?
— Je viens de dire que sans les Chagossiens le combat n’aurait eu la même ampleur. J’ajoute que la contribution des journalistes mauriciens a été déterminante dans le combat pour la récupération des Chagos. Je profite de l’occasion pour remercier tous les journalistes mauriciens qui ont accordé une grande couverture à la lutte des Chagossiens. Mais ce n’est pas moi qui décide qui fera partie ou pas de la délégation. J’ai abordé la question avec le Premier ministre et lui ai qu’il serait bon que des journalistes mauriciens fassent partie du prochain voyage. Cela étant, il faut reconnaître que la couverture du voyage par les journalistes étrangers nous a permis de mieux faire connaître la cause des Chagossiens au niveau international. J’en profite pour souligner que le GRC est là pour travailler avec tous les gouvernements qui l’aideront dans son combat. Mais je dis aussi que puisque tous les partis politiques mauriciens sont pour le retour aux Chagos, pourquoi ne faisons-nous pas cause commune, d’autant que c’est une cause nationale ?
Vous avez dit que jusqu’à 1965 que les Chagos étaient mentionnés dans les actes de naissance de ceux nés dans les îles. Savez-vous que depuis quelque temps, toutes les Agaléennes enceintes sont envoyées à Maurice pour accoucher. Ce qui fait que l’acte de naissance de leur nouveau-né ne mentionne pas le nom d’Agaléga. Ce qui serait, pour certains, une manière de détacher les Agaléens de leur île comme cela fut fait autrefois pour les Chagossiens. Votre réaction ?
— J’ai déjà soulevé cette question avec l’ancien et le Premier ministre actuel, et demandé que cette “erreur” soit corrigée. Il m’a été dit que, désormais, quand une Agaléenne vient accoucher à Maurice, Agaléga est mentionné sur l’acte de naissance de son nouveau-né. Mais plus généralement, sur la question d’Agaléga, il faut que les termes de l’accord, s’il existe un accord entre Maurice et l’Inde, soient rendus publics pour dissiper tous les malentendus. Ce que je souhaite, c’est que les droits des Agaléens soient respectés et qu’ils ne subissent pas, plus de cinquante ans après, le traitement qui a été infligé aux Chagossiens. Mais je ne crois pas que ce soit le cas.
Permettez-moi de dire que je vous trouve un peu arrangeant, Olivier Bancoult. Est-ce que depuis que le GRC travaille avec le gouvernement vous avez mis de l’eau dans votre vin ?
— Jamais de la vie. Je dis ce que j’ai à dire, parce que je ne dois rien à personne et que pendant des années, notre groupe a mené le combat seul au départ. Mon seul objectif, mon seul souhait, c’est que les membres de la communauté chagocienne, ceux qui le souhaitent, puissent aller vivre aux Chagos.
Vous m’avez dit une fois que le 12 mars était un jour de tristesse pour les Chagossiens. Est-ce qu’en dépit de tout ce qui s’est passé de positif depuis dans le combat pour le retour aux Chagos depuis, le 12 mars est toujours un jour de tristesse pour vous ?
— Je ne vais pas mettre de l’eau dans mon vin pour vous répondre. Le 12 mars est toujours un jour de tristesse pour les Chagossiens. Parce qu’à l’heure où Maurice célèbre son indépendance, nous célébrons notre expulsion de nos îles natales. Cette tristesse disparaîtra quand nous pourrons retourner et vivre librement aux Chagos. Tant que cet objectif ne sera pas réalisé, le 12 mars sera un jour triste pour moi.