Le coronavirus est en passe de faire de chacun de nous une île.
Ile, du latin insula, insulae. Qui donne aussi le mot isolement.
Et l’électrochoc qu’a fait courir, mercredi dernier, l’annonce de la mise sous « administration volontaire » d’Air Mauritius témoigne de cette sensation.
Objectivement, la situation financière catastrophique d’Air Mauritius n’est une nouvelle pour personne. Cela fait un moment déjà que l’on sait à quel point la mainmise politique et la maladministration caractérisée l’ont fragilisée. Souvenons-nous de l’éclatement de l’affaire de la fameuse « caisse noire » en 2001. Ou comment le seigneur Harry Tirvengadum fut destitué pour entente délictueuse ayant servi à détourner plus de Rs 85 millions au profit de la société Rogers à travers le versement de « commissions spéciales », fonds qui étaient ensuite conservés dans une caisse noire ayant servi notamment à financer des partis politiques. Tout était déjà là : la gestion d’une compagnie nationale comme un potentat, la connivence malsaine avec certaines entités privées, la manipulation politique. Et le choses ne se sont clairement pas arrangées au cours de ces dernières années, où le MSM a plus que jamais instrumentalisé Air Mauritius comme un élément majeur de son pouvoir.
Aujourd’hui, avec la nouvelle secousse du Covid-19, certes rude pour l’ensemble des transporteurs aériens, Air Mauritius se déclare donc en cessation de paiement, et placée sous l’administration d’un homme controversé parce que proche du gouvernement et à la tête de l’une des principales institutions créancières du Paille en queue. Toujours le même cercle vicieux.
Peu étonnant dans ces conditions que surgisse la suspicion que payanke pe bayante, que de sourdes machinations sont à l’œuvre pour défalquer notre « fierté nationale » au profit de quelques uns, toujours les mêmes évidemment. Les jours qui viennent nous renseigneront.
Mais d’ores et déjà, cette réaction qui consiste à voir en Air Mauritius notre « fierté nationale » qui serait ici spoliée en dit long sur notre ressenti. Car outre d’indiquer une certaine réussite économique, avoir une compagnie d’aviation nationale est peut-être une des choses qui nous sort du sentiment d’être iliens, dans le sens d’isolés.
Et la réaction est d’autant plus forte que cela intervient au moment où le Covid-19 non seulement nous isole du reste du monde mais, à travers le monde, isole les humains les uns des autres comme peut-être jamais auparavant.
Il y a eu les guerres, qui contraignent certaines personnes à s’abriter, voire à se cacher. Il y a eu d’autres épidémies. Mais jamais avec ces conséquences. Pour preuve, la grippe asiatique de 1957 aurait contaminé 20 % de la population mondiale, et fait quelque deux millions de victimes à travers le monde. A une époque où la population mondiale était de moins de 3 milliards, alors que nous sommes aujourd’hui 7,7 milliards. Cette grippe, qui avait trouvé son origine en Chine par une mutation de virus provenant des canards sauvages, se manifestait par une pneumonie sévère qui attaquait plus particulièrement les jeunes. Elle a fait le tour de la planète en 6 mois, submergeant les hôpitaux.
Mais les écoles n’ont pas fermé. La population n’a pas été placée en confinement. L’économie n’a pas été mise à l’arrêt.
Attachons-nous donc aujourd’hui davantage de « prix » à la vie humaine ? Ou en étions-nous venus à penser que les progrès de la médecine et des sciences en général nous protégeaient de tout ?
Aujourd’hui, nous sommes en proie à la panique parce que nous nous rendons compte que médecins et scientifiques n’ont aucune certitude face à ce virus, et donc pas de traitement prêt à être mobilisé. Ils cherchent.
Et nous, nous sommes renvoyés à notre plus petite entité.
On nous dit « distanciation sociale » plutôt que « distanciation physique ».
On nous dit « gestes barrière » au lieu de nous dire « gestes de protection ».
On nous inonde chaque soir d’images d’enfants, adorables c’est sûr, qui martèlent « res ou lakaz » comme une injonction quasi-militaire.
On nous convainc que laisser mourir des personnes âgées dans la tristesse et l’isolement le plus total est ce qu’il y a de mieux à faire pour tous. Que se resserrer chacun sur sa petite famille, son petit jardin, son petit quatre murs est au fond le meilleur avenir. Vraiment ?
« No man is an island entire of itself,
Every man is a piece of the continent,
A part of the main”
Ces mots du poète anglais John Donne (1572-1631), prennent aujourd’hui une résonnance particulière. Parce que nous courons le risque de nous auto-isoler. Certes, une des conséquences « positives » de cette épidémie est qu’elle nous replace face à la nécessité de cultiver notre propre potager et de remettre sur le tapis la question de l’autosuffisance alimentaire (on attend d’ailleurs toujours d’en savoir plus sur ce qui avait été annoncé par le gouvernement au début de l’épidémie, à savoir qu’il serait demandé aux grands propriétaires fonciers de l’île de mettre des terres à disposition dans cette optique…).
Mais il convient de prendre garde à ne pas laisser récupérer cette prise de conscience. C’est ce que nous dit avec force le botaniste Gilles Clément dans une passionnante tribune publiée cette semaine. « Ce constat de la dépendance absurde et dangereuse risque bien sûr d’être récupéré par les nationalistes décérébrés dont la tendance est de s’enfermer sur un modèle local-réac activé par un racisme sous-jacent. On ne peut extraire de leur névrose les malades qui ont une vision de l’autre comme ennemi. Ceux-là n’ont pas compris que nous sommes dans l’espace étroit du Jardin planétaire, cette petite biosphère, nageant tous ensemble dans le même bain, celui qui nous permet de vivre ».
Le Covid, poursuit-il, se présente comme « un commun à partager ». Parce qu’il s’agit d’une maladie dont la présence et la transmission sont aussi liées à un type de développement planétaire qui mêle pollution, alimentation inappropriée, logement inadéquat, omniprésence d’ondes, systèmes immunitaires déprimés, un monde où la « compétitivité » soumet les échanges et la vie toute entière à son implacable loi. Et personne, en isolation, ne sera en mesure de changer cela.
La vigilance est donc de mise face à la tentation du repli. Parce que tous habitants d’une seule Terre-île qui flotte dans l’infini de l’espace. Parce que plus que jamais illusoire le sentiment que nous serons en sécurité si nous acceptons de nous laisser couper les ailes, et rogner le bec…