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Ni chaînes, ni miettes

La fiction a l’immense pouvoir de rendre réel.
Cette affirmation peut sembler paradoxale. Mais elle se vérifie encore une fois magistralement avec le film Ni chaînes, ni maîtres, sorti simultanément cette semaine en France et à Maurice.
Dans nos deux pays, le remarquable film du réalisateur franco-béninois Simon Moutaïrou revêt une importance particulière.
En France, parce qu’il met en avant un pan d’histoire, celui de l’esclavage, qui reste largement passé sous silence et non-assumé dans la part pourtant très importante que ce système a joué dans la construction du pays dit des Lumières et des droits de l’homme.
À Maurice, parce que cette part fondatrice de notre histoire se bat encore pour sortir du carcan tabou dans lequel elle a longtemps été enfermée, pour cause d’ingénierie politique qui choisit de minorer, voire de mépriser notre part liée à l’esclavage. Et de voir ce film qui se déroule dans des paysages qui sont les nôtres nous remet les yeux en face des trous…
La réalité de l’esclavage a fait l’objet d’un certain nombre de films, souvent centrés sur la traite transatlantique et une réalité américaine : de La couleur pourpre à La couleur des sentiments, en passant par le Amistad de Spielberg en 1997, le Django unchained de Tarantino, ou plus récemment Lincoln ou Twelve years a slave. Du côté français, c’est plutôt la réalité antillaise de l’esclavage qui s’est montrée au cinéma avec notamment la réalisatrice Euzhan Palcy (Rue Cases-Nègres) ou Guy Deslauriers (Passage du milieu).
Mais l’océan Indien restait peu abordé.
À l’île de La Réunion, pourtant, la réalité du marronnage est de plus en plus largement traitée, à travers livres, BD, spectacles, expos. Là-bas, toute une historiographie et une mythologie se sont développées autour de grandes figures du marronnage dont témoignent déjà les noms d’un certain nombre de lieux, appartenant à ce qui est considéré comme le Royaume des Marrons, qu’a abrité le relief propice des cirques, pitons et montagnes.
À Maurice, c’était plutôt le plat…
C’est dire si résonne fortement Ni chaînes ni maîtres, qui met en scène l’histoire de Massamba (Ibrahima M’Baye) et de sa fille Mati (Anna Diakhere Thiandoum), esclavés sur la plantation d’Eugène Larcenet (Benoît Magimel) dans l’Isle de France de 1759. Si Massamba tente dans un premier temps de convaincre sa fille qu’elle peut aspirer à être affranchie en courbant le dos et en apprenant la langue du maître, celle-ci va montrer la voie en prenant le risque de s’enfuir pour trouver cette communauté secrète de marrons dont l’existence court comme une rumeur de rédemption. Mais la chasseuse de marrons Madame la Victoire (Camille Cottin) va se lancer à leur poursuite. S’engage alors une chasse qui ancre le film dans une logique « survivaliste ». Propre, effectivement, dans son esthétique, à parler fortement aux jeunes générations.
La particularité du film de Simon Moutaïrou réside bien dans le fait qu’il ne s’agit pas en soi d’un film sur l’esclavage, mais davantage d’un film sur le marronnage. Sur la force de résistance à l’oppression de ces femmes et de ces hommes nommés marron-nes, en référence au mot espagnol cimarron, qui servit un temps à désigner les animaux qui s’enfuyaient pour retrouver l’état « sauvage ».
Il s’agit de dé-courber le dos, et la façon dont le cinéaste traite cet élément est à ce titre très parlante, autour de la peau du dos, comment elle est déchirée, mise à cru, perlée de sueur, ultimement respirante, réparée.
C’est la découverte de « la légende » de la montagne du Morne, dont se seraient jetés des marrons épris de liberté, qui aurait cristallisé chez le réalisateur le désir de faire ce film longtemps porté en esprit. Et il est significatif d’entendre Simon Moutaïrou raconter comment il s’est largement appuyé sur les travaux de chercheuses et chercheurs locaux, dont Vijaya Teelock et Mgr Amédée Nagapen avec la somme que constitue son ouvrage Le marronnage à l’Isle de France : rêve ou riposte de l’esclave ? En relisant cet ouvrage paru en 1999, il est singulier de relever à quel point, dans son préambule, son auteur prend des « pincettes » pour établir, on pourrait même dire justifier, l’intérêt et la nécessité de s’intéresser à la question du marronnage.
Sans doute parce que son potentiel subversif est immense…
À Maurice, nous en sommes toujours à minimiser l’apport des esclavé-es à la construction de notre pays. Pendant longtemps, nous avons maintenu une image négative des esclavé-es comme soumis, souffrants, subissant. Comme des sous-humains à peine plus « valables » que les non-humains que le Code Noir faisait d’eux. Au point où leurs descendants ont mis beaucoup de temps, et sont encore en processus d’arriver à se reconnaître comme venant de cette histoire-là.
Pourtant, dès que les Hollandais amenèrent les premier-es esclavé-es dans notre île à la fin du 16ème siècle, 105 hommes et femmes qu’ils capturèrent et déportèrent de Madagascar, 52 d’entre eux, à peine débarqués, vont prendre la fuite et se réfugier dans la nature environnante. Sur ces 52, seulement 18 seront repris. Ces premiers marrons, rejoints par d’autres, ne vont cesser d’attaquer les positions hollandaises, mettant notamment le feu au Fort Frederick Hendrick à Grand Port en 1695. En 1710, épuisés par les attaques d’esclavés marrons, par les cyclones et par les rats, les Hollandais abandonnent Mauritius. Il est, donc, possible de penser que ces esclavés restés dans la nature constituèrent la première population de l’île, jusqu’à la prise de l’île par les Français en 1715.
Le marronnage a, donc, toujours été à la base de notre histoire…
Mais la domination a la dent dure.
Inspirée notamment de celle d’Afrique du Sud en 1994, la Truth and Justice Commission créée à Maurice en 2010 pour étudier les conséquences de l’esclavage et de l’engagisme dans notre pays, a soumis des recommandations visant à favoriser la justice sociale et l’unité nationale. Mais où en est-on réellement, alors que se perpétuent des injustices socio-économiques flagrantes à l’égard de la population créole descendant d’une histoire dont nous peinons à vouloir reconnaître toutes les réalités et répercussions ?
C’est bien pour cela qu’il faut absolument voir Ni chaînes ni maîtres. Parce que le film de Simon Moutaïrou nous engage à voir et ressentir cette histoire dans toute sa complexité. Et son injustice. Au-delà des exigences des travaux scientifiques, la fiction peut se donner la liberté de l’humain. La possibilité de transcender les faits avérés, les rapports cliniques, les chiffres, pour faire ressentir avec. Et ce qui est ressenti dans son film, c’est autant l’abomination violente et insoutenable qui détruit des êtres que l’agentivité qui fait que les esclavé-es ont résisté, farouchement, refusant l’asservissement, prenant leurs jambes, leurs mains, leur peau, leur être tout entier pour refuser une condition qui leur était imposée, n’attendant pas pour cela l’abolition qui leur fut finalement consentie. Parce que c’est dans une transcendance culturelle, spirituelle, mystique magnifiquement dépeinte par le film qu’ils ont puisé leur force et aspiré à reconstruire leur destin. (Juste un regret, peut-être, de n’avoir entendu qu’une seule phrase en créole dans le film, alors même qu’à deux reprises, les marrons affirment « c’est notre île ici », et que le métissage, culturel et langagier, est aussi constitutif du marronnage, outre le rapport à l’ancestralité).
C’est bien pour cela que loin de nous contenter de regarder, il faudrait que cela nous incite à engager une conversation autour de cette réalité qui continue d’enchaîner notre construction. À ce titre, le film est aussi accompagné d’un passionnant dossier pédagogique réalisé par Stéphanie Belrose, à être utilisé au niveau des établissements scolaires, qui pourraient aussi s’appuyer ici sur l’ouvrage Leritaz Maronaz lancé l’an dernier par Raphaël Audibert. Qui dit une façon très forte de la nouvelle génération de vouloir refonder the narrative autour de l’esclavage chez nous.
Et cela ne se limite pas à un passé qu’on pourrait dire révolu.
« J’avais aussi envie de parler du présent », dit Simon Moutaïrou dans une interview. « Aujourd’hui, on peut être opprimé en fonction de sa couleur de peau, de son genre, de ses préférences sexuelles ou encore de sa religion. Si, il y a quatre siècles, des hommes et des femmes ont pu s’enfuir de la pire des oppressions, alors, nous aussi, pouvons le faire. C’est là où les Marrons et Marronnes, les héros de mon film, nous parlent. Parce qu’il est toujours possible de dire non, de s’extraire et de résister ».
Marronner contre les oppressions…
À la fin du film, dans une scène d’autant plus puissante qu’elle est totalement dépourvue de sur-effets et de pathos, les marron-nes qui vont bientôt être repris-es s’avancent vers le bord de la falaise et, d’un petit bond, simplement, choisissent le vide. Ultime refus de la domination. Il n’y aura pas de reddition, pas de retour à l’ordre imposé.
N’accepter ni les chaînes, ni les miettes de l’histoire.
Reprendre sa place entière dans la grande histoire humaine.
La liberté totale, forte, belle.
Que ferons-nous de cet immense cadeau ?

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SHENAZ PATEL

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