What’s in a word ?
A lot, obviously.
Témoin, la virulente polémique suscitée par la mise en ligne, le 7 janvier, par le très populaire vloggeur Nas Daily, d’une petite vidéo d’un peu plus de 2 minutes sur Maurice intitulée “The 100% immigrant country !”
À la base, donc, un de ces « portraits » rapides d’un des lieux du monde que visite le jeune homme. Pas de place ici pour la complexité ou la nuance. Avec l’enthousiasme exubérant qui a fait sa marque de fabrique, il présente d’une booming voice deux ou trois highlights qui, selon lui, font la singularité et l’intérêt d’un lieu ou de personnes rencontrées.
Rien de très conséquent, pourrait-on penser, au contraire peut-être une bonne pub pour Maurice. D’autant que Nas Daily a également publié une deuxième vidéo sur Maurice, dans laquelle il souligne que Maurice est le pays le plus sûr d’Afrique et que nous sommes un des rares pays au monde à ne pas avoir d’armée. (Se filmant au passage avec notre nouveau Président de la République qui gagnerait clairement à mieux se renseigner avant de recevoir des personnages controversés au Château du Réduit…).
Mais, il y a un gros mais…
La dernière visite à Maurice de Nas Daily remontait à 8 ans. Chaque année, le vlogeur de 32 ans, qui vit à Dubaï, choisit un pays pour y passer une semaine de vacances en famille et cette année, huit ans après sa première visite, son choix s’est porté sur Maurice. Après avoir séjourné à Maurice du 26 décembre 2024 au 1er janvier 2025, il publie donc cette vidéo où il présente d’emblée Maurice comme « le seul pays au monde composé à 100% d’immigrants ». (Alors qu’on pourrait, bien évidemment, dire que c’est le cas d’un certain nombre d’îles à travers le monde, comme notamment les Seychelles, juste à côté de nous). On pourrait choisir de juste en sourire, de se dire qu’on a tout bêtement là affaire à un exemple supplémentaire de cette nouvelle « culture » qui tend à s’exprimer à tout va sur ce qu’elle ne sait pas, avec une forte dose d’approximation et juste pour faire le buzz. Le hic, c’est quand on découvre, dans la vidéo, la participation de jeunes « influenceurs » mauriciens proclamant, l’un après l’autre, « I am an immigrant ».
Words. Dans un post suivant la levée de boucliers dont son vlog a fait l’objet, Nas Daily affirme que loin d’être une insulte, le mot « immigré » est une désignation dont on devrait être fier. Là-dessus, on peut sans peine le suivre.
Cela se corse toutefois lorsqu’il ajoute que les États Unis, par exemple, sont toujours à ce jour présentés comme « a nation of immigrants ». Ouch. A nation of immigrants, qui ont prétendu avoir « découvert » les terres qu’ils venaient coloniser, et qui ont exterminé les populations qui habitaient déjà ces lieux. Pas super, l’exemple….
De fait, dans sa vidéo simpliste sur Maurice, Nas Daily montre quatre petits personnages, hommes et femmes, qui débarquent gentiment d’un bateau sur une île vierge qu’ils « inaugurent » de fait, et qui, dans son discours, y amènent par la suite des esclaves, des laboureurs et… des business people…
Business people ? Il y a 500 ans ? Seriously ? Et l’on découvre ainsi qu’il y a un mot qui manque dans le vlog de Nas Daily : le mot colonisateur, remplacé par business people…
Et cela est quand même bien embêtant.
D’une part, parce que la colonisation a fondé notre histoire.
D’autre part, parce que Nas Daily n’est pas qu’un petit vlogeur anonyme et sans importance.
Né en Israël d’une famille arabo-musulmane d’ascendance palestinienne, il entreprend des études liées à l’informatique à l’université de Harvard aux États Unis au terme desquelles il décide, en 2016, de se lancer dans un tour du monde qu’il documente en vidéo sous le nom de Nas Daily (Nas signifiant « people » en arabe). Chaque jour pendant 1,000 jours, il va publier de sympathiques vidéos d’une minute racontant ses rencontres avec diverses personnes à travers le monde. Il fonde ensuite sa compagnie de production vidéo baptisée Nas Daily Corporation, sa propre page Facebook, upgraded après sa rencontre avec Mark Zuckerberg, puis sa propre chaîne YouTube en 2019. Très vite, vu sa popularité, ses vidéos en anglais sont sous-titrées dans une dizaine de langues. En novembre 2019, il sort une autobiographie intitulée Around the World in 60 Seconds : The Nas Daily Journey, et crée en 2020 la Nas Academy, une école pour les. créateurs vidéo, et son propre studio de production, Nas Studios. Aujourd’hui, il compte plus de 22 millions de followers sur Facebook et plus de 8 millions sur Tik Tok. Et un certain nombre de celles et ceux qui le suivent ont relevé que celui qui s’était longtemps présenté comme un « Palestinian-Israeli » avant de choisir, depuis quelques années, de se décrire comme « Israeli-Palestinian », postait depuis quelque temps des contenus résolument pro-Israéliens. Il n’est, donc, pas illégitime de s’interroger sur la façon dont il efface les mots colons et colonisation de sa façon de raconter l’histoire d’un pays, fut-il Maurice…
Car les mots, en construisant notre narration du monde, construisent notre vision et notre réalité. Certes, on peut arguer que toute cette polémique n’aurait pas eu lieu s’il avait simplement été dit que nous sommes un peuple de descendants d’immigrés. Un mot de plus. Mais qui change tout. Car dans le narrative qu’il expose, Nas Daily présente Maurice non pas comme un pays qui, depuis cinq siècles, a développé une existence et une identité propres, mais comme un territoire où chacun serait libre de venir, de s’installer, de travailler ensemble, de s’aimer malgré les différences ethniques et youpla boum !
Le monde version digital nomads en quelque sorte, pour l’enjoyment de tous ceux qui le désirent et en ont les moyens…
Sans sur-réagir, il est important de rester vigilants face à ce qui est là en jeu. Face au fait que nous sommes aujourd’hui en présence d’hommes qui, à travers le développement accéléré d’internet et des réseaux sociaux, se sont donné les moyens d’instrumentaliser et de contrôler la façon dont nous pensons et vivons le monde. Et se montrent bien décidés à profiter des milliards ainsi amassés pour aspirer désormais à un contrôle politique plus cash. On parle ici de Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, et bien sûr Elon Musk, patron de X (ex-Twitter), SpaceX, Starlink, qui vient d’être nommé à la tête d’un Département de l’efficacité gouvernementale dans le gouvernement de Donald Trump qui s’apprête à prendre le pouvoir.
Il y avait déjà la distinction sournoise entre « immigrés » et « expats », les uns marqués par la nécessité de s’exiler pour travailler et survivre, les autres enveloppés de la suffisance de pouvoir choisir un meilleur lieu de vie, forts des avantages que leur confère déjà l’argent qu’ils possèdent.
Il faudra aussi faire attention au revival de ces désignations de « nation of immigrants » qui ont déjà, à travers l’histoire, des États Unis à la Palestine, vu spolier des populations des droits humains les plus élémentaires à une vie pacifique sur une terre soudain up for the taking…
SHENAZ PATEL