«Enn gouvernma pa gagn drwa tir manze dan labous dimounn ».
Celle qui s’exprime ainsi s’appelle Emma. Elle a 11 ans, et demi précise-t-elle.
Cet après-midi, à Barkly, Beau Bassin, elle regarde, avec sa mère, la place centrale où elle a vu, vendredi soir, une cartouche de gaz lacrymogène lancée par des soldats exploser à ses pieds.
Oui, nous sommes bien dans cette île Maurice que la pub officielle tente d’abriter de la douce ombrelle de l’appellation paradis.
Emma a 11 ans, et demi, elle ne fait pas partie, elle le dit elle-même, de ceux que l’on appelle « les pauvres ». Sa famille a encore les moyens de la faire vivre correctement. Mais elle voit ses ami-es, son voisinage, qui a de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. « Mo santi mo leker fer mal », dit-elle. « Pa gagn drwa fer sa ar bann dimounn ki pe travay dir. Pa kapav aksepte sa ».
Emma ne fait pas de grandes théories. Elle exprime ce qu’elle voit et ressent au quotidien. L’injustice. L’impuissance. Le trop plein. La colère.
Hier après-midi à Camp Levieux, il fallait bien regarder pour voir les traces des affrontements de la veille entre les habitants et les soldats de la SSU. Tout juste, sur la route qui longe le poste de police et le Funeral parlour (curieuse proximité…) entre les blocs d’appartements aux noms fleuris de Bégonias à Chrysanthèmes, quelques traînées noirâtres qui témoignent des feux qui ont été allumés par des résidents en colère. Après avoir manifesté toute la soirée, les gens, durant la journée d’hier, vaquent à leurs occupations, vont travailler, balayent leur cour, font leurs courses au Winner’s du coin. Petit coup d’œil aux caisses : les paniers sont réduits au strict minimum, du pain, du riz, un chou ici, du lait là, partout des sachets de mines Apollo. Qui de nos dirigeants connaît le prix d’un mine Apollo, devenu au cours de ces derniers mois le plat principal d’un nombre grandissant de Mauriciens ?
A Barkly par contre, l’ambiance est comme suspendue. Au bout de la toute neuve ligne du métro léger qui a éventré leur quartier sans qu’ils aient eu voix au chapitre, quelques habitants observent les tanks de l’armée et les membres des forces spéciales carapaçonnés dans leurs armures noires. Toute cette journée de samedi, ils sont restés là, autour de la place centrale, à côté du poste de police, surveillant une aire littéralement recouverte de roches et de morceaux de brique, de bouteille et d’éclats de verre, de restes de cocktail molotov artisanaux et de cartouches écrabouillées de gaz lacrymogène. Rien n’a été déblayé. La place témoigne de la bataille, semble attendre la nuit à venir.
Calme précaire en effet. Si elle a été accueillie avec soulagement, la nouvelle de la libération sous caution de Dominique Seedeeal ne signifie pas forcément la fin des manifestations de colère d’une population visiblement à bout. Il est significatif que cet homme, arrêté au lendemain des manifestations de mercredi soir à Camp Levieux, ait choisi de se faire connaître sous le nom de « Darren l’activiste ». Comme une façon de bien faire valoir que non, il n’est pas « une racaille », un émeutier, un « récidiviste », un fouteur de merde et de feu.
Darren a énoncé clairement sa revendication : il demande au gouvernement de revoir sa décision d’augmenter, coup sur coup, le prix de la bonbonne de gaz et de l’essence. Parce que ces deux très fortes augmentations étouffent une population déjà au bord de l’asphyxie. Arrêté, pris comme symbole, Darren, relâché hier, a appelé au calme et à l’attente de la décision du gouvernement. Mais cela va-t-il suffire ?
En février 1999, Kaya fut un symbole. La mort en prison du chanteur de seggae qui dénonçait l’hypocrisie et l’injustice de « nou tizil », vint couronner un sentiment flagrant d’injustice et d’exploitation ressenti et vécu par une partie de la population créole. Celle qui, toujours au bas de l’échelle, toujours exploitée, toujours cantonnée aux faubourgs, aux postes subalternes et à la mauvaise réputation, dans le sillage d’une histoire esclavagiste non adressée, avait fini par exploser face au trop plein. Prenant pour cible une force policière, majoritairement hindoue, vécue au quotidien comme le représentant et l’expression d’un pouvoir central qui déconsidère, dénigre, voire humilie cette partie de la population. On connaît hélas la suite : pour contrer la révolte, le pouvoir a fait ce qui lui semblait le plus odieusement efficace : il a instrumentalisé la révolte sur une base communale, mobilisant les Hindous contre ce « péril Créole » qui les menaçait. Et nous avons connu des jours d’émeutes où le pays a été complètement mis en suspens, les Mauriciens « découvrant » avec ébahissement et terreur que oui, la violence pouvait se terrer parmi nous et nous exploser à la gueule.
En cela résident les similitudes et les différences entre 1999 et 2022. Cette fois, nous savons que cela peut nous arriver. D’où, sans doute, les craintes et les mises en garde de ceux qui affirment qu’il ne sert à rien de répondre à la violence par la violence. Et que même si l’on est mécontents, il faut absolument respecter le Law and Order. Le même argumentaire a été déployé face aux Gilets Jaunes en France et dans le sillage des émeutes liées au mouvement Black Lives Matter aux Etats Unis l’an dernier. Oui, dans l’absolu, sans doute, la violence ne fait pas avancer les choses sainement.
Mais pourquoi voyons-nous la violence, et la dénonçons-nous comme dangereuse, quand elle vient des opprimés qui ont épuisé tout autre recours ?
Est-ce que la loi et l’ordre sont respectés lorsque nos gouvernants pratiquent éhontément la corruption, y compris sur nos dépenses de santé, et ne sont jamais inquiétés ?
Est-ce que la loi et l’ordre sont respectés lorsque le népotisme, le favoritisme et le clientélisme continuent à être pratiqués et révélés sans que rien ne change ?
Est-ce que la loi et l’ordre sont respectés lorsqu’un activiste menaçant de révéler des malversations concernant les plus hauts échelons du pouvoir est retrouvé brûlé dans un champ de cannes, la police concluant hâtivement au suicide alors que l’on finit par établir qu’il s’agit d’un meurtre, toujours non résolu ?
Est-ce que la loi et l’ordre sont respectés lorsque le Parlement est tourné en farce où l’opposition démocratiquement élue ne peut plus s’exprimer ?
Est-ce que la loi et l’ordre sont respectés lorsqu’un rapport portant sur l’hécatombe parmi les dialysés au plus fort du Covid est maintenu secret et qu’aucune responsabilité n’est sanctionnée ?
Où va s’exprimer la frustration de devoir toujours subir, courber, payer, travailler et ne plus pouvoir envisager de se nourrir correctement alors qu’en face, nos élus gaspillent l’argent public en voyages dispendieux et dépenses inutiles ?
Que faire de la colère impuissante qui build up chaque jour un peu plus ?
Les Mauriciens constituent une population travailleuse qui ne demande pas d’assistanat. Juste de pouvoir vivre décemment et être respectés. Or, de quel irrespect, voire mépris le plus total n’avons-nous pas été témoins ces derniers temps ?
Certes, le monde entier souffre économiquement des retombées du Covid et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Certes, le prix du gaz et de l’essence augmente partout.
Mais le rôle d’un chef de gouvernement d’un pays inquiet et en souffrance ne serait-il pas de venir parler à sa population ? Au lieu d’annoncer coup sur coup, deux jours de suite, des augmentations énormes du prix du gaz et de l’essence avec effet immédiat par un communiqué laconique émis à 20h, le Premier ministre mauricien n’est-il pas en mesure de comprendre qu’il aurait dû faire une adresse télévisée aux Mauriciens ? Leur dire qu’il comprend leurs difficultés et souffrances, mais que nous ensemble dans cette galère, annoncer un plan global avec réduction des salaires de ses ministres, donner une impulsion solidaire à la crise ?
Non, il préfère aller parader en visite officielle en Inde, menacer de représailles et tenter maladroitement de désigner des boucs-émissaires lorsque se manifestent les premiers signes de mécontentement.
Cette crise que nous vivons aujourd’hui était tellement prévisible. Les difficultés réelles de notre population tellement ignorées. Sa colère tellement attisée par le mépris des puissants du jour.
On entend souvent dire que les Mauriciens sont des moutons. Peut-être simplement les Mauriciens sont-ils wise. Parce que nous nous souvenons de février 1999. Parce que nous savons que les problèmes exposés par cette période n’ont pas été résolus. Parce que nous sommes pleinement conscients que si ça éclate, l’instrumentalisation ethno-communale va tout de suite être actionnée, et que nous ne pouvons pas faire des kilomètres à pied pour traverser une frontière et aller nous réfugier ailleurs. Nous sommes coincés ici, ensemble.
A Camp Levieux, hier, on pouvait noter que malgré l’intensité du mécontentement exprimé, aucune dégradation n’a été effectuée sur les infrastructures publiques. Cela veut beaucoup dire.
Il est encore temps pour le gouvernement de se ressaisir et d’écouter la colère, d’œuvrer à lui répondre autrement qu’en déployant l’armée, ses grenades lacrymogènes et ses balles. Il est encore temps pour ce gouvernement de canaliser l’inquiétude et la colère des Mauriciens dans l’action commune en direction du changement. Saura-t-il choisir cette voie ?
Sachant que la grande différence avec 1999, c’est qu’il n’y avait alors pas de réseaux sociaux. Et que l’on sait aujourd’hui avec quelle vitesse et facilité la moindre rumeur peut se répandre comme une traînée explosive.
Que va répondre ce pouvoir à toutes les Emma de notre pays ?
Moutons les Mauriciens ?
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