Me Yatin Varma vient d’être élu, sans opposition, président du Bar Council pour un deuxième mandat consécutif. Dans l’interview qui suit — et qui a été réalisée jeudi après-midi par téléphone —, le président réélu présente son bilan et souligne quelques obstacles qui empêchent les avocats d’exercer leur métier en toute indépendance, et fait des propositions pour l’amélioration du fonctionnement du judiciaire dans l’intérêt de toutes les parties concernées.
Quel est votre bilan pour votre premier mandat en tant que président du Bar Council ?
— Mon équipe et moi avons eu un mandat bien rempli au cours duquel nous avons fait tout ce qui pouvait être fait pour consolider l’indépendance du barreau, préserver l’intégrité de la profession et défendre les intérêts des membres. Dans cette optique, nous avons pris une série de mesures, notamment : l’organisation d’une campagne complète de vaccination pour la profession légale ; faire en sorte que les avocats puissent avoir leur work access permit pour pouvoir travailler pendant le confinement puisque les avocats ne pouvaient pas aller à leurs bureaux pour travailler. Nous avons protesté contre une mesure administrative, la barrister ‘s card, et le commissaire police a fini par convenir que la police ne pouvait empêcher un avocat d’avoir accès a son client sans présenter cette fameuse carte. Nous avons également lancé une newsletter pour la profession, ce qui est une première, dont trois éditions ont été publiées. Nous avons également mené à terme un travail commencé par l’ancien Bar Council : présenter des guidelines aux aspirants et aux nouveaux avocats pour qu’ils se familiarisent avec les procédures, la manière de se comporter, leurs responsabilités et leurs devoirs. Tout cela est contenu dans un document que nous avons publié l’année dernière.
On m’a parlé de l’affaire du trade fee qui oppose le Bar Council à la municipalité de Port-Louis…
— La municipalité de Port-Louis, en concertation apparemment avec le Registrar of Compagnies, a pris la décision de réclamer un trade fee annuel aux avocats et avoués. La position du Bar Council sur cette décision est la suivante : les avocats et avoués ne sont pas des traders, des commerçants, et nous n’avons donc pas à payer cette taxe. Nous avons contesté cette décision de la municipalité devant la Cour suprême en demandant une judicial review et l’affaire sera prise le mois prochain.
Mais pourquoi est-ce que les avocats et les avoués ne paieraient pas une taxe pour pouvoir exercer leur métier, comme le font pratiquement tous les autres corps professionnels ?
— Parce que, comme je viens de vous le dire, nous ne sommes pas des traders, des commerçants.
Le fait que les hommes de loi font payer leurs clients pour leurs services ne doit-il pas être considéré comme une activité commerciale ?
— Le stand du Bar Council est le suivant : les avocats et les avoués ne se considèrent pas comme des commerçants et ne doivent pas payer de taxe. Historiquement parlant, la profession légale — je parle plus particulièrement des avocats et des avoués — n’a jamais été considérée comme faisant partie des commerçants et nous ne comprenons pas pourquoi cela devrait changer. C’est pour cette raison que nous contestons cette décision.
En dehors de cette affaire, vous semblez être satisfait du bilan de votre premier mandat comme président…
— Oui, je le suis, dans la mesure où la profession a bien accueilli mon travail et mes initiatives et celles de mon équipe, et m’a confié un deuxième mandat pour continuer dans la même voie.
Nous allons revenir à ce deuxième mandat plus loin. Contrairement à la majeure partie de vos prédécesseurs, vous avez eu un mandat discret au niveau médiatique…
— J’ai fait le job de président du Bar Council : travailler pour la défense de la profession, pour défendre les intérêts de ses membres. Je ne suis pas un homme public qui doit s’exprimer sur des questions d’actualité, mais le président du Bar Council qui a été élu par la profession pour gérer ses problèmes et améliorer la situation.
Vous avez été reconduit à la présidence pour un deuxième mandat sans contestation. Est-ce que cela signifie que votre premier mandat a été excellent ou que le poste de président du Bar Council n’intéresse pas la profession ?
— Il y a eu un consensus. Des confrères m’ont approché pour me dire qu’ils étaient satisfaits du premier mandat et m’ont proposé d’en faire un deuxième. Il y a eu consensus sur cette question. Il y a eu une candidature à la présidence qui a été, par la suite, retirée.
Je vais imiter l’exemple d’avocats qui aiment truffer leurs plaidoiries de citations en vous proposant celui-ci : est-ce qu’à vaincre sans péril on ne triomphe pas sans gloire ?
— Je vous répète qu’il y avait un consensus pour que je sois président pour un deuxième mandat. Je n’avais pas d’adversaire. Je ne pouvais tout de même pas aller en chercher un juste pour avoir un combat !
Pendant l’année écoulée, il y a eu pas mal de controverses sur le rôle de l’avocat, ses rapports avec la police, plus particulièrement dans le cadre de l’enquête judiciaire sur la mort de l’activiste politique du MSM Soopramanien Kistnen retrouvé brûlé dans un champ de cannes. Votre commentaire ?
— Je vous ai déjà dit que j’avais été élu pour défendre les droits des avocats…
Justement, certains d’entre eux ont dit que leurs droits n’étaient toujours pas respectés dans le cadre de cette affaire par la police…
— Le Bar Council a pris position quand les droits des avocats et de leurs clients ont été bafoués par la police. Et cela dans le cadre de notre mandat qui est de défendre la profession.
Que pensez-vous des avocats qui ont plus tendance à plaider leurs affaires plus souvent devant les micros et caméras de la presse que devant un magistrat ou un juré ?
— Le Bar Council a pris position contre ceux qui le font. L’année dernière, au début de mon mandat comme président, nous avons eu à traiter ce genre d’affaire. Nous avons fait savoir aux avocats concernés ce que nous pensions de cette pratique, du fait qu’elle allait contre notre code et depuis les choses ont changé, les grandes déclarations au sortir de la cour devant la presse ont diminué. Il y a dans le code d’éthique des hommes de loi un protocole à observer quand un avocat se présente devant une cour de justice. Il faut que ce protocole soit observé.
Que pensez-vous de l’action des avocats regroupés dans le mouvement The Avengers ?
— Quand des avocats estiment que leurs droits et ceux de leurs clients sont bafoués, s’ils nous en avisent, nous prendrons les actions nécessaires. Nous sommes là pour défendre les avocats et les avoués. C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
Prenons un cas concret. L’avocat Roshi Badhain a déclaré que la police l’avait piégé dans une affaire de vol de bois de teck appartenant au gouvernement, une affaire qui remonterait à plusieurs années. Le Bar Council est-il prêt à aider cet avocat dans sa défense ?
— Pour des raisons évidentes, je vais bien me garder d’entrer ou de faire référence à un ou des cas spécifiques. Le principe général est le suivant : si et quand un avocat estime que ses droits sont bafoués dans l’exercice de ses fonctions, le Bar Council est là pour intervenir, sans problème. C’est d’ailleurs notre vocation. Mais je tiens à souligner que le Bar Council ne peut et n’interviendra que dans des cas ou les droits d’un avocat ont été bafoués dans l’exercice de ses fonctions.
En général, êtes-vous satisfait de l’attitude du comportement de la police vis-à-vis des avocats ?
— Non. Pas du tout. Très franchement et très honnêtement, au cours de cette année de présidence du Bar Council, nous avons été témoins d’agression d’avocats, dans un cas particulier par l’ADSU de Rose-Belle. À maintes reprises, nous avons discuté du sujet avec le Commissaire de police et alerté les autorités concernées, et rien n’a changé. On a le sentiment que pour la police, quand un avocat fait son travail, qui consiste à défendre son client, c’est perçu comme étant une entrave à l’enquête policière. Je ne veux pas généraliser, il y a des officiers de police qui font leur travail correctement. Mais dans beaucoup de cas, on a l’impression que certains policiers considèrent l’avocat comme un ennemi, un obstacle à son travail. C’est une mentalité qu’il faut absolument et rapidement changer.
Est-ce une nouvelle attitude de certains policiers ?
— C’est une attitude qui existe depuis quelque temps, mais elle n’était pas aussi développée, si je puis dire, qu’aujourd’hui. Cette attitude est en train de s’amplifier, d’empirer, parce ce que certains à la police se sentent pousser des ailes.
Parce que la hiérarchie de la police laisse faire, n’intervient pas pour les ramener à l’ordre ? Parce que cette hiérarchie leur donne des instructions pour aller dans cette direction ?
— Je ne peux pas dire que des instructions ont été données pour aller dans cette direction. Je pense que les policiers concernés se sentent, se croient intouchables, se sentent protégés et que tout leur est permis. Nous avons soulevé la question avec le commissaire de police.
Le nouveau ou l’ancien ?
— Les deux. Nous avons aussi soulevé la question avec d’autres autorités qui nous ont donné la garantie qu’un comité conjoint Police/Bar Association sera bientôt institué pour se pencher sur cette situation. Nous attendons que ce soit fait. Je vous donne un exemple de la manière dont certains se comportent avec nos membres. Quand un avocat appelle certains postes de police pour dire que ses services ont été retenus pour défendre une personne qui a été arrêtée, savez-vous que cet avocat s’entend dire : « Comment est-ce que je peux savoir que vous êtes bien un avocat ? » Il faut que cette mentalité et cette manière de faire cessent.
Le public reproche aux avocats de pratiquer les renvois des affaires en cour, ce qui fait que parfois elles traînent pendant des mois pour ne pas dire des années. Sans compter les frais financiers que ces renvois impliquent. Êtes-vous au courant de ces plaintes du public ?
— Je suis un avocat pratiquant qui va en cour presque tous les jours. Je peux vous dire que la plupart du temps, les affaires sont renvoyées parce que les témoins de la poursuite sont absents. Je vous invite à aller vérifier en cour combien de cases sont renvoyés en raison de l’absence de témoins de la poursuite. Et dans certains cas, le séjour en prison des personnes arrêtées provisoirement est prolongé injustement.
Est-ce qu’il n’y a pas tout de même des avocats qui abusent sur les renvois d’affaires ?
— Cela peut arriver, mais la majeure partie des renvois sont provoqués par l’absence des témoins de la poursuite, c’est-à-dire de la police. Pour mettre fin à cette pratique, il faudrait que des instructions claires et strictes soient données par les autorités concernées pour qu’au troisième renvoi de suite l’affaire soit jugée en l’absence de témoins de la poursuite.
Une manière de faire avancer les dossiers ne serait-elle pas d’augmenter le nombre de tribunaux et leur personnel ?
— Pas nécessairement. Je crois qu’il faut plus d’organisation et de management des dossiers qui vont en cour. Un mois avant qu’une affaire ne soit prise, il faudrait que les représentants des parties concernées se rencontrent pour préparer le case, établir la liste des témoins, les documents à échanger pour que l’audience se déroule sans problème avec les documents et les témoins nécessaires. Il faudrait mettre sur pied une instance où toutes les parties concernées par un procès puissent se rencontrer pour le préparer. Cela fera gagner du temps à tout le monde. Savez-vous combien de cases doivent être renvoyés parce que les documents n’ont pas été communiqués à temps ?
Un nouveau groupe de jeunes avocats vient de prêter serment en grossissant le nombre d’hommes — et de femmes — de loi à Maurice. Certains pensent qu’il y a trop d’avocats dans l’île. Quelle est votre opinion sur cette question ?
— Quand j’ai commencé ma carrière d’avocat, il y a 25 ans, on m’a dit la même chose, que j’allais gagner difficilement ma vie. Je crois que si on pratique le métier comme il le faut, avec passion et en respectant les règles, vous ne pouvez qu’avancer, car there’s always room at the top.
Depuis la fin de l’année dernière, Maurice compte la première femme chef juge. Votre sentiment ?
— Tout d’abord, chapeau à la République de Maurice. Cette nomination est un signal démocratique bien fort, d’autant que la compétence et les jugements, très motivés, de Mme Rehana Gulbul sont reconnus et appréciés par la profession. Nous avons déjà noté des changements dans le fonctionnement du judiciaire depuis sa nomination et nous espérons que les changements vont continuer.
Quels sont les changements que vous souhaitez voir apportés dans le judiciaire pour améliorer son fonctionnement ?
— Nous venons d’évoquer quelques mesures. Je crois qu’il faut revoir le management de l’administration de la justice pour l’améliorer, accélérer les procédures en faisant diminuer les délais. Par exemple, actuellement, il faut attendre au moins un mois avant qu’une motion devant la Remand Court ne soit écoutée. Il peut arriver que lors de l’audience, l’enquêteur est absent, ce qui provoque un nouveau renvoi. La liberté conditionnelle d’une personne, sa liberté tout court, devrait être une priorité absolue. Ce sont des recommandations que nous avons déjà faites au judiciaire.
Existe-t-il un dialogue entre le Bar Council et le judiciaire ?
— Oui. Au cours de l’année écoulée, nous avons mis sur place, ou plus exactement fait revivre une plateforme où les représentants du barreau et du judiciaire se rencontrent régulièrement pour dialoguer et faire avancer les choses.
Avez-vous lu Cachotteries, le récit de Jean-Marie Richard sur son combat de 12 ans contre la police et certains magistrats ?
— Non, je n’ai pas encore lu ce livre et je ne peux donc pas faire de commentaires sur son contenu.
Quand vous avez été élu pour un deuxième mandat à la tête du Bar Council, vous avez déclaré que vous aviez l’intention « de défendre l’indépendance du barreau et l’intégrité de la profession. » L’indépendance et l’intégrité du barreau sont-elles menacées ?
— Il faut consolider l’indépendance du barreau, qui est un des piliers de la démocratie, et les avocats doivent pouvoir exercer leur fonction en toute liberté et pas dans la situation que je vous ai décrite plus haut. En ce qui concerne la défense de l’intégrité, il faut reconnaître qu’il y a des brebis galeuses dans la profession qui agissent à l’encontre de notre code d’éthique.
Vous avez les moyens de sanctionner les brebis galeuses de la profession ?
— Nous avons exercé nos pouvoirs disciplinaires à quatre reprises l’année dernière. Nous continuerons à le faire si le besoin se fait sentir.
Terminons sur une note politique, si vous le voulez bien. Vous avez été expulsé du Parti travailliste il y a un peu plus de deux ans en raison de déclarations demandant au leader de céder sa place pour le bien du parti. Avec le recul du temps, vous maintenez ou vous regrettez ces déclarations ?
— En tant que président du Bar Council, je ne ferai aucune déclaration politique.
Ce qui ne m’empêchera pas de vous poser une deuxième question. Au moment de votre expulsion du PTr, une rumeur affirmait que vous alliez rejoindre le MSM, où le poste d’Attorney General — poste que vous aviez déjà occupé — vous attendait…
— Depuis deux ans, je n’ai ni rejoint un parti politique ni accepté un poste au gouvernement. Je suis apolitique, me concentre sur la présidence du Bar Council et ne ferai aucune déclaration politique. Toutefois, je relève que vous avez dit que j’ai été très peu présent sur la scène médiatique. J’aimerais faire ressortir que les médias ne sont pas venus me voir pour me demander mon avis. Tout comme je ne pouvais pas aller chercher un adversaire pour poser contre moi à l’élection du Bar Council, je ne pouvais aller demander des interviews de presse !
La toute dernière question : est-ce qu’il est possible qu’un jour vous fassiez un combe-back politique ? Que, pour reprendre une fameuse formule, ou retourn lakaz mama ?
— Tout peut arriver dans la vie. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour je deviendrais président du Bar Council et qu’on me demanderait de faire un deuxième mandat. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Time will tell si je referai de la politique.
Composition du Bureau du Bar Council pour 2022
Président : Yatin Varma
Secrétaire : Mayuri Devi Bunwaree
Trésorier : Hisham Ahmed Oozeer
Membres : Darsha Mrina Lutchman, Avineshwur Raj Dayal, Zareena Tawheen Choomka et Bishan Ramdenee