Me Neelkant Dulloo : « On dirait que tout est fait pour que l’affaire Kistnen ne soit pas élucidé! »

Notre invité de ce dimanche est l’avocat Neelkant Dulloo. Dans l’interview qu’il nous a accordée, il revient sur l’affidavit de Vishal Shibchurn, un de ses ex-clients, qui défraye la chronique et suscite beaucoup de réactions. Me Dulloo partage également son point de vue sur d’autres sujets d’actualité.

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Vous faites partie des avocats traitant de dossiers très médiatisés. Est-ce que vous recherchez ce genre de clients ou ce sont eux qui viennent vers vous ?
— J’ai eu l’occasion de faire mon « pupillage » avec mon oncle, Madun Dulloo. Après ma prestation de serment, je suis allé travailler avec Rama Valayden qui m’a fait immédiatement commencer ma pratique en Cour, et depuis ça continue. Au fil des années, il m’a donné des affaires médiatisées et les clients ont suivi. J’ai été longtemps le junior de Rama Valayden et j’ai eu l’occasion de travailler avec lui sur des high profile cases, comme celui de Michaela Hart.

Certains disent que dans ces high profile cases, les avocats plaident plus pour l’opinion publique à travers la presse que devant le tribunal, dans le cadre de ce que certains appellent la justice spectacle.
— Pas du tout. Il existe toutes sortes de procédures en Cour qu’un avocat doit respecter. C’est par rapport à ce travail et à la plaidoirie que la Cour rend son jugement. Ce qu’on lit dans la presse ne sont que des comptes rendus des audiences en Cour avec des réponses des avocats aux questions des journalistes.

Est-ce que les high profile cases enrichissent les avocats qui s’en occupent ?
— En ce qui me concerne, je vis toujours dans la maison de ma grand-mère. Pour moi, il ne s’agit pas d’un business, mais plus d’un service à la nation, ce qui n’est pas le cas de l’évolution de la pratique avec l’entrée en jeu des law firms. Elles appliquent un système dans lequel tout est minuté pour être facturé, ce qui est un phénomène mondial. À ce niveau, il existe des avocats qui sont des yoyos des lobbies des grandes compagnies. Mais malgré tout, on continue à avoir des avocats qui font le travail comme il le faut, comme il doit se faire.
Il y aurait des avocats yoyos à Maurice ?
— Il y a des yoyos qui subissent et cèdent à des pressions dans tous les secteurs de la vie active de par le monde, y compris à Maurice. Je les appelle les Fantomas, parce qu’ils agissent dans l’ombre et tirent les ficelles, et il y en a dans tous les secteurs.

Arrivons-en au sujet principal de cette interview, sujet qui est dans l’actualité depuis quelques jours : l’affidavit de Vishal Shibchurn. Qu’est-ce qu’un affidavit ?
— C’est un document qui contient les dires d’un citoyen qui jure et affirme qu’ils sont vrais.

Qui est responsable de vérifier la véracité des dires d’un affidavit ?
— Celui qui enregistre la déclaration a le devoir de les vérifier, et celui qui les a faits encourt des condamnations si on arrive à prouver que ses dires sont faux. Les erreurs de frappe ne sont pas prises en compte.

Est-ce qu’il est normal qu’un détenu puisse jurer un affidavit ?
— Tout à fait. Cette procédure peut être utilisée dans de nombreux cas avec une personne en détention dont le témoignage est essentiel dans une affaire. Le prisonnier donne les instructions nécessaires à son avoué qui rédige et transmet le document aux instances appropriées.

Dans la mesure où le contenu du document doit être vérifié, comment expliquer que celui de M. Shibchurn ait mentionné une rencontre avec une personne – Manan Fakoo – un an après son décès ?
— Cette erreur a pu être commise par celui qui l’a dicté, celui qui l’a transcrit ou celui qui l’a dactylographié. Logiquement parlant, c’est une erreur de frappe qui ne change rien au contenu du document et de sa véracité.

Qui est responsable de la vérification de la véracité des dires de l’affidavit de M. Shibchurn après que le document a été juré ?
— Puisque ce document parle de faits liés à des meurtres, c’est à la police de venir l’interroger et de lui demander des explications sur ses affirmations. La police est obligée de faire une enquête pour vérifier les allégations, extrêmement graves, contenues dans le document. La dernière affaire de ce genre remonte à 1989 quand, sur la foi de simples déclarations faites à la police impliquant sir Gaëtan Duval dans l’assassinat d’Azor Adélaïde, il a été arrêté et traduit en Cour. C’est après avoir vécu, comme victime, cette situation que sir Gaëtan a mené le combat pour que la peine de mort soit abolie à Maurice et a fini par convaincre sir Aneerod Jugnauth de le faire.

Est-ce que vous n’êtes pas en train de faire une pirouette politicienne en citant l’arrestation de sir Gaëtan Duval ?
— Pas du tout. Je ne fais que rappeler des faits prouvés de notre histoire récente.

Dans quelles circonstances êtes-vous devenu l’avocat de M. Shibchurn ?
— Je l’ai rencontré à l’étude de Me Valayden qui le défendait dans des cas logés contre lui par la police. On m’a confié son dossier et je l’ai défendu dans plusieurs cas, mais quand il a commencé à prendre des positions politiques en faveur du MSM, qu’il est devenu un gros bras de ce parti, j’ai arrêté de le représenter.

En quoi est-ce que les prises de positions politiques de vos clients peuvent gêner votre travail d’avocat ?
— Laissez-moi vous rappeler les circonstances qui m’ont poussé à prendre cette décision. C’était en 2022, lors de la comparution de l’ex-ministre Yogida Sawminaden en Cour, dans le cadre de l’affaire Kistnen. Toutes les unités de la police, sauf le Police Band et les majorettes, étaient présentes à Port-Louis. Nous étions du côté de la veuve de Kistnen, et M. Shibchurn, qui était notre client, était présent avec d’autres gros bras pour « protéger » Yogida Sawminaden. Ils ont essayé de nous intimider et ont menacé de nous donner une correction devant la Cour, sans que la police réagisse. À partir de là, je l’ai rayé sur la liste de mes clients.

Vous l’avez connu comme client. Est-ce qu’il faut croire les dires contenus dans son affidavit ?
— Je vous réponds oui et je souligne que ce n’est pas la première fois que Shibchurn fait ces allégations. Dans le passé, il avait pris contact avec la police pour dire qu’il avait des révélations à faire. Des enquêteurs sont allés le voir en prison et il semble qu’ils ne sont pas allés de l’avant, comme il le dit, dans son affidavit. Par ailleurs, des représentations ont été faites pour que l’enquête sur l’affaire Kisten – qu’on n’osait encore qualifier de meurtre – soit poursuivie, sans résultat. Il a fallu que l’ancien DPP prenne les choses en main et qu’une judicial enquiry soit ordonnée…

Vous pensez que les allégations de Shibchurn sont sérieuses, malgré son passé et le fait qu’il ait changé d’opinion politique assez facilement…
— …oui quand on ajoute ce qu’il a dit avec d’autres éléments de ce dossier, avec ce qui a été dit et établi dans le cadre de la judicial enquiry.
Je vous rappelle que plusieurs des personnes citées, dont des policiers, ont déclaré dans une émission de radio que Shibchurn racontait des histoires à dormir debout…

— Nous savons tous comment ça se passe aujourd’hui dans la police, avec des instructions venues d’en haut pour faire ou ne pas faire certaines choses. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi une enquête n’a pas été ouverte, en dépit des allégations et des PNQ sur l’affaire Kistnen. On dirait que tout est fait pour que cette affaire ne soit pas élucidée.

Qui, selon vous, fait tout pour que l’affaire ne soit pas élucidée ?
— L’autorité policière, qui a dû recevoir des instructions d’en haut pour ne rien faire. Rappelez-vous les faits dans l’affaire Kistnen. Dès le départ, avant même d’ouvrir une enquête, la police décrète que c’est un suicide. Il a fallu que des avocats soutenus par l’opinion publique se mobilisent pour qu’après beaucoup de réticences, l’affaire soit traitée comme un cas d’homicide. Je ne comprends pas que le PM, qui est également le leader du MSM, n’ait été intéressé de savoir dans quelles circonstances un de ses chefs agents a trouvé la mort. Je vous rappelle que le représentant du DPP est venu dire en Cour qu’il ne comprenait pas comment fonctionnait la police dans le cadre de cette enquête. Il faisait référence, entre autres, à la disparition d’un circuit de caméras de surveillance.

Est-ce que vous n’avez pas vu trop de films sur la mafia qui contrôle et achète tout, depuis les policiers jusqu’aux ministres, en passant par les juges ?
— Laissez-moi vous dire que, malheureusement, ces situations n’existent pas que dans des films qui, soit dit en passant, sont souvent basés sur la réalité. J’ai le sentiment que certains de nos politiciens sont des acteurs qui se contentent de jouer les rôles et les personnages qu’on leur écrit…

…et qui seraient les auteurs de ces scénarii ?
— Je crois que c’est le travail d’une équipe, autour du Premier ministre, qui contrôle les affaires de l’État et choisit les gens qui occupent des postes de responsabilité pour exécuter les décisions qu’elle fait prendre. Rappelez-vous de ce que Nando Bodha a déclaré : il y a un système hermétique qui opère au sein de l’État…

…il ne faut pas oublier que M. Bodha a fait partie du MSM et du gouvernement pendant de longues années et qu’il a bien profité du système !
— C’est vrai, mais quand il dénonce le système en question, il parle d’expérience.

Abordons un autre sujet qui interpelle. Vous êtes l’avocat de Bruno Laurette, d’Akil Bissesur et de sa compagne, et de Vimem Sabapati, qui tous disent avoir été victimes de « planting » de la part d’une unité de la police. C’est un argument de la défense ou une réalité ?
— C’est d’abord et avant tout une pratique d’une unité de la police, qui a été démontrée en Cour, quand elle a été incapable de prouver ses accusations très médiatisées. Et ce, malgré les déclarations du Premier ministre sur la manière dont les Cours traitent les affaires. C’est le même Premier ministre qui a déclaré au Parlement que l’affidavit de Shibchurn n’est qu’un tissu de mensonges. Si c’est le cas, pourquoi faut-il essayer de décrédibiliser son contenu en multipliant des conférences de presse pour le dénoncer ?

Le PM est pourtant un avocat de formation !
— Un avocat dont les propos ne peuvent qu’étonner quand, par exemple, il déclare que tout au long de sa carrière, il n’a jamais entendu parler de « planting ». Ce qui signifie qu’il ne connaît pas la réalité du métier d’avocat à Maurice. C’est vrai qu’il n’a pas beaucoup pratiqué…

À vous entendre, il existerait des policiers qui, pour incriminer un suspect, mettent chez lui ou sur lui une quantité de drogue suffisante pour justifier son arrestation. C’est une pratique organisée ou une exagération de prévenus et de leurs avocats ?
— Je n’ai aucun doute sur l’existence de cette pratique qui est un phénomène mondial. Ailleurs, beaucoup de juridictions ont mis en garde la police contre cette manière de faire. Mais à Maurice, il semble que certains dans la police pensent qu’ils peuvent tout faire, qu’ils sont protégés. L’équipe en question semble avoir la bénédiction de sa hiérarchie pour – il n’y a pas d’autre terme – piéger en faisant du « planting » chez des personnes qui sont ouvertement contre le gouvernement. Elle opère en toute impunité et elle est protégée par ceux que j’appelle les Fantomas. Je ne suis pas le seul à redouter ce système. On a l’impression qu’il y a, au sein de la police, des gens qui font tout pour que, malgré les évidences qui se multiplient, la vérité sur les meurtres de Kistnen et de Fakoo ne sort pas. Au fur et à mesure que les choses sortent, pas de source policière évidemment, je suis de plus en plus convaincu que cette tentative d’étouffer ces affaires est voulue. Il y a quelqu’un, Fantomas, qui agit dans l’ombre pour que la vérité n’éclate pas.

Il y a un autre élément surprenant dans cette affaire : le fait que Shibchurn a téléphoné à son fils pour lui dire qu’il y avait des erreurs de frappe dans son affidavit. On a aussi facilement accès a un téléphone en prison ?
— Les prisonniers ont droit à des appels pour parler aux membres de leur famille. C’est dans le cadre de cet appel autorisé qu’il a parlé à son fils.
D’accord, mais comment se fait-il qu’il ait su, alors qu’il est en prison, que le PM et d’autres soulignaient les contradictions dans son affidavit. On a accès à ce qui se dit au Parlement et dans la presse en prison ?

— J’ai déjà fait un appel pour que tous les étrangers purgeant une sentence à Maurice pour des affaires de drogue soient renvoyés dans leur pays. J’ai fait cette demande parce que la prison mauricienne est en train de devenir un centre de contrôle pour l’organisation de toutes sortes de trafic, à travers la circulation des téléphones portables, souvent avec la complicité de certains gardes prisons. Que pensez-vous que ces trafiquants emprisonnés font en prison : zot pe zué kanet !? Ils continuent à organiser le trafic de l’intérieur de la prison. Tout cela est possible à cause du système, des interférences, des ordres venus d’en haut et au fait qu’il n’existe pas de Commissaire des Prisons, il n’y a que des « acting ». D’ailleurs, je vous fais remarquer qu’il y a beaucoup d’ « acting » à la tête de nos institutions, ce qui permet de les contrôler parce que pour être titularisés, certains sont capables de fermer les yeux, de se boucher les oreilles et d’accepter certaines choses. Regardez Air Mauritius et la MBC, qui sont gérés comme des boutiques, leurs dirigeants étant là parce qu’il font du jogging, des prières, ou ont un lien de parenté avec ceux qui doivent les nommer. Tant que les nominations seront faites sur ces bases, les institutions ne pourront pas fonctionner efficacement.

Votre ex-client a souvent fait l’objet d’enquêtes qui ont mené à des arrestations provisoires. Dans la majeure partie de ces cas, malgré son passé, la police n’a pas objecté à sa mise en liberté sous caution. Pour qu’elle raison, selon vous ?
— Il y a eu des cas où la police a objecté, mais la Cour a donné raison à Shibchurn. Cependant, la police n’a jamais utilisé contre lui des opérations médiatisées, comme dans les cas de certains de mes clients. Il est clair qu’à un certain moment, c’est l’appartenance politique de Shibchurn qui lui a valu ce traitement poli de la part de la police.

Quel était, toujours selon vous, l’agenda de Shibchurn en jurant son désormais célèbre affidavit corrigé ?
–Je vous répète qu’il a déjà essayé, dans le passé, de faire des révélations qui n’ont pas été ou écoutées ou prises au sérieux par la police. Mais vous savez, il y a beaucoup de déclarations qui ne sont pas écoutées et examinées comme il faudrait. D’abord, parce que, bien souvent, la police débordée n’a pas le temps de s’en occuper sérieusement et, dans d’autres cas, n’accorde pas l’importance qu’il faudrait – sur instructions ou pas.
Je ne vous dis pas le nombre d’amis que vous êtes en train de vous faire dans la police avec certaines des déclarations dans cette interview.

— Je connais bien ce secteur puisque j’ai été l’avocat du syndicat de la force policière, un syndicat qu’avec d’autres avocats nous avons fait reconnaître en 2015 par le PM de l’époque. Malheureusement, après la reconnaissance du syndicat, une bagarre a éclaté parmi les membres et le syndicat s’est divisé en quatre. Et aujourd’hui, au lieu de se battre, comme à l’époque, pour le bien-être et le respect des droits de la force policière, ils se battent pour leurs intérêts. Il y a dans la force des hard workers compétents – ils sont la majorité – qui ne sont pas satisfaits de la manière dont la force est gérée actuellement. Certains sont découragés, ont envie de démissionner, mais ne peuvent pas le faire à cause de leurs obligations. Il y a des policiers qui sont sergents depuis plus de 20 ans, alors que certains de leurs camarades sont passés inspecteurs, ont eu des promotions et collectionnent les boulons en passant sur leur tête. Ce sont ceux-là qui nuisent à l’image et à la réputation de la force.

Que pensez-vous du conflit ouvert entre le Commissaire de Police et le Directeur des Poursuites Publiques ?
— C’est une fausse bagarre, une guerre qui n’a pas lieu d’être, dont nous sommes à l’origine. Dans le cas Laurette, nous avons souligné que la Constitution ne permet pas au CP d’outrepasser les pouvoirs du DPP. C’est suite à cette prise de position que le CP a pris un avocat anglais pour entrer un case constitutionnel. En passant, il faudrait savoir qui payera les honoraires des avocats du CP. J’en profite pour saluer les DPP qui ont résisté à la tentative du CP de s’emparer d’une de leurs prérogatives constitutionnelles. Imaginez une seconde que nous ayons eu des DPP moins résistants, plus enclins à accepter les instructions !

Que va-t-il se passer dans l’affaire de l’affidavit ? La police a annoncé que les interrogatoires de Shibchurn ont commencé.
— Laissez-moi souligner que si l’affidavit concernait des gens comme vous et moi, nous aurions été déjà arrêtés et emprisonnés à Alcatraz, au lieu d’être en liberté comme des personnes qui sont incriminées dans le document. Je ne comprends pas comment le PM, qui poursuit pour un oui et un non, ne demande pas une enquête pour blanchir le nom de son épouse, dont le nom a été cité dans l’affidavit. Pour répondre à votre question, tout dépendra de la manière et dans quel esprit ces interrogations seront faites. J’espère que ce sera fait sérieusement et qu’on ne tournera pas ses allégations en ridicule. Ma grande crainte c’est qu’après toutes ces agitations et ces conférences de presse, il ne se passe rien et qu’en fin compte, c’est – comme aurait dit William Shakespeare – much ado about nothing. À moins qu’il y ait un changement de régime avec un nouveau CP et un ministre de la police qui se comporte comme tel et rende des comptes à la nation, au lieu de refuser de répondre aux questions sur le fonctionnement de la police et des institutions.

Une question politique pour terminer. Vous pensez que le Mauricien va vers un changement de régime ou se contentera de reconduire celui en place avec ses allocations et ses augmentations de salaires ?
— Je fais partie de ceux qui croient que le Mauricien en a assez de ce régime, mais il ne le dit pas, à cause de Fantomas. Je crois qu’il attend, avec impatience, les élections pour le faire savoir.

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