Maître Antoine Domingue : « Je pense qu’on va vers un 60-0 »

Notre invité de ce dimanche est le Senior Crown Counsel, Antoine Domingue. Il nous partage son point de vue sur la diffusion des enregistrements téléphoniques attribués au mystérieux Missié Moustass et les conséquences politiques qui peuvent en découler.

- Publicité -

l Une remarque préalable, Maître Domingue : vous êtes très présent dans la presse écrite et parlée, ces jours-ci. Pour quelle raison ?

— Effectivement, je m’exprime beaucoup sur ce sujet, ces jours-ci, dans différents médias parce que je crois qu’il faut ventiler l’information, afin que les gens comprennent bien la gravité de ce qui est en train de se passer dans le pays avec la diffusion de certains enregistrements.

l Essayons de faire le tri entre les rumeurs, dénonciations, accusations et le silence, assourdissant, de certains autour de la diffusion des enregistrements qui font la une de l’actualité. Est-ce que c’est légal que le gouvernement importe des instruments d’écoute et les utilise pour espionner des citoyens, à l’insu de leur propre gré, pour reprendre une formule connue ?

— Non, cette pratique n’est pas légale. La question a été étudiée en longueur et en largeur, il y a 24 ans, par l’ancien Chef Juge Bernard Leung Sik Yuen, dans son ruling de 53 pages, dans le cadre de l’affaire sir Bhinod Bacha qui était déféré aux Assises. Dans ce document, l’ancien Chef Juge explique que l’interception d’écoutes téléphoniques est illégale, anti constitutionnelle et va à l’encontre du respect des droits fondamentaux du citoyen. Par contre, le cadre légal actuel permet des écoutes téléphoniques dans certains cas bien spécifiques, quand il s’agit de détecter des infractions pénales et à condition que des law enforcement agencies – c’est-à-dire la police et les autres institutions habilitées à faire respecter la loi – aillent demander à un juge une ordonnance qui autorise les écoutes téléphoniques, pour une durée ne dépassant pas 60 jours. En ce qui concerne les instruments et matériaux permettant l’interception et l’écoute des conversations téléphoniques, le cadre légal actuel prévoit que l’unique organisme pouvant autoriser leur importation est l’ Information and Communication Technologies Authority of Mauritius (l’ICTA). Il y a, donc, une loi cadre qui définit les termes de l’importation de ce matériel, une autre qui définit l’utilisation qu’on peut en faire, et le cadre légal dans lequel ce genre de pratique est autorisé, avec les sauvegardes prévues dans le texte.

l Quelles sont les law enforcement agencies qui peuvent avoir recours à des écoutes autorisées ?
— Il y a, sans doute, des agences qui y ont recours de façon routinière comme la MRA, la STC, la FIU, la FCC, la police et des ministères. C’est-à-dire n’importe quel law enforcement agency qui a besoin de détecter des infractions pénales.
l À quelles fins peuvent être utilisées ces écoutes autorisées sous certaines conditions ?

— Elles servent pour le besoin des enquêtes de ces agences et pour fournir des preuves au tribunal au moment des poursuites pénales en vue d’une condamnation, d’une sentence.

l Est-ce que ce ne sont pas surtout des départements de la police, son service de renseignements en particulier, qui ont recours à ces écoutes, que certains qualifient carrément d’espionnage ?

— Au niveau de la police, ceux qui font le plus souvent usage de ces écoutes sont le CID dans les enquêtes de l’ICAC, aujourd’hui la Financial Crimes Commission, qui est allé plus loin puisque le nouveau texte de loi qui le régit autorise la surveillance intrusive. Les services de renseignements de la police ne peuvent pas espionner les juges, les politiciens, les avocats, les journalistes, etc. Je le répète : c’est uniquement dans le cadre d’une enquête sur une infraction pénale qu’ils peuvent avoir l’autorisation d’un juge pour faire des écoutes. Le Police Act interdit nommément aux policiers qui sont les agents de la NIU et les autres membres du personnel de ce service de la police d’utiliser ce genre de technique. Ils n’ont pas le droit de suivre les opposants. Celui qui a recours à ce genre de pratique illégale et anticonstitutionnelle commet une offense très sérieuse passible d’arrestation et de prison. C’est la règle.
l Est-ce que cette règle est scrupuleusement observée à Maurice?

— Cette règle est probablement, comme disent les Anglais, “more honoured in the breach than the observance.” Je pense que je n’ai pas besoin de vous faire un dessin !

l Est-ce que vous trouvez l’hypothèse suivante plausible : des écoutes ont été ordonnées depuis le sommet de l’État et elles ont été réalisées par un service ou une cellule de la force policière. Un ou plusieurs participants à cette opération ont gardé des copies des enregistrements, dont une sélection est diffusée sur les réseaux sociaux, depuis vendredi de la semaine dernière ?

— Je pense que c’est assez évident. Si quelqu’un a pris le soin d’écouter tout ce que les protagonistes de ces enregistrements disent, et je l’ai fait avec beaucoup d’attention et j’ai également écouté la déclaration du Commissaire de Police. Le Commissaire de police a fait une conférence de presse pour rien dire et, en plus, il a refusé de répondre aux questions. Il n’a jamais dit dans son intervention : ce n’est pas ma voix qu’on entend sur les enregistrements. Il n’a jamais dit : ce n’est pas la voix de ma maîtresse ! Il ressort de tout cela que le Commissaire soupçonne un de ses policiers, qui lui en veut, d’avoir donc subtilisé ces enregistrements et de les diffuser pour le discréditer. Il semble que c’est quelqu’un qui a été frustré par le Commissaire et qui est en train de pousser sa vengeance en diffusant certains enregistrements. C’est, en tout cas, ce que sous-entend le Commissaire dans sa déclaration et je pense que c’est le scénario le plus probable. La suspicion va dans cette direction : quelqu’un des services de renseignements qui dispose de ces enregistrements est en train de les utiliser contre le Commissaire.

l Ce qui vient confirmer la thèse qu’il existe une unité, un service, une cellule, au sein de la police, qui effectue ce genre d’enregistrements.

— Évidemment ! Je vous ai parlé du cadre légal concernant l’interception des enregistrements téléphoniques, pas de ceux qui les organisent et ne le respectent pas.

l Est-ce la thèse des rares défenseurs du gouvernement : c’est une campagne de déstabilisation orchestrée par l’ancien Chief Executive Officer de Mauritius Telecom, M. Sherry Singh alias le Maharajah, tient la route, selon vous ?

— Cet « argument » ne tient pas la route. Dans sa déclaration à la presse, le Commissaire de police, qui doit être bien informé, ne va pas dans ce sens. Il dit que « c’est quelqu’un qui a travaillé pour moi et qui m’en veut et le fait pour me nuire », tout en causant un embarras considérable au gouvernement, à la veille des élections générales !

l Vous comprenez que le gouvernement se défende aussi mal dans cette affaire ?

— Le gouvernement n’a pas d’autre choix que de nier en bloc et de parler de complot ou d’Intelligence Artificielle. Il ne peut pas venir se dénoncer et admettre que certains de ses ministres ont interféré dans le travail du Commissaire de police, lui ont dit ce qu’il fallait faire dans certains cas. On entend le Commissaire dire que dans plusieurs affaires, dont celle de l’accident d’Adrien Duval, il subit des pressions du Premier ministre qui l’appelle et lui dit qu’il faut faire telle et telle chose. Il faudrait que pour s’en sortir, le Commissaire de police vienne dire qu’elles sont les pressions qu’il a subies et de qui, pour qu’on arrive à la situation actuelle.

l Il semble établi que des voix entendues sur les enregistrements, dont celle du Commissaire de police, n’ont pas été générées par l’Intelligence Artificielle. On entend le Commissaire discuter des moyens à utiliser pour discréditer ceux que le pouvoir en place considère comme ses adversaires. Dans au moins un cas, le Commissaire de police suggère l’emploi d’une lettre anonyme ! Comment, après la diffusion de ces enregistrements, M. Dip peut être encore en poste !?

— Parce que les procédures établies ne sont pas suivies. Parce que le Secretary to Home Affairs et le président de la Disciplinary Forces Service Commission ne sont pas en train d’agir, parce qu’ils ont peur des éventuelles représailles du Commissaire de police. Parce que s’ils le font, le CP pourrait réagir et faire des révélations contre le PM, des ministres et tous leurs complices. C’est pour cette raison qu’ils ne peuvent mettre en marche la procédure pour destituer le CP.

l Quelle est justement la procédure prévue à cet effet ?
— Le Secretary for Home Affairs, qui est le supérieur hiérarchique du CP, doit diligenter une enquête…

l …en s’appuyant sur quoi ?

— En s’appuyant sur tous les éléments qui sont dans le domaine public sur le comportement du CP, et ce, après consultation avec le Solicitor General et le président de la DFSC. Si les résultats de l’enquête indiquent qu’il y aurait des raisons de formuler une charge de mauvaise conduite du CP dans le cadre de ses fonctions, la recommandation de poursuivre la procédure est envoyée au Président de la République. C’est ce dernier qui, sur la base du rapport qu’on lui a présenté, décide « in his own deliberate judgement » s’il instituera un tribunal constitutionnel contre le CP. Si c’est sa décision, il doit, en attendant les conclusions du tribunal, décider de suspendre immédiatement ou non le CP de ses fonctions.

l Est-ce qu’en appliquant son « own deliberate judgement », le Président de la République, qui a accordé sa grâce au fils Dip, pourrait décider de la destitution de son père, le CP ?

— S’il ne se sent pas à l’aise avec ce dossier, il n’a qu’à se retirer et envoyer le dossier au vice-Président qui prendra le décision qui s’impose.

l Mais ce Commissaire de Police s’est déjà retrouvé dans des situations où sa manière de fonctionner a été contestée publiquement. Ne serait-ce que quand il a accordé une escorte policière à son fils, condamné pour détournement de fonds, lors de sa comparution en Cour de justice, en passant par la porte des magistrats. À l’époque, à la suite de cet incident, vous aviez réclamé la destitution du CP sans que les autorités compétentes que vous venez de citer réagissent !

— Il n’y a pas eu d’enquête, mais à la comparution suivante du fils Dip en Cour, il est passé par la porte normale et son escorte policière a été remplacée par une équipe de bouncers ! Il faut souligner que pour moins que ça, Raj Dayal a été destitué comme Commissaire de police !

l Faut-il comprendre que l’actuel CP est protégé ?

— Je ne crois pas qu’on puisse parler de protection. Je pense plutôt que le CP est en train de faire peur au PM, au Secretary for Home Affairs et au président de la DFSC, alors que cela aurait dû être le contraire ! Ceux qui sont chargés de le surveiller professionnellement ont peur de lui ! C’est le monde a l’envers !

l Est-ce que le CP aurait utilisé ses services pour enregistrer le PM, ses ministres et les hauts fonctionnaires dont nous parlons?

— Allez savoir ! Je vous répète ce que je vous avais déjà dit, il y a des mois : nous vivons dans un État policier ! C’est le CP qui mène le bal. Quand vous prenez un clown et que vous le faites entrer dans le palais, est-ce qu’il est transformé en roi, ou est-ce que c’est le palais qui est transformé en cirque ?

l Je suis incapable de répondre à cette question. Il semblerait que, valeur du jour, le PM ne peut pas demander au CP de démissionner.

— La procédure administrative est la suivante : le PM est le politique responsable vis-à-vis du Parlement. Par conséquent et après tout ce qu’on vient d’entendre sur les réseaux sociaux, si le Secretary for Home Affairs ne l’a pas fait de lui-même, le PM doit lui demander une enquête pour enclencher la procédure, comme je vous l’ai expliquée. Maintenant, est-ce que le PM, qui est impliqué dans l’affaire en mettant la pression sur le CP dans l’affaire Duval, demandera une enquête sur le CP ? J’ai écouté tous les enregistrements et, comme l’a dit Jean-Claude de l’Estrac, ma religion est faite : les autorités ne peuvent pas dénoncer M. Dip parce si elles le font, il les dénoncera à son tour et tout ce beau monde finira en prison, d’autant plus que le DPP est en train de surveiller tout ça comme « mangouste veille ti poule ! » Si, comme il le dit, le CP n’est pas coupable, il n’a qu’à encourager la mise sur pied d’une enquête qui le blanchira et attendre ses résultats, au lieu d’aller courir dans les jupes de l’Évêque de Port-Louis devant les caméras de la presse, en prenant les Mauriciens pour des imbéciles !

l Vous avez précédé ma question : j’allais justement vous demander votre commentaire sur le photo call du CP et de l’Évêque de Port -Louis.

— C’est une opération de spin doctoring du CP auquel l’Évêque de Port-Louis a bien voulu se prêter ! En d’autres temps, le blasphémateur aurait péri au bûcher pour son blasphème contre la Vierge Marie, qui est la mère de tous les hommes ! Si j’avais la charge du diocèse de Port-Louis, je n’aurais jamais reçu le Commissaire de police. Au contraire, je lui aurais fait dire : vadre retro Satana !

l Donc, la situation est bloquée puisque les protagonistes des enregistrements et les autorités sont incapables, pour les raisons que vous avez évoquées, de prendre des initiatives pour la débloquer? On annonce pour très bientôt la diffusion d’autres enregistrements et, d’après les teasers, allant beaucoup plus loin que ceux que nous avons déjà entendu !

— Effectivement. On annonce d’autres personnages et, paraît-il, la marraine du parrain de la mafia. Ça, c’est une référence à peine codée à Kobita Jugnauth, dont la photo figure sur l’annonce avec d’autres protagonistes.

l  Pensez-vous que la diffusion de ces enregistrements affectera, d’une façon ou d’une autre, les résultats des très prochaines élections?

— Ces enregistrements ont déjà affecté les élections. J’écoute ce qui se dit sur les radios, je lis ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux et dans la presse, et j’entends ce que les gens disent. Il y a une espèce de frémissement dans l’air qui fait croire que, comme en 1982, nous allons vers un 60-0.

l C’est ce qui se chuchotte de plus en plus fort, surtout dans la camp de l’opposition. Quel est votre sentiment sur l’accord entre Maurice et la Grande-Bretagne sur les Chagos ?

— D’u point de vue strictement juridique, l’affaire est loin d’être dans le sac. Parce qu’il faut qu’il y ait un traité, qu’il soit signé, avant d’être ratifié par les Parlements britannique et mauricien, et dans la mesure où il s’agit d’une renonciation temporaire de Maurice sur la souveraineté de Diego Gracia, il faudrait que cela passe par un référendum. On est loin de tout ça et il s’agit, pour le moment, que d’un accord politique.

l Donc, quand Xavier Duval affirmait, jeudi, dans un meeting à Quatre-Bornes : en janvier 2025, Pravind pou ouvert enn rent book pour Diego Garcia, il va vite en besogne ?

— Il est en train d’essayer de reécrire le livre de Jean-Claude de l’Estrac : l’année prochaine à Diégo ! Pour revenir à Maurice, nous sommes dans un état mafieux contrôlé par une marraine, un parrain et leurs complices.
l Est-ce que les élections pourront changer cette situation, permettre à Maurice de sortir des griffes de la mafia ?

— Je vous l’ai dit : je pense qu’on va vers un 60-0, où alors qu’on passera très près avec au moins une majorité de 3/4 au Parlement, ce qui permettra de faire le ménage à grande eau, au karcher, et à l’eau de Javel.

l Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview, la dernière avant les élections du 10 novembre ?

— Qu’on me pardonne cette expression anglaise qui dit bien ce qu’elle veut dire : the shit has hit the fan. Le pays tout entier s’est enfoncé dans le chaos. Le Titanic a heurté un iceberg et coulera à pic. Demain, il nous appartiendra de sauver ce qui peut encore l’être : c’est-à-dire, pas grand-chose, car nous savons que tous les organes de l’État ont été gangrénés jusqu’à la moëlle, qu’il n’y a plus de séparation de pouvoirs, plus de démocratie, plus d’Éat de droit, et que nous vivons dans un État policier. Nous avons touché le fond de l’abîme et le meilleur conseil que je puisse donner à nos fossoyeurs de service et à nos flics en délire, c’est de suivre cet adage : when you are in a hole, stop digging ! La chose que je souhaite pour le pays et j’ai déjà dit où il le faut : que le changement qu’on nous a promis doit être un changement radical. Il ne faut pas s’amuser avant les élections à aller courtiser Sherry Singh en public, parce que sinon, il n’y aura pas de véritable changement et, comme dit le dicton créole, K… la pou reste pareil zis so mouche ki pou sanzé !

l L’interview que vous venez de lire a été réalisée tôt vendredi matin. L’actualité nous a obligé à la prolonger avec les questions suivantes : Le conseil des ministres vient d’annoncer, ce vendredi soir, la nomination d’une commission d’enquête sur les écoutes téléphoniques. Comment accueillez-vous cette annonce ?

— C’est une bonne chose : il était du devoir du gouvernement sortant de le faire. D’ailleurs, je l’avais appelé de mes vœux dans mon interview qui a paru dans l’édition en ligne de Mauritius Times de ce vendredi, car c’est la seule façon de faire PUBLIQUEMENT la lumière sur tous les tenants et aboutissants de cette affaire qui nous fait en ce moment un tort immense à l’international et qui a causé beaucoup de remous dans la population et même mis l’Évêque de Port Louis en délicatesse auprès de ses fidèles, à telle enseigne qu’il a été contraint de demander publiquement pardon. Au fait, c’est le CP qui aurait dû faire son acte de contrition lors de son point de presse, au lieu d’essayer de nous mener en bateau.

l Est-ce que la nomination de cette commission d’enquête n’est pas un moyen de “neutraliser” l’effet dévastateur des enregistrements diffusés par Missié Moustass ?

— Non, puisque cela démontre que cette affaire doit être prise au sérieux et que le cabinet ne souscrit pas à la position du CP qui, comme “prime suspect”, voudrait enquêter sur lui-même et sur ses nombreux comparses !–

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -