La phrase de la semaine vient sans doute de Samuel Bashfield, étudiant doctorant auprès de l’Australian National University, celui qui a contribué à montrer les travaux en cours à Agaléga à travers les photos satellitaires parues dans The Interpreter et repris ces dernières semaines par la presse internationale.
«If it looks like a duck, swims like a duck, and quacks like a duck, then it probably is a duck.” C’est ce que le jeune doctorant a déclaré en réaction à la réponse du Premier ministre au Parlement, mardi dernier, réaffirmant qu’il n’y a aucun accord entre Maurice et l’Inde pour une base militaire à Agaléga.
« Par les images satellitaires d’Agaléga, ce développement a toutes les caractéristiques d’une base. Cela ressemble à une base, remplira les fonctions d’une base et aura les capacités d’une base. Le monde entier, y compris le porte-parole du gouvernement indien, l’appelle une base (bien que les Indiens utilisent le terme «soft base»), et aucune preuve convaincante n’a été produite pour démontrer le contraire », poursuit Samuel Bashfield.
Les affirmations du PM n’ont clairement pas convaincu, à commencer par les habitants d’Agaléga qui sont aux premières loges, témoins des travaux d’envergure et des allées et venues militaires qui se déroulent sur leur île depuis plusieurs mois. Pour le faire savoir, ils ont décidé de faire circuler dans l’île, ce week-end, une pétition qu’ils projettent de déposer par la suite au bureau des Nations unies en Suisse. Pétition où ils s’insurgent contre la présence de militaires indiens dans leur île, revendiquent leurs droits fondamentaux en tant que natifs, et expriment leur crainte de finir comme les Chagossiens déportés de leur archipel dans les années 70 pour faire place à l’aménagement de la base militaire américaine de Diego Garcia.
En Suisse, aura également lieu, le 29 mai, une manifestation organisée par des résidents mauriciens en vue d’alerter la communauté internationale sur ce qui se trame à Agaléga.
À travers tout cela, une question demeure. Si le PM mauricien dit la vérité lorsqu’il affirme que les travaux en cours à Agaléga n’ont rien à voir avec l’établissement d’une base militaire indienne, alors pourquoi ne lève-t-il pas la clause de confidentialité qui est attachée à l’accord signé entre nos deux pays ?
Nous n’attendons pas d’un Premier ministre qu’il nous fasse des cachotteries sur la gestion du bien national qu’est Agaléga, comme s’il s’agissait de gérer son compte personnel en banque.
Nous n’attendons pas d’un Premier ministre qu’il nous dise « je ne sais pas » à la question capitale de savoir si Agaléga abritera des armements nucléaires. Je ne sais pas ? Vraiment ? C’est un peu court, jeune homme, dirait Cyrano de Bergerac…
Cinquante ans plus tard, le sentiment de voir se rejouer la tragédie des Chagos est prégnant. Cette fois, nous savons. Cette fois, nous voyons. Et pourtant, que pouvons-nous y faire ? Face à l’attitude des autorités, le sentiment d’impuissance est presque suffocant.
Pourtant…
La vigilance citoyenne et la mobilisation restent capitales
Cette semaine a marqué le 46e anniversaire du fameux Mai 75 à Maurice. Moment charnière où des milliers d’étudiants sont descendus dans la rue pour contester le système. Dans l’île Maurice de ces années-là, le climat est tendu à tous les niveaux. Le pouvoir exerce de fortes pressions sur la presse, les syndicats, ses opposants politiques. L’éducation payante creuse les inégalités. Mais une conscientisation et une mobilisation sont menées sur le terrain auprès des jeunes par des formations politiques et apolitiques. Si la première mèche est allumée par des élèves du collège Bhujoharry, ce sont plus de 20 000 étudiants de divers collèges qui descendent dans les rues de Port-Louis le 20 mai 1975. Avec des revendications très fortes allant de la gratuité de l’éducation au droit de vote à 18 ans. Brutalement réprimée par les forces de l’ordre, la manifestation des étudiants n’en aura pas moins des retombées positives : l’année suivante, le Premier ministre d’alors, Sir Seewoosagur Ramgoolam, annonce l’institution de l’éducation gratuite.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Beaucoup de jeunes Mauriciens de 2021 ignorent tout de mai 75. Et il est évident que ce n’est pas le pouvoir en place qui organisera une commémoration nationale, tant cet événement est fort dans ce qu’il dit du rapport de défiance et de contestation qu’une jeunesse peut monter contre un pouvoir jugé inique.
Est-ce à dire que les jeunes ne savent plus se mobiliser ?
Rien de moins sûr.
Dans le sillage de la jeune Greta Thunberg, beaucoup de jeunes à travers le monde, et ici à Maurice, se sont mobilisés à travers l’initiative Fridays for Future pour manifester contre ce qui est pour eux l’urgence absolue du moment : le réchauffement climatique. Vendredi 21 mai, des milliers d’élèves ont séché les cours pour aller manifester dans plusieurs villes d’Australie contre un énorme projet de centrale au gaz dans la Hunter Valley près de Sydney, et pour exiger du gouvernement conservateur qu’il agisse contre le réchauffement climatique. De Perth (Ouest) à Brisbane (Est), ils sont des milliers à avoir défilé pour dénoncer la faiblesse des mesures prises par leur pays pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre, alors même que l’Australie subit aussi de plein fouet des événements climatiques extrêmes – inondations, feux de forêt, sécheresses – liés à la hausse des températures induite par les émissions de carbone.
À Maurice, c’est bien la mobilisation citoyenne, alimentée notamment par un certain nombre de jeunes, qui a permis ces derniers temps de lever le lièvre d’un nombre de plus en plus important de dérives, scandales et abus.
Rien que cette semaine, une lumière crue a été jetée sur deux chantiers à travers la circulation d’images par des internautes. À Belle-Mare, ce sont des citoyens qui ont attiré l’attention sur des bulldozers s’attaquant à la plage dans le cadre d’un nouveau développement hôtelier, alors qu’il est toujours interdit au citoyen lambda de fréquenter nos plages, sous prétexte de… Covid. Il aura fallu cela pour que les autorités responsables réagissent en émettant un stop order.
Sur la côte opposée, à Tamarin, des vidéos rendues publiques sur les réseaux sociaux cette semaine révèlent des images inquiétantes du chantier Legend Hill sur les flancs de la montagne de la Tourelle. Des images qui montrent éboulis et fissures et contredisent totalement l’assurance des promoteurs à l’effet que les récentes grosses pluies n’ont eu aucun effet sur ce chantier de villas de luxe très contesté en raison de sa dangerosité, notamment au niveau de la friabilité d’un terrain à forte déclivité et de l’écoulement des eaux.
Le nouveau terrain de mobilisation des jeunes, ce sont les réseaux sociaux.
Est-ce pour cela que l’Information and Communication Technologies Authority (ICTA) a tenté ces dernières semaines de venir de l’avant avec des propositions visant à contrôler internet ?
Jeudi 20 mai a marqué la fin de la « consultation publique » lancée par l’ICTA autour de ses projets d’amendement à l’ICT Act. Si l’ICTA affirme qu’il n’y aurait que 2 194 personnes qui auraient soumis des commentaires (alors que Maurice compterait quelque 931 000 comptes Facebook), cela peut sembler peu. Mais il n’empêche qu’une vague de protestation lancée sur les réseaux à l’initiative de jeunes a permis que la presse internationale parle de ce qui est décrypté par un certain nombre d’experts comme un changement qui permettrait de contrôler l’ensemble des données et contenus des internautes mauriciens, et pas seulement sur Facebook. Il n’empêche que cette mobilisation a permis que Google et Mozilla s’en mêlent. Et que Facebook se dise d’accord pour recruter un modérateur locuteur du kreol morisien, qui intégrera l’équipe marketing de l’Afrique sub-saharienne, et pour trouver un mécanisme pour mieux contrôler les publications jugées délictueuses sur le réseau social.
La mobilisation mute à mesure que les enjeux eux-mêmes mutent.
En réponse, le pouvoir, lui, semble camper sur de vieilles tactiques d’intimidation.
Conflit de générations ? Ou plutôt conflit d’aspirations ?