Lindsey Collen de LALIT : « Aucun des grands sujets économiques du pays n’est abordé avec sérieux dans la campagne »

Notre invitée de ce dimanche est Lindsey Collen, porte-parole du parti politique LALIT. Dans l’interview qui suit, elle nous donne son avis, sans langue de bois, sur l’accord entre la Grande-Bretagne et Maurice sur l’archipel des Chagos. Par ailleurs, elle partage son point de vue sur la campagne électorale et ses acteurs.

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Du point de vue de LALIT, est-ce que l’accord entre Maurice et la Grande-Bretagne sur les Chagos est une victoire historique ou encore un recul de Maurice face aux superpuissances ou, pour reprendre un terme que vous avez souvent utilisé, les impérialistes ?
–Cet accord donne l’apparence d’être un gain pour l’État mauricien et une défaite pour les Britanniques et les Américains. Le document présenté, qui est seulement une déclaration d’une page et un quart de texte, dit que les Britanniques reconnaissent la souveraineté de Maurice sur les Chagos y compris Diego Garcia. Cette déclaration donne l’impression que c’est une victoire — que certains qualifient d’historique — pour Maurice, alors que c’est une défaite. Puisque la déclaration précise que la Grande-Bretagne va exercer l’autorité de Maurice non seulement sur Diego Garcia, mais aussi tout ce qui concerne les activités et la protection de la base sur l’ensemble de l’archipel des Chagos. Ce n’est pas une victoire, mais encore un piège des Britanniques dans lequel Maurice s’est laissé conduire, car il ne faut pas oublier que le bail de Diego Garcia est de pratiquement de cent ans et renouvelable. Je me demande par ailleurs si les détails de l’accord — ou du traité — ne contiennent pas des clauses juridiques empêchant Maurice de faire appel aux instances internationales pour récupérer Diego Garcia et la souveraineté totale sur les Chagos à la fin du bail.

Beaucoup disent que dans le contexte et les circonstances actuelles, Maurice n’aurait pas pu mieux obtenir face aux grandes puissances. Vous partagez cet avis ?
–Les grandes puissances ne sont pas éternelles, d’immenses empires se sont écroulés au fil du temps et nous assistons actuellement à l’affaiblissement, pour ne pas dire le commencement de la chute, de l’Empire occidental et à la montée d’autres organisations comme les BRICS. C’est la force du dollar américain, utilisé dans le monde entier, qui assurait jusqu’à maintenant la suprématie relative des États-Unis et de l’Empire occidental, mais les choses sont en train d’évoluer. Le monde est en train de se rendre compte avec la guerre en Ukraine et à Gaza – puis au Liban — que les États-Unis et leurs alliés — dont Israël — ne sont plus aussi forts qu’autrefois et qu’ils ne peuvent plus dicter leur volonté, comme autrefois.

Merci pour cette parenthèse sur les Empires et leurs chutes, mais vous n’avez pas répondu à la question : est-ce que Maurice aurait pu faire mieux et obtenir plus dans ces négociations ?

–Oui, mais pas tout de suite, pas avec le rapport des forces actuel. Il faut se rappeler qu’au fil du temps, Maurice a bâti son dossier sur les Chagos avec une combinaison constante d’actions et d’initiatives au niveau des instances internationales. Cela s’est aussi fait grâce au travail, sur le terrain, de plusieurs ONG et mouvements comme l’Organisation Fraternelle, le MMM à ses débuts et, bien entendu, LALIT, en étroite collaboration avec les Chagossiens. C’est cette mobilisation qui a encouragé le gouvernement travailliste mauricien à entrer une plainte au Tribunal de la Mer en 2010 à propos du parc marin que la Grande-Bretagne avait créé sur le territoire mauricien, et le reste a suivi. Je reviens à la question. Maurice aurait pu obtenir plus lors des négociations en insistant pour la souveraineté totale en s’appuyant sur le soutien des mouvements antiguerre et contre la décolonisation. À ce stade, il n’est pas certain que les pays africains soient satisfaits du deal Maurice/Grande-Bretagne.

Il semble, au contraire, que des organisations internationales, dont l’Union africaine, ont déjà qualifié l’accord entre Londres et Port-Louis d’avancée historique…
–C’est également ce que beaucoup de Mauriciens ont cru au départ quand le communiqué conjoint a été publié. Mais quand on regarde bien, et de près, la déclaration entre la Grande-Bretagne et Maurice sur les Chagos, on réalise qu’en fait l’accord prolonge de cent ans la colonisation britannique sur Diego Garcia !

On dirait que pour la majorité des partis politiques mauriciens, le dossier des Chagos se résume à une seule question : combien Maurice va-t-elle obtenir pour la location de Diego Garcia ? D’ailleurs, le Premier ministre vient de déclarer que « Maurice pou gagn enn ta larzan avek sa lakor- la ! »

–C’est vrai. Et tous les partis politiques mauriciens sont en faveur du maintien de la base militaire sur Diego Garcia. Ils rejoignent ainsi la position du ministre des Affaires étrangères britannique qui a déclaré que le maintien de la base est nécessaire à cause de l’Iran et, sous-entendu, la protection d’Israël. Ce qui fait de Maurice un allié de la politique militaire menée par les États-Unis au Moyen Orient

Selon votre analyse, qu’est-ce qui a poussé les Britanniques et leurs alliés américains à négocier avec Maurice, ce qu’ils ont systématiquement refusé de faire jusqu’à maintenant ?
–Leur puissance est en train de s’effondrer et ils sont obligés de tenir compte et de respecter les lois internationales. La communauté internationale n’est plus aussi complaisante qu’autrefois. Et puis, le naufrage des Srilankais a été un élément important dans ce revirement.

Quel naufrage de Srilankais ?
–Il y a quelque temps, un navire srilankais avec un équipage de 64 personnes a fait naufrage au large de Diego Garcia et ils se sont réfugiés sur l’archipel. Les Américains et les Britanniques a voulu expulser les naufragés srilankais, mais comme Maurice contestait au niveau international la présence américaine sur l’archipel en parlant d’occupation illégale, au regard de la loi internationale, ils ne pouvaient pas légalement expulser les Srilankais de Diego Garcia. C’est pour ne pas se retrouver dans ce type de situation qu’ils ont accepté la négociation et l’accord qui leur donne un statut légal sur Diego Garcia à travers le bail de cent ans. C’est pour cette raison que Maurice ne peut pas parler de grande victoire et de dernière étape de sa décolonisation.

Abordons les prochaines élections générales. LALIT participe, depuis 1983, à toutes les élections générales avec des candidats dans toutes les 20 circonscriptions. Pour l’élection du 10 novembre, il ne se présente que dans deux circonscriptions, au Numéro 1 et au Numéro 13. Pour quelle raison ?
–C’est une évolution logique. Nous participons à cette élection de manière symbolique et en tenant compte des réalités politiques. Pour cette élection, nous faisons face à trois grands blocs composés de 19 petits partis. Il y en a quatre dans l’alliance du gouvernement, cinq dans le camp de l’opposition et il y en a neuf dans l’alliance Linion-Reform. Tous ces partis n’ont ni idéologie ni programme, mais un seul objectif : prendre le pouvoir, ce qui les pousse à faire n’importe quel type d’alliance, même s’ils doivent revenir sur des principes et oublier les combats qu’ils ont mené dans le passé. D’autant que le nombre des indécis est important.

Vous êtes sans doute en train de faire référence à Rezistans ek Alternativ…
–Tout à fait. En faisant alliance avec le PTr et le MMM, ils doivent d’une certaine manière mettre de côté tout ce qu’ils ont fait dans le passé. Ils ont beaucoup parlé de programme, mais on s’est bien rendu compte au cours des dernières semaines que les négociations entre l’Alliance du Changement et Rezistans ek Alternativ buttait uniquement sur le nombre de tickets, pas sur les détails du programme. D’ailleurs l’accord qui a été présenté n’est qu’une liste de mesures à prendre, pas un programme !

En gros vous êtes en train de dire que Rezistans ek Alternativ est devenu un parti politique comme les autres ?
–Exactement, et même plus. Comme tous les autres leaders de partis, Ashok Subron est prêt à tout pour se faire élire. C’est la même chose avec les ennemis politiques historiques se réconciliant et faisant alliance pour arriver ou se maintenir au pouvoir : Bérenger se réconciliant avec Ramgoolam et avant ça avec Duval ; Jugnauth, oubliant tout ce qu’il a pu dire sur Duval, et inversement au cours de ces dernières années ; Bhadain, qui vient de refuser qu’on discute de SON primeministership avec Bruneau Laurette, le partageant soudainement avec Bodha ! Et je ne parle pas de ces petits partis ou mouvements qui voulaient faire la politique autrement et qui font la même chose que ceux qu’ils critiquaient ! Tous ces partis, leurs leaders et leurs membres n’ont aucune cohérence idéologique ou politique, à l’exception de LALIT.

C’est vrai LALIT est fidèle à son programme, mais qu’est-ce que vous pouvez espérer changer aux prochaines élections avec six candidats, tirés au sort et posant dans une circonscription rurale et une autre urbaine ?
–Si ces candidats parviennent à se faire élire, ils représenteront une opposition au Parlement. Ça va être très difficile, mais nous présentons ces six candidats à cause de cette possibilité. Nos candidats défendent un programme politique et économique présenté depuis longtemps, tandis que les autres alliances et partis ont, tout au plus, une liste de mesures. Ce n’est pas une philosophie, un programme pour changer la société, n’adresse pas les problèmes fondamentaux qui affectent les Mauriciens. Nous, par exemple dans notre programme, demandons une diminution des pouvoirs du Premier ministre et une augmentation de ceux du Parlement.

Avez-vous été étonnée que Rezistans ek Alternativ, qui, il faut le rappeler, est une émanation — je n’ose pas dire une créature — de LALIT, rentre dans l’Alliance du Changement ?
–C’est vrai, les membres de ReA se sont retirés de LALITT, mais en disant qu’ils sont d’accord avec notre programme. Nous n’avons pas été étonnés de la démarche de ReA dans la mesure où ils sont beaucoup plus électoralistes que nous.

Il faut quand même reconnaître qu’ils ont réussi à faire le comité des Droits de l’Homme des Nations-Unies prendre une position ferme sur la question de déclaration de communauté des candidats aux élections à Maurice ! Ils ont sensibilisé les Mauriciens sur ce sujet…
–Oui, mais ils se sont attaqués à une des causes, pas à la racine du problème, qui est le système de Best Loser. Ils ont porté devant la justice une question qui doit être réglée au niveau politique. Il faut convaincre une majorité de Mauriciens, à travers leurs partis politiques, qu’il faut réformer la loi électorale qui établit le système de Best Loser et oblige le candidat à déclarer sa communauté. Ils ont obtenu un petit amendement à la loi, qui n’a pas changé le système. C’est pour pouvoir changer le système, et donc la loi, que ReA est entré dans une alliance politique susceptible d’obtenir une majorité de trois quarts au Parlement pour modifier la Constitution.

La démarche du PMSD de quitter l’alliance de l’opposition pour aller rejoindre le MSM et ses alliés vous a-t-elle surpris ?
–C’est un de ces épisodes du combat désespéré que mènent les partis politiques mauriciens pour pouvoir arriver au pouvoir.

Que pensez-vous de la démarche de Bruneau Laurette, qui admet être financé par Lee Shim, connu comme étant un des bailleurs de fonds du MSM à qui le gouvernement a confié la gestion des courses hippiques a Maurice ?
–C’est comique, parce que Laurette était avec Sherry Singh, puis a été voir Bhadain pour finalement lancer son propre parti. C’est un exemple de ce besoin de la classe politique et des leaders des partis de tout faire pour se faire élire et arriver au pouvoir. Pas pour changer la société, mais pour bénéficier des avantages du pouvoir qu’ils veulent avoir à n’importe quel prix. Mais il ne faut pas oublier que Bruneau Laurette a été formé par les Israéliens et représente le mouvement populiste qui monte dans le monde ces dernières années. Il a organisé des marches qui ont été suivies par beaucoup de gens qui sont plus allés se défouler, surtout après le lockdown du Covid, plutôt que pour aller manifester pour une cause. Tout récemment sur son site internet, il s’est présenté comme étant un prédicateur d’une église évangélique sioniste. Je ne comprends pas comment Lee Shim, qui reconnaît être un bailleur de fonds du MSM, peut soutenir Laurette, qui dénonce le gouvernement et son Premier ministre. C’est ça le folklore électoral mauricien. Cependant, je crois que parmi les partis et les individus, il y a des personnes comme Laurette et Bhadain qui ont une couverture médiatique, vont avoir un impact sur les prochaines élections.

Selon les informations disponibles jusqu’à l’heure, les deux grands blocs vont afficher moins de 20 candidates et ailleurs, c’est toujours une majorité masculine qui prédomine parmi les candidats, et ce, alors que les électrices représentent davantage le corps électoral ! Comment est-ce que vous expliquez ce fait ?
— À LALIT, sur nos six candidats tirés au sort, la moitié est composée de femmes. Le système politique mauricien est patriarcal, et ce sont les hommes qui sont majoritaires et assurent la direction dans les partis politiques. Quand les partis font alliance, ils ne peuvent pas, ils ne veulent pas sacrifier les membres de leur état-major au profit de candidates, même si elles sont valables. D’autre part, ces alliances sont soutenues par des religieux de tous bords avec une mentalité patriarcale, je signale d’ailleurs que le prêtre catholique Jocelyn Grégoire fait partie d’un mouvement qui s’appelle Zezi Vre Zom ! Tant que le patriarcat continuera à contrôler les partis politiques, les associations, les entreprises et les mouvements socioculturels et religieux, il sera difficile pour les femmes d’être autre chose que des symboles

Il faut aussi dire que dans ces partis politiques, entreprises et autres mouvements, il y a parfois des femmes qui défendent le patriarcat mieux que les hommes !
–Je suis obligée de reconnaître que vous avez raison sur ce point !
Selon vous, cette élection sera-t-elle plus communale que les précédentes ?
–Je crois qu’elles risquent d’être plus communales que les précédentes. Certains soirs, la MBC ne diffuse que des programmes religieux, de tous bords, pas des informations, mais des reportages détaillés sur des pratiques religieuses. En ce qui concerne la violence verbale dans les meetings, le niveau actuel est assez haut et il s’ajoute à l’instrumentalisation de la police par le régime Jugnauth. La police réagit beaucoup plus vite contre quelqu’un qui a critiqué le gouvernement sur internet que pour d’autres délits. Certaines arrestations donnent l’impression d’être arbitraires, surtout quand il s’agit d’opposants au régime.

Certains observateurs pensent qu’après les élections, et quel que soit le vainqueur, la situation économique sera dans un tel état que des décisions impopulaires auront à être prises. Ces décisions seront tellement impopulaires que le prochain gouvernement risque de ne pas tenir longtemps, pronostiquent-ils…
–Je crois que c’est possible, et nous l’avons vu en 1982. LALIT avait prédit que le gouvernement de 60/0 ne tiendrait que quelques mois, ce qui nous avait valu une pluie de critiques, mais quelques mois plus tard, en 1983, il y a eu des élections générales anticipées.

Le gouvernement a modifié la loi pour permettre au Premier ministre d’expulser les étrangers possédant la citoyenneté mauricienne pour divers délits. Cette loi amendée faisait aussi provision pour expulser du pays les conjoints étrangers de Mauriciens. Vous avez entré une action légale contre le gouvernement sur cet amendement. Où en est le procès ?
–Il faut commencer par préciser que c’est un amendement qui affecte toutes les familles mauriciennes dont un membre a épousé un étranger, et ces familles sont nombreuses. Cet amendement peut facilement casser une famille en deux en interdisant le retour à Maurice de l’un de ses membres. Pendant deux ans et treize sessions en cour, mes hommes de loi, qui ont pris ce case pro bono, se sont battus pour faire reconnaître ma capacité légale à poursuivre le gouvernement, et nous l’avons emporté. Le procès continue.

Comment expliquez-vous le fait qu’aucun parti politique mauricien, qui en général n’hésitent pas à faire des analyses de la situation internationale, semblent ne pas être concerné par ce qui se passe à Gaza depuis plus d’un an maintenant ?
–C’est vrai qu’on note un silence assourdissant sur le sujet de la part de tous les leaders des partis politiques, à part Rama Valayden. LALIT a actuellement un de ses membres à Gaza comme volontaire pour aller aider les planteurs d’olives palestiniens, dont les plantations et les récoltes sont attaquées et détruites par l’armée israélienne. C’est une manière pour nous de nous engager non seulement au niveau des discours et des manifestations. Nous ne pouvons que constater le silence assourdissant de l’ensemble des partis politiques mauriciens

LALIT a donc présenté ses six candidats tirés au sort comme la dernière fois. Est-ce que ce tirage au sort est pris au sérieux par les Mauriciens ou est-il considéré comme un gimmick électoral ?
–Cette pratique démocratique et égalitaire est une manière de combattre le système du Best Loser, et il n’est pas considéré comme un gimmick. C’est une manière symbolique et solennelle, parce que la loi ne nous permet pas de dire notre désaccord sur le système autrement. J’aimerais terminer en disant que malgré son petit nombre d’adhérents, les combats, sujets et les programmes sur lesquels LALIT s’est engagé au cours des dernières années sont maintenant à l’agenda politique national : les Chagos, Diego Garcia, la sécurité alimentaire, l’autosuffisance alimentaire, la langue kreol. Nos thèmes sont à l’agenda politique national, mais pas à l’agenda électoral, qui est dominé par la recherche à tout prix du pouvoir et la montée du populisme.

Quel sera le mot de la fin de cette interview ?
–Avec ces deux grands thèmes dominants, les prochaines élections ne changeront pas grand-chose à la situation économique, dans la mesure où aucun des grands sujets économiques du pays n’est abordé avec sérieux dans la campagne. Le plus grave, c’est que ce sera pareil après les élections, les partis politiques préférant faire des promesses qu’ils ne pourront pas tenir que dire la vérité. Surtout la vérité économique.

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