L’actualité, parfois, vous saute à la figure à travers un écran.
La première personne, ici, pour parler du choc d’une image vue dans les news sur internet.
Dans une tribune dans le journal The Atlantic en date du 16 août 2022, intitulée « The Man Onstage With Salman Rushdie », George Packer rend hommage à l’homme qui était à côté de Salman Rushdie et qui s’apprêtait à animer une conversation avec lui à la Chautauqua Institution, lorsque l’écrivain a été sauvagement attaqué à coups de couteau le vendredi 12 août.
Cet homme s’appelle Henry Reese. En entendant son nom, en voyant son visage, j’ai réalisé, bouleversée, que celui qui, indirectement, s’est retrouvé au cœur de cette terrible actualité est un homme tranquille que j’ai eu la chance de rencontrer et de côtoyer lors d’un séjour à Pittsburgh en 2018.
Âgé de 73 ans, Henry Reese est un entrepreneur de Pittsburgh, ville de l’Est américain qui fut longtemps un haut lieu de la sidérurgie. Un homme très discret qui, en société, semble préférer observer et écouter, et s’exprime d’une voix mesurée. Avec sa femme, l’artiste plasticienne Diane Samuels, ils ont décidé, il y a quelques années, de transformer une rue délabrée de Pittsburgh en un lieu d’accueil pour les artistes et particulièrement les auteur-e-s persécuté-e-s du monde entier.
Cette structure, ils l’ont baptisée City of Asylum. Et au fil du temps, elle est devenue comme une incarnation de la liberté d’expression.
En 1997, Henry Reese et Diane Samuels assistent à une conférence donnée par Salman Rushdie à l’université de Pittsburgh. Ce dernier ré-émerge alors graduellement à la vie publique, après la fatwa lancée à son encontre en 1989 par l’ayatollah Ruhollah Khomeini, menace de mort qui l’a obligé à vivre caché et sous stricte protection policière. Durant cette période, Salman Rushdie a créé un organisme appelé le International Parliament of Writers (IPW) pour offrir solidarité et protection aux écrivain-e-s en danger à travers le monde. Plusieurs villes d’Europe vont émuler cette initiative et offrir un refuge aux auteurs persécutés. En entendant Rushdie en parler, Henry Reese et Diane Samuels décident d’en faire de même aux États-Unis, dans la ville où ils vivent.
En 2004, après avoir fait l’acquisition d’un groupe de cinq maisons à Sampsonia Way, une ruelle négligée du quartier nord de Pittsburgh, ils fondent la City of Asylum. Là, grâce à divers financements privés et publics, ils vont offrir un toit et un soutien à des artistes et en particulier écrivain-e-s persécuté-e-s d’Éthiopie, Syrie, Venezuela, Vietnam, El Salvador, Cuba, Algérie.
Ce refuge n’est pas que temporaire. Lorsque je m’y rends en résidence d’écriture en 2018, j’y rencontre notamment Tuhin Das, poète bangladais qui y vit depuis 2016. Auteur de huit recueils en bengali, il a été obligé de fuir son pays après y avoir fait l’objet, depuis 2013, de menaces de mort et d’attaques par rapport à ses écrits. Tuhin Das vit toujours à City of Asylum. Et vient de publier, en avril 2022 ses Exile Poems : In the labyrinth of homesickness, qui racontent sa vie en tant qu’écrivain en exil.
Tous ne restent pas aussi longtemps à City of Asylum. Mais les résident-e-s de Sampsonia Way trouvent là à la fois des maisons qui les hébergent dans de très bonnes conditions de vie, et une communauté qui les accueille, les soutient, les accompagne au quotidien autant dans leur cheminement intérieur que dans leurs diverses démarches pour se reconstruire et envisager une autre vie. Et chacun y pose, concrètement, son empreinte. Aujourd’hui, Sampsonia Way est une ruelle d’une saisissante beauté et originalité, avec des façades colorées recouvertes de calligraphie chinoise, de poèmes en bengali, de jazz art, de muraux birmans, et d’une mosaïque basée sur les écrits de Wole Soyinka. Une célébration vivante de la littérature et de la création. Ces dernières années, sont venus s’y ajouter un jardin et une librairie-restaurant, qui accueillent diverses performances.
En 2005, Salman Rushdie était venu à Pittsburgh à l’invitation de Henry Reese pour prendre la parole lors d’un événement de fundraising en faveur de City of Asylum. Le 12 août dernier, les deux hommes se retrouvent à la Chautauqua Institution. Dans la conversation qu’Henry Reese s’apprête à démarrer avec Salman Rushdie, ce dernier prévoyait de parler des auteurs aux États-Unis, venant d’autres pays et cultures, qui sont en train de redéfinir la littérature américaine. Mais aussi d’évoquer le réseau des City of Asylum, et ce que signifie concrètement la liberté d’expression au-delà de simples mots.
Ils n’ont pas eu le temps de s’exprimer. Avant même le début de la conversation, l’agresseur est monté sur scène et s’est mis à poignarder Salman Rushdie. Dans l’agression, Henry Reese est blessé à la paupière lorsqu’il tente, avec des membres du public, de maîtriser l’homme qui agresse l’écrivain à coups de couteau. À George Packer, qui l’interroge deux jours après, Reese déclare ceci :
“The values of openness and protection are what enable a society to build justice. That is a dialogue, non uniform, always in negotiation, and that’s really what Rushdie and this whole idea of cities of asylum evolved to. This is a very bold attack against the core values of freedom and ways of resolving differences short of violence, with art, literature, journalism.”
Il insiste par ailleurs sur le fait que si elle doit à tout prix être inscrite dans les lois, la liberté d’expression ne peut survivre si elle demeure une abstraction. Elle dépend de l’opinion publique.
À ce sujet, George Packer rappelle les mots de George Orwell : “If large numbers of people are interested in freedom of speech, there will be freedom of speech, even if the law forbids it. If public opinion is sluggish, inconvenient minorities will be persecuted, even if laws exist to protect them.”
L’attaque perpétrée contre Rushdie, insiste George Packer, “is not just the fulfilment of a fanatical Ayatollah’s sick fantasy. It is a reminder that writing and speaking are acts of bravery and courage that deserve and demand to be defended.”
L’attaque perpétrée contre Salman Rushdie intervient à un moment où les attaques contre la liberté d’expression, notamment artistique, s’intensifient à travers le monde. C’est, en tout cas, ce que dit PEN America dans son rapport rendu public le 12 avril 2022. Emprisonnements d’écrivains, d’universitaires et d’intellectuels, mais aussi harcèlement en ligne, campagnes de dénigrement, interdiction d’ouvrages, restrictions académiques de plus en plus larges. Face à cette répression croissante, PEN a décidé d’organiser, en mai dernier, un Emergency World Voices Congress of Writers pour se pencher sur les dangers de ce fascisme grandissant.
L’attaque contre Salman Rushdie n’est pas seulement une mesure de représailles par rapport à un livre intitulé The Satanic Verses. Elle est aussi, fait ressortir George Packer, une attaque contre un homme qui était « unafraid to take on taboo topics and challenge orthodoxies, a man captivated by the opportunity to bridge across enforced geographic, ideological and cultural divides.”
En regardant les images de Henry Reese sortant de l’hôpital, l’œil bandé, je me suis remémorée le visage de cet homme, le soir de l’annonce de l’élection de Donald Trump. Diane Samuels et lui avaient réuni à dîner à leur domicile un petit groupe d’écrivains et d’amis, pour suivre la soirée électorale. Au fil des heures, on a pu voir cet homme affable et jovial s’affaisser dans son fauteuil, écrasé par cette victoire de Trump qui lui semblait une impossibilité dans son pays.
L’attaque qu’il vient aussi, par ricochet, de subir, dit à nouveau à quel point des valeurs de liberté et de justice que nous croyons ancrées ne sont jamais assurées. Et combien nous devons toujours rester vigilants et mobilisés face aux atteintes à notre liberté de pensée et d’expression.
Cela devrait beaucoup nous interpeller, à Maurice, en ce moment…
SHENAZ PATEL