Les notes de Lila

Lila approche la soixantaine. Assise sur le rebord de son lit en ce dimanche matin, elle regarde par la fenêtre de sa chambre. Le soleil éclaire le ciel et les arbres au travers d’une pluie fine qui poétise l’atmosphère. Elle aurait bien aimé rester là à contempler cette vue si simple mais tellement apaisante. Ses nombreuses tâches matinales encombrent son esprit mais quelque chose l’attire vers un tiroir rempli de vieilles babioles hétéroclites. Elle l’ouvre, en tirant avec force vers elle à cause du bois qui a travaillé. A l’intérieur, un bandeau à cheveux en velours de couleur vert bouteille, une pelote de laine couleur abricot, des photos, abîmées à cause de l’humidité, dans un album, quelques bracelets dont elle avait oublié l’existence, des papiers inutiles et sous ce tas de vieilleries, un carnet la boutique rouge.
Elle y notait ses pensées et des choses qui lui passaient par la tête. Un frisson la parcourt. Des bouts de phrases écrites de sa main se succèdent au fil des lignes et des pages. Elle plonge avec gourmandise et retenue dans une lecture qui promet d’être surprenante.
Elle se souvient alors de son obsession à vouloir faire danser les papillons en les dirigeant du bout des doigts. Les ailes qui battaient lui faisaient penser aux silences qu’on voudrait garder pour soi tout en cherchant à les faire s’éloigner et disparaître à jamais. Lila murmurait des poèmes aux papillons espérant les faire frémir dans l’air tiède et voir leurs ailes colorées s’agiter pour finir par ralentir et se poser aux côtés de lilas.
Elle retrouve, pliée entre deux pages, une lettre jamais envoyée. L’enveloppe vierge est encore cachetée. Les mots à l’intérieur doivent-ils rester cachés ? Même si la curiosité lui suggère d’ouvrir cette enveloppe, elle craint que les mots qui s’y échapperont la rendent vulnérable. Elle n’est pas prête pour cela, d’ailleurs le sera-t-elle un jour ?
Par sagesse, cette page manuscrite restera lettre morte pour qu’aujourd’hui reste le plus beau jour de sa vie et pour que rien ne vienne le compromettre. De plus, aujourd’hui, comme par hasard, le passé se fait présent avec ce tiroir ouvert.
Elle parcourt les autres pages du carnet rouge longtemps resté fermé. Lila sait que les mots qu’on garde finissent toujours par peser plus lourd que ceux qu’on dit mais il y a des choix à assumer.
Elle s’aventure encore en tournant les pages aux lignes bleues. En lisant, elle redécouvre sa fragilité face aux événements de sa vie, son sens de l’observation de ce qui l’entoure et s’émeut de sa délicatesse à observer des gestes simples du quotidien : la façon qu’a sa mère de se coiffer, les yeux d’un homme qui ne sait pas exprimer ses sentiments et aussi ses propres mains qui s’affairent à déplacer les objets.
Sur une nouvelle page, précédés d’un dessin fait à la plume, des mots évoquent une pensée mélancolique. Face à un coup dur, elle écrit qu’on peut avoir deux attitudes : se laisser briser ou se carapacer. Les deux font mal. Les deux laissent des traces. Au moment où elle écrit ces mots, elle ne sait toujours pas ce qu’elle préfère. Et elle est passée à la prochaine page, à un autre sujet.
Surprise, sur celle-ci, écrit un grand et en gras : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? » Ces mots sont de Hillel Hazaken, l’un des rabbins les plus influents de l’histoire juive. Elle se souvient que son grand-père l’avait écrit, lui, en grand sur le mur de sa chambre, en face du lit et à l’endroit précis où son regard tombait quand il se levait. Ces mots résonnent en elle et Lila se rend compte que cette citation l’a habitée toute sa vie sans qu’elle en soit consciente.
Sans crier gare, elle revoit le visage de son grand-père et ce visage devient comme une page d’écriture. Les rides sont-elles une succession de virgules? Le sourire, lui c’est sûr, ce sont des parenthèses. Ce visage d’homme âgé et fatigué lui parle terriblement. Sa vie y est racontée encore mieux que dans un livre bibliographique puisque l’âme se dégage au travers des regards et des expressions.
Des phrases continuent à se succéder dans un bric-à-brac sans queue ni tête.
Elle écrit, d’une écriture propre et assurée, que le choix de ses mots détermine la qualité de la phrase qu’elle voudrait transmettre. Lila parle d’espérance, de solutions, de patience et puis, le mot désespoir claque et détonne au milieu d’une des pages. En dessus du mot désespoir, elle a dessiné une bulle vide. Elle imagine que seul le désespoir n’a pas de mot pour l’accompagner, seul le désespoir est vide de sens. Il est orphelin. Laissons-le là tout seul et passons à autre chose.
Lila parle maintenant des silences qui ne sont peut-être pas bons à partager. Certains sont des abîmes, d’autres des refuges. Les siens, elle les cultive comme un jardin, où elle va cueillir des pensées quand le monde fait trop de bruit.
A lire ces pages, on dirait qu’elle veut porter la poésie là où elle le peut car celle-ci adoucit les tempêtes. Elle cherche par tous les chemins à se remettre sur pieds et cherche toujours la ruelle qui va jusqu’au bout, même si elle est étroite, même si elle use les pieds. Elle veut la traverser car ce n’est qu’ainsi qu’elle s’en sortira encore plus forte et vivante qu’avant.
Ses dernières notes parlent de brisures et de trahisons. Elle raconte comment par un doux coup de vent, comme une brise légère, tout a été emporté dans un gouffre divin et qu’ainsi il n’en est resté qu’une poussière éclatante de lumière.
Voilà. C’était les notes de Lila. Ou peut-être les vôtres ? Ou les miennes, que sais-je ! Pour le savoir, il faut juste se demander si vous aussi vous avez le désir fou de faire danser les papillons rien qu’avec le bout de vos doigts.

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