Nous y voilà donc. Il y a eu la fête, l’immense soulagement, la sensation de respirer à nouveau après la défaite sans appel du gouvernement de Pravind Jugnauth aux élections législatives du 10 novembre dernier. Et la victoire totale de l’Alliance du Changement avec un 60-0 qui ne laisse aucun doute sur la volonté de 67% de l’électorat d’en finir avec une ère qui aura mis notre pays à très rude épreuve. Nous faisant glisser vers une autocratie hégémonique et punitive, sapant jusqu’à les moelle les fondements d’une démocratie que l’on croyait vivante et solide. Le vote des Mauricien-nes s’est chargé de rétablir cela.
Et maintenant ? La constitution du nouveau gouvernement finalement annoncé ce vendredi a clairement pris plus de temps que d’habitude. Avec 60 élu-es de quatre formations, PTr, MMM, Nouveaux Démocrates et Rezistans ek Alternativ, il y a sans doute eu beaucoup d’attentes et de pressions, au terme d’un passage dans l’opposition qui aura quand même duré 19 longues années pour certains. Et les considérations communales qui ont présidé à la constitution de chaque gouvernement depuis 1968 n’ont clairement pas disparu avec le dernier 60-0. N’en déplaise à celles et ceux qui ont voulu voir là une victoire éclatante du mauricianisme, les considérations communales et castéistes ont dans notre société des assises et ramifications qu’il ne sera pas facile de faire disparaître d’un trait de plume. Et il sera intéressant, justement, de voir ce que ce nouveau gouvernement compte entreprendre pour aller dans le sens d’une réduction de ces considérations, dans le respect de la volonté exprimée par un nombre important de Mauricien-nes.
Car la question aujourd’hui est bien de savoir dans quelle mesure cela nous sert, ou nous dessert. Il y a eu, au lendemain de l’indépendance, une volonté affirmée de « sécuriser » les minorités face à ce que ce que certains agitaient comme la menace d’une domination hindoue du fait d’une majorité démographique. Cette organisation, nous l’avons très largement intériorisée. Au point où, au-delà de tout aujourd’hui, nous fonctionnons encore dans un système où il est considéré obligatoire, bien qu’écrit nulle part, que notre Premier ministre soit un Hindou, de la caste particulière des Vaish. Pravind ou Navin.
Mais aujourd’hui ? Dans quelle mesure avoir un ministre de sa communauté a empêché les personnes de cette communauté de souffrir des effets de la dégringolade économique de notre pays. De la catastrophe du Wakashio ? Aujourd’hui de la catastrophe de Mare Chicose ? Car dans ce cas comme pour les autres, il est bien question d’incompétence coupable qui met tout un pays en danger.
Vu la complexité et l’urgence des défis auxquels nous sommes aujourd’hui confronté-es dans un monde qui va de plus en plus vite, avons-nous encore les moyens de nous contenter d’à peu près et de « not the right person in the right place » en vertu de la seule représentativité ethnique ?
Ces questions pourraient se poser pour certaines nominations au sein de ce nouveau gouvernement. On peut aussi noter que s’il se soucie de représentativité ethnique, il semble accorder peu d’intérêt à la représentativité de genre, avec seulement femmes 2 ministres sur 24. Ce qui est moyennement rattrapé par la nomination de 4 junior ministers femmes sur 10.
La jeunesse mauricienne a indéniablement contribué de manière significative à faire le résultat sans appel de cette élection. Et on la voit légitimement s’impatienter devant des nominations qui, à ses yeux, confinent le gouvernement à un Jurassic Park qui s’accroche de toutes ses griffes. D’autres voient par contre la création de la catégorie de Junior ministers comme l’affirmation d’une volonté de travailler à former la relève. On verra bien dans quelle mesure cela fonctionnera. On peut anticiper que le tandem Rajesh Bhagwan-Joanna Bérenger à l’environnement pourrait être très efficace, l’un par son expérience, l’autre par ses préoccupations environnementales affirmées et son sérieux sur des dossiers relevant des nouvelles réalités de ce secteur.
Les yeux seront également tournés vers le tandem Ashok Subron – Kugan Parapen au ministère de l’Intégration sociale, Sécurité sociale et Solidarité nationale. Rezistans ek Alternativ fait là une entrée en fanfare au gouvernement, et il est intéressant de voir comment ce petit parti affirmant des idées résolument de gauche a patiemment construit, au cours de ces dernières années, une crédibilité qui lui vaut aujourd’hui d’être considéré comme une caution de sérieux et de justesse au sein de ce gouvernement. Il sera très intéressant aussi de voir comment le parti papillon, qui s’est construit dans une revendication sociale affirmée, va effectuer ce shift à l’establishment et à l’exercice du pouvoir.
On peut par ailleurs tiquer sur le super-ministère que s’est attribué le Premier ministre, alors que le précédent occupant de ce poste a donné à voir à quel point il y avait déjà une trop forte concentration de pouvoirs dans les mains d’un seul homme. Là aussi, l’épreuve des faits donnera à voir comment ces pouvoirs seront exercés.
Mais il y a une chose sur laquelle ce gouvernement ne peut faire l’impasse : c’est l’ampleur des attentes d’une population qui lui a confié un net et déterminant 60-0. Soit plus que la majorité des ¾ nécessaires pour faire des amendements à la Constitution, et pour engager des changements qui iront au-delà d’une simple conduite des affaires courantes. Il y a là une sorte d’impatience, et il ne sera pas forcément aisé de faire comprendre qu’avant de passer à la vitesse supérieure, il sera nécessaire de gérer les urgences générées par le précédent gouvernement. L’incendie en cours au centre d’enfouissement de Mare Chicose en est une brûlante illustration.
Cette même population se retrouve aujourd’hui engagée, du fait de son vote 60-0, à adopter une attitude de soutien critique face à son gouvernement. En l’absence d’une opposition parlementaire en effet, il sera plus que jamais nécessaire de prendre pleinement acte du fait que la démocratie, ce n’est pas seulement un vote rageur tous les cinq ans. Mais un exercice de chaque jour, une exigence constante, une vigilance de tous les instants.
Le chantier est vaste, les défis nombreux, mais les possibles sont à nouveau ouverts.
Pour l’heure, cette perspective-là est déjà très bonne à prendre…
SHENAZ PATEL