Les rapports internationaux se suivent et ne se ressemblent pas. Si l’an dernier un rapport classait Maurice en très bonne position au niveau des démocraties mondiales, le dernier rapport de V-Dem rendu public le 7 mars dernier affirme non seulement que la démocratie s’est effondrée à Maurice au cours de ces dernières années (comme dans d’autres pays tels que les Comores, la Hongrie, l’Inde, le Nicaragua et la Serbie), mais nous case carrément au rang des « autocraties électorales »…
Constat particulièrement sensible alors même que le pays célèbre le 56ème anniversaire de son indépendance et le 32ème anniversaire de son accession au statut de République.
Mais que nous est-il donc arrivé ? Que s’est-il passé pour qu’un pays qui s’enorgueillissait de la vivacité de sa démocratie, internationalement reconnue et vantée, en arrive là ?
Chaque année, V-Dem (Varieties of Democracy), organisme basé en Suède, publie le plus grand et pointu fichier de données sur la démocratie dans le monde. Pas moins de 4 200 experts analysent plus de 31 millions de données afin de mesurer quelque 600 attributs de la démocratie dans 202 pays. Classés en quatre catégories, soit liberal democracies, electoral democracies, electoral autocracies et closed autocracies
Selon le rapport 2023, le monde comprend aujourd’hui 91 démocraties et 88 autocraties. Mais ces autocraties regroupent 71% de la population mondiale, soit 5,7 milliards de personnes. Ce qui constitue une augmentation de 48% par rapport à il y a dix ans. La liberté d’expression, les élections « clean » et la liberté d’association sont, dans l’ordre, les trois composantes qui se détériorent le plus.
En Afrique sub-saharienne, s’il affirme que la grande majorité de la population réside dans des «electoral and closed autocracies » comme la République Démocratique du Congo, l’Ethiopie, la Somalie et le Zimbabwe, le rapport V-Dem considère qu’il y a quatre « grey zone electoral autocracies », nommément le Bénin, le Nigeria, le Sierra Leone et Maurice. « Most of these four, however, lean towards qualifying as certain autocracies. » À noter qu’il y a dix ans, V-Dem classait Maurice comme « liberal democracy ».
“Mauritius is the top “stand-alone” autocratizer with the most recent autocratization beginning from 2018. Once hailed as the only liberal democracy in Sub-Saharan Africa, Mauritius recently introduced several regulations that restrict the work of broadcasting companies and journalists, while government media censorship efforts have increased significantly since 2019. The series of actions undermining democracy led to a declassification of Mauritius to electoral autocracy in 2023.”.
Ce constat, cinglant, coïncide avec la sortie, cette semaine, de l’ouvrage Résister chez Pamplemousses Editions. Un livre d’entretiens menés par le journaliste et écrivain Alain Gordon-Gentil avec Satyajit Boolell, notre Directeur des Poursuites Publiques fraichement à la retraite. Un livre-événement, comme il fallait s’y attendre, où s’exprime sans fards et sans gants l’homme qui, au cours de ces dernières années, a farouchement tenu tête au gouvernement de Pravind Jugnauth, luttant contre des tentatives ouvertes de mettre sous tutelle le bureau du DPP, notre dernier rempart démocratique institutionnel, alors même que tous les autres semblent avoir été mis sous le contrôle du gouvernement.
Et le glissement de notre démocratie vers l’autocratie, ce n’est pas seulement le rapport V-Dem qui le dit, ce ne sont pas seulement des opposants, des militants et des citoyens qui se battent depuis des années contre l’iniquité d’un pouvoir qui ne tolère pas qu’on le critique ou qu’on s’oppose à lui. C’est un homme de l’establishment, l’ex-DPP. Et il ne mâche pas ses mots.
« C’est une exigence de ce poste d’empêcher que ne s’installe une culture d’impunité. C’est-à-dire que ceux qui ont commis des crimes doivent répondre devant la justice. On ne peut pas construire une société saine si l’impunité existe. C’est très important. Il faut aussi, dans un même temps, que ceux qui sont innocents soient protégés, qu’ils puissent exercer leurs droits constitutionnels. Ce que je dis là peut paraître une évidence, mais il s’agit d’un enjeu fondamental qui pose les bases même du bon fonctionnement de notre démocratie. (…) On n’a qu’à constater en ce moment les actes arbitraires envers ceux qui ont osé critiquer les autorités, les opposants politiques, les syndicalistes. Pourquoi cet acharnement contre ceux qui pensent et s’expriment dans une démocratie ? » interroge Satyajit Boolell.
À la question d’Alain Gordon-Gentil de savoir si nous sommes encore, à Maurice, dans un vrai État démocratique, Satyajit Boolell répond : « Sur papier oui. Il faudrait qu’on le soit aussi en réalité. Il faut que nous soyons vigilants. La démocratie n’est pas un concept abstrait. Nous devons la respirer tous les jours dans nos vies quotidiennes. On ne peut pas être un citoyen qui a peur. La peur ne trouve pas sa place dans une démocratie. »
Or, selon l’ex-DPP, la peur se sent partout à Maurice. « On a peur de s’exprimer librement, peur d’aller dans certains lieux, peur de s’afficher avec des gens qui ne sont pas proches du gouvernement. Certains chuchotent pour parler. Ce n’est quand même pas normal. »
Satyajit Boolell pousse encore plus loin le constat : « Quand je pense qu’on a consciemment créé un ordre étatique dans lequel l’autorité centrale détient la totalité des pouvoirs de décision en matière politique, administrative et financière, l’Etat peut donc s’ingérer partout, et peut faire pression sur les institutions ; ce qui finit par fragiliser notre démocratie. Ce n’est pas une question de perception. Regardez ce qui se passe au sein de notre assemblée nationale, ou même le litige entre le Commissaire de Police et le DPP ; une aberration sans précédent. Une démocratie ne peut pas se contenter d’être sur papier, elle doit fonctionner dans la réalité. Ceux qui occupent des postes de pouvoir importants doivent être armés de courage et d’intégrité professionnelle, pour ne pas se soumettre à la pression. »
Et c’est un véritable appel au réveil des consciences que cet homme qui n’a pas laissé silencer la sienne lance à travers cet ouvrage. « Les Mauriciens doivent être vigilants, très vigilants. (…) Nous sommes tous responsables de ce qui se passe. » Et d’ajouter : « Je fais confiance aux Mauriciens. (…) Le peuple mauricien a su répondre aux défis qui se posent à lui. En 1982, quand ils en ont eu ras le bol de leurs dirigeants, ils ont botté le gouvernement dehors avec un retentissant 60/0. Ce fut une révolution pacifique » souligne Satyajit Boolell. Qui met aussi l’accent sur le rôle prépondérant des juges de la Cour Suprême pour garantir nos acquis constitutionnels, eux qui sont appelés à définir les normes qui sont « reasonably necessary in a democratic society. »
Un message fort au cœur d’une année où nous allons être appelés aux urnes… Un message fort de responsabilisation de tout un chacun, y compris de tous ceux qui s’offusquent en privé de la dérive de notre pays mais qui au fond, par leur silence, sont souvent aussi ceux qui en profitent…
Maurice autocratie électorale. Pour rappel, dans la définition, une autocratie est « un système politique dans lequel le pouvoir est détenu par un seul homme, qui l’exerce en maître absolu. » Une « forme de gouvernement où le souverain exerce lui-même une autorité sans limites. »
Roi-Soleil bis disent certains. Toute ressemblance avec des personnages existants ne serait bien sûr que fortuite, comme le veut la formule consacrée…
SHENAZ PATEL
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