Il n’y a pas que des calamités, magouilles, entourloupes, scandales et catastrophes. Il n’y a pas que des injustices, iniquités, exploitations et abus.
Il y a aussi, certains jours, des images magnifiques qui s’impriment sur notre rétine et irriguent nos cœurs d’un frisson de joie claire et d’espoir frémissant.
Une de ces images nous est venue, cette semaine, de l’île de La Réunion.
Elle nous donne à voir deux hommes, bras dessus bras dessous, qui franchissent en co-vainqueurs la ligne d’arrivée d’une des courses réputées les plus exigeantes et éprouvantes au monde. Vendredi, en effet, alors que tombait la nuit sur Saint-Denis, l’Italien Daniel Jung et le Français Ludovic Pommeret ont choisi de passer ensemble le but du Grand Raid, aussi appelé Diagonale des Fous, après 23 heures et 2 minutes de course.
Et ce choix est riche de toute une symbolique, qui dépasse largement ces deux hommes pour s’offrir à nous comme porteuse d’une éthique neuve, d’un nouvel espoir.
Transformant une compétition en co-aventure.
Ce n’est pas pour rien que ce Grand Raid s’appelle aussi, aujourd’hui, La Diagonale des Fous. De la Marche des Cimes en 1989, pour devenir la Grande Traversée en 1990, puis la Course de la Pleine Lune, cette compétition implique de traverser l’île de La Réunion du sud-est au nord-ouest en passant par un relief extrême. Après le départ donné à 21h dans la festive Saint Pierre sous la pleine lune de ce mois d’octobre, les 2 611 concurrent-es entament ainsi la course par l’ascension du Piton de la Fournaise, volcan qui donnait cette semaine même de nouveaux signes d’activité. Ils enchaînent ensuite avec la traversée du relief accidenté des cirques naturels de l’île, notamment Cilaos et Mafate, pour ensuite arriver le lendemain soir au stade de La Redoute, à Saint-Denis. Près de 24 heures de course pour les plus entraînés, avec un temps limite de 66h pour les autres, afin de parcourir 160 kilomètres avec plus de 9 400 mètres de dénivelé positif…
L’exploit est physique, il demande un entraînement et une endurance hors normes, et ils sont chaque année des centaines à être contraints à l’abandon. L’exploit est aussi mental. S’il est beau de voir la liesse populaire qui accompagne les participant-es sur tout le parcours, c’est un cheminement intérieur d’une grande rudesse et intensité qui imprime cette nuit au pas de course à travers des sentiers où l’homme redevient une chose minuscule.
Dans son ouvrage Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, le romancier japonais Haruki Murakami, devenu coureur, raconte avec éloquence le dépassement de la souffrance qui donne le sentiment essentiel d’être vivant. Et il est extrêmement émouvant, et édifiant, de voir les histoires humaines qui jalonnent cette course, à côté des professionnels. Entre un jeune non-voyant qui court avec son accompagnateur de confiance. Une femme de 48 ans atteinte de Parkinson qui désire aller au bout de ses possibilités. Une autre femme de 74 ans qui ne se lasse pas de recommencer…
Après l’annulation de l’édition 2020 pour cause de Covid, on a pu mesurer ces derniers jours l’élan et l’énergie de l’ensemble qu’incarne cette course. Le bonheur de se retrouver pour se dépasser personnellement mais aussi en équipe, avec d’autres participants, avec une armée de bénévoles mobilisés pour l’occasion, avec tout un pays qui vibre à l’unisson.
Ce qui n’est pas donné. Car le sport, contrairement à ce que l’on veut parfois croire, peut aussi être le lieu des plus grandes discriminations et injustices.
On l’a vu aussi cette semaine avec l’affaire de la NFL aux Etats-Unis.
Créée en 1920, la prestigieuse et puissante National Football League, association d’équipes professionnelles de football américain, a en effet été contrainte mercredi dernier, 20 octobre, à s’engager à mettre un terme à une pratique de tests cérébraux basés sur la race.
Cette pratique a été mise en lumière en 2019, lorsque deux anciens joueurs, Najeh Davenport et Kevin Henry, ont décidé d’intenter un procès à la NFL, estimant qu’elle applique des critères différents pour les joueurs noirs et les joueurs blancs lorsqu’il s’agit de les compenser pour cinq types de lésions et traumatismes cérébraux survenus en cours de match, et résultant en des maladies comme Parkinson ou la démence avancée. Selon les avocats des deux hommes, les joueurs blancs étaient deux ou trois fois plus compensés que les joueurs noirs, parce que les cas des Noirs étaient sous-évalués en utilisant des « normes raciales » et des estimations démographiques basées sur la race. Soit une pratique de “race-norming” qui part du postulat que les Noirs ont, au départ, un fonctionnement cognitif “inférieur”… Ce qui minimise l’impact du déficit mental qui peut leur être causé par des accidents survenus en cours de carrière.
Or, la majorité des joueurs de la Ligue américaine, soit 70%, sont Noirs. Et cette pratique aurait privé des centaines de joueurs retraités noirs souffrant de démence d’obtenir des indemnités avoisinant les $500 000 : à ce jour, sur quelque 2 000 joueurs noirs ayant demandé à être compensés pour démence avancée, seuls 30% ont vu leur demande aboutir. (Et certains, comme le réputé Gordon, n’ont rien obtenu, alors que plusieurs médecins ont dûment attesté des atteintes irréversibles qu’il a subies au terme d’une décennie d’exercice comme défenseur, et une vie finie à 40 ans…)
D’où le procès en réclamation devant la Cour fédérale. Qui a débouché mercredi sur la conclusion d’un accord portant sur le paiement d’une somme de $1 milliard par la NFL. Et l’engagement de mettre un terme à cette pratique discriminatoire pour le moins, scandaleuse dans tous les cas.
A des milliers de kilomètres des Etats-Unis en cette fin de semaine, c’est une toute autre image de la pratique sportive et de la compétition que nous ont offerte deux grands compétiteurs : Daniel Jung, recordman du Tyrolean High Altitude Trail, parcours de 200 km entre l’Autriche et La Suisse, et Ludovic Pommeret, vainqueur en 2016 de l’UTMB (prestigieux trail qui traverse trois pays).
En 2019, Pommeret était arrivé deuxième ex-aequo de la Diagonale des Fous en choisissant, déjà, de terminer main dans la main avec le trailer réunionnais Nicolas Rivière. Cette fois, c’est la place de premier qu’il a choisi de partager, après avoir partagé les ultimes kilomètres de la course, pas à pas, avec Daniel Jung. Les deux hommes illustrant de fort belle manière le dicton qui veut que « seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ».
Et comme elle fait du bien, comme elle est inspirante, cette image-là, dans ce monde où nous avons tant besoin de récréer du lien, où nous avons tant besoin de voir et de ressentir ce qu’est la beauté, l’énergie et la richesse de « l’ansam »…