Le « meselma » des Chagos

Cela aurait pu être un très grand moment. D’incrédulité enthousiasmée. De fierté. De joie lumineuse et profonde.
Et cela l’a d’abord été.
L’annonce cette semaine que la Grande-Bretagne, finalement, reconnaissait la souveraineté de la République de Maurice sur l’archipel des Chagos a dans un premier temps été une nouvelle aussi inattendue qu’extraordinaire. Comme l’aboutissement heureux d’une très longue et dure lutte, débutée dans les années 1960 par les femmes chagossiennes suite à la déportation de leur peuple de leur terre natale, au cours du processus de décolonisation, pour faire de la place à l’établissement sur l’île principale de Diego Garcia d’une des plus importantes bases militaires américaines.
Sauf que…
Comme d’autres personnes d’une certaine génération, Charlesia Alexis, figure emblématique de la lutte des Chagossien-nes, avait cette expression : « Wi, be touzour bizin ene meselman »…
Un mais. Quelque chose qui enlève à la valeur d’une chose.
Et le mais, ici, se révèle aussi conséquent qu’une bombe…
Très vite, la nouvelle, telle qu’énoncée, s’est révélée comme une énorme, rusée (et cynique) opération de spin doctoring. Déjà dans le langage utilisé. Servi à Maurice. Repris par la presse du monde entier, dont la BBC. La Grande-Bretagne « rend », « cède » voire « donne » la souveraineté sur les Chagos à Maurice. Mersi misie.
Mais que « cède » la Grande-Bretagne alors que la résolution 73/295 de l’Assemblée générale des Nations unies du 25 février 2019 et l’arrêt de la Chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer du 28 janvier 2021 ont affirmé et confirmé que le droit international reconnaît que l’archipel des Chagos fait et a toujours fait partie intégrante du territoire de Maurice ? Et qu’il devait nous être rendu par la Grande-Bretagne dans les 6 mois ?
Il serait donc plus juste de dire que la Grande-Bretagne cède finalement à la pression internationale qui lui a clairement prescrit, depuis 2019, qu’elle doit reconnaître que les Chagos ne lui appartiennent pas.
Dans l’absolu, et sur le principe, c’est une avancée conséquente. Car beaucoup pensaient que Grande-Bretagne et États-Unis ne reconnaîtraient jamais la souveraineté mauricienne même si réaffirmée par les Nations Unies. Car ces grandes puissances ne se sont jamais privées de mépriser et de bafouer les résolutions des Nations Unies, notamment la résolution 1514 du 14 décembre 1960, qui stipule clairement qu’un territoire ne peut être démembré et privé de son intégrité territoriale dans le cadre du processus de décolonisation. Justement ce que ces pays ont pratiqué avec Maurice en excisant les Chagos de notre territoire.
Sauf que le « meselma » se corse…
Dans le discours officiel, on se flatte de « décolonisation totale», alors que le traité à venir (dont on ne connaît pas encore toutes les implications), statue déjà que la Grande-Bretagne exercera des « droits souverains » sur Diego Garcia pendant une période de 99 ans renouvelable (alors que le présent bail avec les États-Unis devait expirer en 2036, soit dans 12 ans).
Comment donc peut-on chercher à nous faire croire que nous retrouvons notre souveraineté sur l’ensemble des Chagos alors que la Grande-Bretagne continuera à exercer des droits souverains sur Diego Garcia pour le siècle à venir, et potentiellement au-delà ?
Gros « meselma » aussi au niveau du timing.
Selon une publication du journaliste britannique Christopher Hope, en date du jeudi 3 octobre 2024 à 16h02 (19h à Maurice), le Foreign Secretary David Lammy a expliqué au Speaker du Parlement britannique, Sir Lindsay Hoyle, que l’annonce concernant les Chagos a été faite en ce jour du 3 octobre, (et sans que le Parlement britannique en ait au préalable été informé), parce que « a general election campaign starts tomorrow in Mauritius ». Assurant qu’un ministerial statement à ce sujet est prévu le lundi 7 octobre au Parlement britannique.
Cette publication, pas démentie depuis, infère donc que le Foreign Secretary David Lamy savait, le 3 octobre, que le Premier ministre mauricien allait annoncer à la population mauricienne, le 4 octobre, la dissolution du Parlement mauricien et le déclenchement d’élections législatives. Et l’on nous dit qu’il ne s’agit que d’une coïncidence ? Qu’il est ludicrous de penser que Maurice a consenti à la hâte à un accord qui aurait pu être plus favorable parce que le Premier ministre était pressé d’annoncer la bonne nouvelle avant la dissolution du Parlement ? Que l’instrumentalisation ici n’est pas seulement politique, mais partisane ?
Car vient encore s’ajouter ici le « meselma » de la légitimité.
Certains légistes font ressortir que la section 1 de la Constitution de Maurice stipule que « Mauritius shall be a sovereign democratic State which shall be known as the Republic of Mauritius ». De son côté, la section 47 stipule que pour changer la Constitution, il faut d’abord effectuer un referendum, où la population voterait au moins aux 3/4 en faveur du changement proposé. Celui-ci devra ensuite être soumis au Parlement, et obtenir un vote favorable de la totalité des député-es.
Comment donc un Premier ministre en fin de mandat, puisque les élections législatives à Maurice doivent avoir lieu dans un mois, peut-il engager une telle décision de souveraineté sans le soumettre à l’assentiment de la population et du Parlement ? Et comment avoir confiance qu’on nous révélera les clauses de ce traité alors que sur l’île d’Agaléga, le gouvernement mauricien a conclu récemment avec l’Inde des accords d’utilisation dont nous, population mauricienne, ne savons rien, parce que, nous dit-on, le gouvernement indien a insisté sur une clause de confidentialité… Indépendance ? Souveraineté ?
Ne soyons pas candides.
La situation géostratégique mondiale fait que Maurice, au cœur de l’océan Indien, se retrouve plus que jamais au cœur d’un enjeu capital. Entre instabilité croissante, voire guerre au Moyen-Orient, route des hydrocarbures, menées expansionnistes de la Chine et contre-réaction de l’Inde. La base de Diego Garcia, clairement, ne disparaîtra pas ainsi.
Mais de là à nous parler de souveraineté totale retrouvée…
Dans sa définition, la souveraineté d’un État implique l’exclusivité de ses compétences législatives, exécutives et judiciaires. L’enjeu de la décolonisation des années 60 était justement de créer des États souverains, par opposition aux colonies qui n’avaient pas le contrôle exclusif de leur territoire. Aujourd’hui, l’histoire bégaie. L’histoire se répète. À la différence que cette fois, notre gouvernement de pays « indépendant » (ce qui n’était pas le cas lors des discussions de la fin des années 60) a choisi de donner à l’ex-puissance coloniale une jouissance prolongée sur un territoire dont les Nations Unies ont dit qu’il nous appartient.
Qu’y gagnons-nous donc ?
La satisfaction, déjà conséquente, d’une reconnaissance partielle. Dans les faits concrets, cela signifie en effet que nous récupérons totalement la portion congrue des Chagos. Soit des îlots sur lesquels il va être difficile d’effectuer la réinstallation promise des Chagossien-nes, vu l’exiguïté de ces îlots, et vu qu’ils seront régis par un statut de réserve marine qui rendra difficile, voire impossible, un certain nombre d’activités.
Et pour le reste, du fric.
L’accord annoncé le jeudi 3 octobre met l’emphase sur le fait que outre l’aide pour la réinstallation des Chagossiens, la Grande-Bretagne donnera à Maurice « funding to deliver strategic projects generating meaningful change for ordinary Mauritians and boosting economic development across the country ».
En clair, la Grande-Bretagne s’engage à nous donner du fric pas seulement pour développer la part des Chagos sur laquelle elle consent à nous restituer la souveraineté, mais aussi pour nous, « Mauriciens ordinaires », et pour développer Maurice.
En clair, la Grande-Bretagne va aider à financer notre budget national. Une manne, sans aucun doute. Dont on ne nous dit pas le montant, ni comment il sera administré.
Au milieu des surenchères langagières et du spin doctoring de «décolonisation totale et libératrice», ne serait-il pas plus adapté de dire que Maurice est finalement arrivée à négocier financièrement l’exploitation de la base militaire de Diego Garcia ?
Et les Chagossien-nes dans tout cela ? Celles et ceux qui ont été directement lésés, dans leur chair et leur âme, par toute cette affaire ? Si le Groupement Réfugiés Chagos (GRC) d’Olivier Bancoult se réjouit de ce développement auquel il a beaucoup contribué à travers une longue et héroïque lutte, les Chagossiens regroupés au sein du BIOT Citizens, menés notamment par Misley Mandarin, expriment ouvertement leur colère de n’avoir été ni consultés ni informés, et de ne l’avoir appris qu’après avoir été contactés par la presse pour une réaction suite à l’annonce officielle. Qu’est-ce qui a changé dans la façon dont nous traitons ce peuple ?
Il y a effectivement quelque chose « d’historique » dans toute cette affaire : c’est la façon dont est en train d’être institué un nouveau modèle de « colonie post-coloniale »…

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