Selon le gynécologue Aravind Pulton, Maurice fait actuellement face à une baisse du taux de natalité qui pourrait, si l’on ne prend pas les mesures adéquates, conduire, à terme, à la disparition de l’homo mauritianus. C’est la thèse argumentée d’exemples concrets, qu’il défend dans l’interview qui suit. Avec des propositions pour régler le problème.
Dr Pulton, vous affirmez que Maurice fait face à un sérieux problème de baisse de natalité. Quelle est votre thèse ?
Ce n’est pas une thèse, mais une analyse fondée sur des statistiques officielles. A l’indépendance du pays, l’écrivain V. S. Naipaul avait décrété qu’à cause de sa surpopulation, Maurice était un « overcrowded barracoon ». Du coup, après l’indépendance, pour faire face à cette surpopulation, les autorités mauriciennes ont mis en place deux politiques. La première : le « Family Planning » qui a connu un très grand succès et dont la réussite est, depuis, citée comme exemple dans tous les congrès internationaux de natalité. La deuxième : l’émigration des Mauriciens vers des pays comme l’Australie et la France principalement sous l’impulsion de Sir Gaëtan Duval, quand il entra au gouvernement après l’indépendance. Le problème c’est que 50 ans plus tard, le Family Planning a été un tel succès que nous sommes passés d’un taux de fécondité de 4,7 à l’indépendance à un taux de 1,3 actuellement. Il faut savoir que pour renouveler une population, un taux de fécondité de 2.1 est nécessaire. Cela signifie que si l’on continue ainsi, si aucune mesure appropriée n’est prise, le Mauricien, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est une espèce en voie de disparition. Un des sujets qui focalise l’attention des Mauriciens en ce moment, dans le cadre des débats autour de la reforme de la Constitution, est le recensement ethnique. Et si on n’arrive pas à augmenter le taux de fécondité à Maurice, bientôt le recensement lui-même n’aura plus lieu d’être !
Quels sont les problèmes qui découlent de ce constat inquiétant ?
Premièrement se pose le problème du renouvellement et, par conséquent, celui de la disparition éventuelle de la population comme nous venons de le voir. Ce non-renouvellement qui est en cours, fera que dans un avenir proche il n’y aura pas assez de jeunes par rapport aux personnes âgées — catégorie qui, de surcroît, vit de plus en plus longtemps grâce aux divers progrès de la médecine. Cela entraînera, automatiquement, une inversion de la pyramide des âges et, en conséquence, provoquera des défauts, pour ne pas dire des cessations, de paiement des plans de pension. Troisièmement, il y aura une accentuation d’un problème qui se pose déjà actuellement, c’est-à-dire le manque de main-d’œuvre.
Quelles sont les solutions à envisager pour faire face à ce problème global ?
Les mesures pour régler ce problème de réduction de la population active sont diverses et variées. Ainsi, il est impératif de jouer sur tous les leviers possibles pour déboucher sur un résultat optimal.
Quels sont les leviers que vous avez répertoriés pour permettre aux Mauriciens — je n’ose pas dire la race mauricienne — de continuer à exister ?
Premièrement, il y a le recours à la main-d’œuvre étrangère. C’est la solution la moins avantageuse, mais aussi la plus facile à mettre à exécution. C’est d’ailleurs la politique déjà mise en place à Maurice par les autorités et, comme vous le savez sans doute, la nouvelle loi du travail permet l’emploi de trois travailleurs étrangers pour un Mauricien dans certains secteurs. Ce n’est pas une bonne solution sur le long terme, car partout où elle a été mise en place, l’immigration des étrangers en grand nombre a créé des tensions culturelles et sociales entre la population immigrante et la population locale. Quand on évoque ce sujet, tout le monde cite le cas de Dubaï où il n’y a que deux cent mille Dubaïotes pour une population de trois millions. Mais c’est vite oublier que Dubaï a une population autochtone homogène. Ajouter un grand nombre d’étrangers dans une population multiraciale, comme la nôtre, c’est comme allumer une mèche de dynamite qui explosera automatiquement, tôt ou tard.
Mais cette main-d’oeuvre étrangère n’est-elle pas limitée, ici, aux métiers que les Mauriciens ne savent pas ou ne veulent plus faire ?
Ce n’est pas le cas ! Ne croyez pas que la main-d’œuvre étrangère à Maurice n’est limitée qu’aux usines de textile et aux boulangeries. Une grande partie des informaticiens travaillant dans les banques sont issus de l’Inde, il en va de même pour les infirmiers dans les cliniques privées, qui viennent aussi de certains autres pays d’Asie comme les Philippines. Dans les restaurants, il est aujourd’hui courant d’être servi par des Indiens, des Népalais ou de Tibétains, alors que dans les grandes surfaces il y a souvent des Malgaches derrière les comptoirs et les caisses. Bien plus, grâce aux permis accordés à la main-d’oeuvre étrangère, il y aurait apparemment désormais plus de Sud-Africains que de Franco-Mauriciens à Maurice. Cette dernière situation crée des tensions qu’on peut déjà constater certains dimanches au site de Kite Surf One Eye, au Morne et sur un site similaire à Tamarin. On pourrait aussi parler du problème qui nous avons eu, dans un passé récent, entre des Sri Lankais travaillant à Maurice avec les habitants de Roches-Bois. Le Mauricien est une espèce en voie de disparition !
En sus d’une révision de la politique de l’importation de la main-d’oeuvre étrangère, quelles sont les autres solutions à envisager ?
Un autre levier consisterait à faire diminuer le taux de mortalité infantile. Tous les gouvernements successifs ont fait de gros efforts dans ce sens. Notre programme de vaccination est très élaboré et, depuis quelques années, il y a des Neonatal Intensive Care Units dans tous les hôpitaux du pays. Le but de cette politique est de faire passer le taux de mortalité néonatale en dessous de dix pour mille, mais depuis plusieurs années on stagne sur douze pour mille. Il faut donc redoubler d’efforts dans ce sens. Il faut aussi décourager l’émigration des Mauriciens vers d’autres cieux. Maurice est un pays étonnant où beaucoup d’étrangers veulent venir travailler, alors que nos enfants, eux, veulent émigrer. Dans ce contexte, il faudrait revoir cette nouvelle mode qui est de signer des accords de Round Trip Immigration avec différents pays, alors que nous sommes en déficit de main-d’œuvre. Nous avons signé des Round Trip Immigration avec le Canada, l’Italie et l’Arabie Saoudite et on compte en signer d’autres prochainement. Franchement, pensez-vous qu’un plombier qui a fait cinq ans au Canada ou en Australie, et qui est habitué à un certain mode de vie et à des salaires conséquents reviendra vivre à Maurice !
Toutes les solutions proposées jusqu’à maintenant n’ont pas de lien direct avec le taux de fécondité. La question est de savoir quelles méthodes et quels arguments utiliser pour encourager les Mauriciens à procréer plus d’enfants. Faudrait-il inventer une autre forme de formule positive, une espèce de pension la braguette * ?
Là, nous allons entrer dans le coeur du problème. Différents pays tentent par des moyens variés d’augmenter le taux de fécondité. Au Singapour, par exemple, les parents bénéficient d’un « cash prize » de Rs 150, 000 pour les deux premiers enfants et Rs 200, 000 pour le troisième enfant. Qui plus est, une fois que vous avez votre troisième enfant, vous êtes prioritaire d’un logement social. En Russie, il existe une loterie pour les nouvelles mamans qui viennent d’accoucher et ces dernières peuvent remporter une voiture si elles sont tirées au sort. En Corée du Sud, où le sentiment patriotique est très fort, dû à la menace de la Corée du Nord, on demande aux couples de donner naissance à un enfant pour papa, un autre pour maman et un pour le pays ! Ainsi, différents pays tentent par différents moyens de trouver la solution la mieux adaptée à leurs cas.
Quelles incitations pourrait-on proposer aux couples mauriciens ?
Il faut garder à l’esprit que le coût associé à chaque incitation prise pour pallier le problème sont variables. En plus, quelle est l’incitation qui marchera et quelle est celle qui ne marchera pas ? On ne trouvera la réponse que par la méthode « Trial and error ». Par exemple, on peut penser que les couples bénéficieraient de prêts logements à titre préférentiel lors de l’arrivée du troisième enfant. Comme vous le savez, la majorité des appartements et des maisons à Maurice consistent de deux à trois chambres à coucher, et l’arrivée d’un troisième enfant entraînerait automatiquement un surpeuplement dans le logement. On peut aussi penser qu’un couple pourrait avoir droit à une voiture duty free à la naissance du troisième enfant. Ce serait une très bonne incitation et qui ne coûterait pas cher. Les entreprises peuvent aussi apporter leur pierre à l’édifice en ouvrant des garderies sur les lieux de travail afin de faciliter la vie des jeunes mamans. Il est à souligner que cette pratique, courante à l’étranger, est pratiquement inexistante à Maurice. D’un point de vue juridique, il est important de revoir certaines lois qui ne favorisent pas l’expansion de la famille mauricienne. Par exemple, les lois sur le maternity leave n’autorisent que trois fully paid maternity leave. Cette loi, qui date de l’époque du contrôle des naissances des années 1960, n’a plus sa raison d’être.
Faudrait-il aussi, dans la foulée, revoir le paternity leave ?
Evidemment. Tel qu’il est actuellement, le paternity leave est actuellement de cinq jours à la naissance du bébé. Etant donné que dans la grande majorité des cas les premiers jours de la naissance sont culturellement pris en charge par les femmes de la famille — mère ou belle-mère —, je pense qu’il faudrait avoir plus de flexibilité sur le paternity leave et même, pourquoi pas, l’augmenter afin que le père puisse prendre son congé au moment opportun pour le couple. Une autre barrière à une famille nombreuse concerne le système actuel de l’income tax qui ne permet de déduire que trois dépendants par foyer fiscal. Donc, si la femme ne travaille pas, le troisième enfant n’est pas éligible à la déduction fiscale, ce qui ne favorise pas sa venue. Par ailleurs, dans l’autre cas de figure, si la femme travaille, il n’est plus possible de répartir les enfants dans le couple pour une meilleure optimalisation fiscale. Et, puisque nous sommes dans le domaine de la recherche de solutions, pourquoi ne pas envisager une déduction fiscale pour une aide-ménagère à partir du troisième enfant ?
Ce ne sont pas des mesures que vous préconisez, mais carrément la remise en cause de pas mal de règles établies dans la société mauricienne…
Cela est, de mon point de vue, indispensable pour faire face au problème de la baisse de la natalité à Maurice. Une autre solution, c’est de rendre ses lettres de noblesse à l’école de la République. Le succès des écoles privées démontre qu’il existe une angoisse des jeunes couples par rapport à l’école de la République. Un couple peut difficilement envoyer trois enfants dans un système scolaire privé, compte tenu des prix élevés qui y sont pratiqués. Nous pouvons nous inspirer des pays étrangers comme la France et sa fameuse allocation familiale. Les allocs, comme on les appelle en France, sont une aide directe de l’Etat en forme d’argent pour aider les familles à l’arrivée d’un enfant. Ce qui n’entraîne pas une diminution drastique du pouvoir d’achat de la famille.
Je suppose que vous avez également pensé à des mesures médicales pour encourager la remontée du taux de natalité ?
Bien sûr. Cela fait vingt ans qu’est né à Maurice le premier bébé par fécondation in vitro, qui est le fruit du travail de de la clinique Saint-Esprit et du Dr Mario Ng Kuet Leong, qui nous a quittés en ce début de mois, et je tiens, ici, à rendre un vibrant hommage à ce pionnier dans le domaine médical à Maurice. Par contre, il est dommage qu’il n’y ait pas de service de procréation médicalement assistée dans l’hôpital public pour aider les couples qui font face à l’infertilité. Le plan existe et la volonté politique semble être là, mais ils font face à des lobbies sectaires qui font capoter le projet. Par ailleurs, le développement économique exponentiel que le pays a connu au fil des ans a entraîné des horaires de travail trop longs. Travailler de 9h à 16h est devenu un rêve farfelu, surtout dans le secteur privé. Comment voulez-vous qu’un couple ait trois enfants ou plus s’il travaille jusqu’à 19h tous les jours ? Il faut un gros effort des parties prenantes, c’est-à-dire les entreprises et le gouvernement, pour aider les couples à combiner travail, élever une famille nombreuse et les corvées ménagères. Il y va de notre futur. Certains pays ont trouvé la solution en interdisant tout travail à partir de 16h un jour par semaine. On pourrait s’en inspirer.
Dans cette recherche de solutions pour faire remonter le taux de natalité national, je suppose qu’il faudrait durcir la loi sur l’avortement …
Paradoxalement la légalisation de l’avortement favoriserait à Maurice la croissance démographique ! Je m’explique. De nos jours, la majorité des avortements n’est pas pratiquée sur la petite jeune qui se retrouve enceinte, mais sur des couples qui se retrouvent face à une grossesse non désirée. Tel qu’il est actuellement, le recours à l’avortement est très facile, bien qu’il ne soit pas légal. Il suffit d’aller dans une pharmacie et y acheter des médicaments ou de faire une visite chez le médecin et le tour est joué. Je ne compte plus les nombres de couples qui sont venus à mon cabinet, demandant un avortement, et qui, après conseil, ont gardé leur enfant. Une loi sur l’avortement qui aurait un volet conseil et donnerait au couple un délai pour réfléchir avant d’y avoir recours est pratique, fait partie des normes en Europe. Ceci découragerait bon nombre de personnes en les faisant réfléchir sur leur demande. Alors que dans la situation, telle qu’elle existe aujourd’hui, on peut se faire avorter sur un coup de tête et, plus tard, le regretter amèrement.
Finalement, la baisse du taux de natalité ne concerne pas que les couples et leurs médecins, c’est un problème national…
Tout à fait. Comme vous avez pu le constater, le problème de fécondité à Maurice implique beaucoup de parties prenantes comme le ministère de la Santé, le ministère de la Famille, le ministère des Finances, la MRA, à travers le système de l’income tax, le ministère de l’Education, les entreprises du secteur privé, les banques et même les philosophes. Du coup, vu que le problème est réparti dans plusieurs départements, personne ne se sent responsable, même si on est conscient du problème. Le Family Planning Bill qui a été voté la semaine dernière au Parlement est un pas dans la bonne direction, mais étant donné la complexité du problème, il faudrait, à mon avis, bien plus qu’un « bill » pour faire avancer les choses. Pour faire face au problème, il faut rassembler toutes les parties concernées pour mettre au point, non une « anti-natality policy », mais une « pro-natality policy » pour le 21e siècle. Le mieux placé, à mon avis est le président de la République par intérim. Il a montré un certain intérêt pour le faible taux de natalité dans deux discours. Il rentrerait ainsi dans l’Histoire comme celui qui a changé la donne et qui a sauvé l’homo mauritianus de l’extinction !
D’après votre expérience, est-ce que le Mauricien a fondamentalement envie/besoin d’avoir une famille nombreuse ?
Le Mauricien n’a pas culturellement plus envie d’avoir une famille nombreuse pour des raisons qu’on a citées. Rares sont les jeunes couples avec trois enfants ou plus. Mais, d’un autre côté, le Mauricien a besoin d’avoir une famille nombreuse. D’où les incitations que j’ai proposées plus tôt, car il y va de notre identité mauricienne. L’intégration d’une communauté immigrante déséquilibrera, à mon avis, notre mode de vie «arc-en-ciel ».
Est-ce que le monde politique est conscient de la gravité du problème ?
Je crois que les politiciens sont plus intéressés à réussir leur mandat de cinq ans et à se faire réélire que de faire des projections sur l’avenir. Le ministère de la Santé est certes conscient de la gravité du problème. Mais seul le ministère ne peut pas y remédier. Il faut un high powered committee avec pour objectif de produire un white paper pour la mise en place d’une nouvelle politique de natalité. Sinon, à mon avis, nous allons droit dans le mur.
En étant cynique, on pourrait se demander si la sonnette d’alarme que vous tirez dans cette interview n’est pas provoquée par un désir, celui de faire augmenter le volume de travail du gynécologue que vous êtes avec une augmentation du taux de natalité ?
(Rires) Ce problème de dénatalité est bien plus important que mes intérêts en tant que gynécologue. Quand j’ai débuté ma carrière à Maurice, il y a une vingtaine d’années, on faisait 4500 à 5000 accouchements par an dans chaque grand hôpital de l’île. Maintenant certains atteignent difficilement 2000. Ces chiffres m’ont interpellé. Sans vouloir être cynique, je tire quand même la sonnette d’alarme, non pour augmenter le volume de travail des gynécologues, mais pour l’avenir des Mauriciens.
* Surnom donné autrefois à l’allocation pour famille nombreuse.