Le corps cassé

C’est une sensation étrange, de corps casse-cassé.

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Comme si, pendant des années, vous aviez essayé de dire que vous étiez abusé-e, physiquement, mentalement, émotionnellement. Et qu’autour, on semblait vous dire que vous exagériez sans doute un peu. Et puis que soudain, finalement, tout soit projeté au grand jour. Que les preuves, flagrantes, violentes, soient là, audibles pour tous. Et qu’elles disent des choses encore pires que ce que vous aviez pu dire. Il y a là quelque chose de libérateur. Mais aussi la sensation, écrasante, suffocante, de s’être fait passer dessus par un rouleau compresseur.

C’est peut-être un peu de ce que ressent le corps Maurice en ce moment. Depuis qu’une entité anonyme connue comme « Missié Moustass » a commencé, le vendredi 18 octobre dernier, à inonder les réseaux sociaux d’enregistrements audio issus d’écoutes téléphoniques qui auraient été orchestrées en plus haut lieu.

Il conviendra en temps et lieu de s’interroger sur l’identité de ce singulier personnage, et sur le fait qu’il détienne, et soit en mesure de divulguer publiquement, chaque jour, des enregistrements qui relèvent autant de la vie publique que privée d’un certain nombre de Mauricien-nes. Ce qui pose réellement question. Il importera aussi de se demander si ces enregistrements ont été réalisés par une tierce personne, ou s’ils relèvent d’un Premier ministre qui vise à faire passer tous ses excès en constituant des « dossiers » sur ses troupes.

Pour l’heure, on en retient en premier lieu que cette affaire désormais connue comme « Missié Moustass leaks » vient apporter la preuve, incontournable, que des écoutes téléphoniques sont bel et bien pratiquées à Maurice contre opposants politiques, journalistes, activistes et autres. Pas une nouvelle disent certains. Beaucoup de pays, y compris ceux décrits comme démocratiques le font disent d’autres. Certes. Le scandale du Watergate dans les années 1970 aux Etats Unis, grâce à l’enquête des journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein, avait montré que le Président Nixon avait fait poser des écoutes téléphoniques au siège du Parti Démocrate dans le cadre de la campagne électorale en cours. Scandale qui avait finalement entraîné la démission du Président en exercice, une première aux Etats Unis.

Mais les technologies ont évolué. Aujourd’hui, plus besoin d’envoyer de faux cambrioleurs dans un lieu précis pour « tap » des téléphones. Aujourd’hui, un logiciel espion opérable à distance a permis de généraliser ces écoutes de façon exponentielle. Et d’alimenter une banque d’informations dont on découvre qu’elles relèvent très largement du criminel.

Et c’est bien là le deuxième et plus important problème que suscite cette affaire. Car outre d’avoir ciblé des personnes perçues comme des opposants, ce système d’écoute aurait aussi servi à enregistrer des proches du pouvoir. Notamment le Commissaire de Police, des ministres, des conseillers du Premier ministre.

Et ce qu’on entend fait froid dans le dos.

Car il y est question d’intimidation de témoins et de montage d’accusations de toutes pièces contre des opposants gênants, pour les arrêter brutalement. De libération d’infracteurs arrêtés pour affaire de drogue parce qu’ils fournissent à un ministre du briani à distribuer au moment des fêtes de fin d’année. D’ententes pour exonérer le fils du Commissaire de Police des sanctions prévues à son encontre par la justice pour gros détournement d’argent. D’insultes raciales et racistes à l’encontre de la communauté créole. D’injures sexuelles rattachées à la Vierge Marie. De ralentissement d’internet pour empêcher la circulation d’informations préjudiciables au gouvernement. De cover up sur une agression mortelle aux mains de la police et de directives au médecin légiste pour conclure à une mort naturelle.

Le fait de savoir que les écoutes téléphoniques se pratiquent ailleurs et ici aussi depuis longtemps n’ôte rien à l’exposition soudaine, violente, qu’à Maurice sous l’actuel gouvernement, cela a pris une proportion qui dynamite le pays tout entier. Dans ces enregistrements tour à tour mis en ligne par l’anonyme « Missié Moustass » sur Facebook, sur Tik Tok et sur YouTube, il y a l’illustration criante de tous les agissements crapuleux qui font que, ces dernières années, la vivante démocratie mauricienne a été sapée jusque dans ses derniers fondements, les institutions instrumentalisées et assujetties, la corruption et l’enrichissement personnel débridés, le sens critique écrasé, le droit de l’exercice citoyen laminé au profit d’une veulerie bassement collaborative baptisée chatwarisation La vulgarité triomphante en prime.

Et la réaction des « autorités » au séisme de ces Missié Moustass leaks dit bien dans quels abimes nous sommes descendus. Car voilà un Commissaire de Police directement mis en cause, qui vient annoncer qu’il va enquêter… sur lui-même. Voilà un Premier ministre également ministre de l’Intérieur, qui a déjà conclu et annoncé à tout va, avant le début de toute enquête, qu’il s’agit là d’un complot ourdi avec l’aide de l’intelligence artificielle (alors même que certaines personnes dont les conversations ont été enregistrées et diffusées ont confirmé qu’elles ont bel et bien eu ces conversations au téléphone). Voilà un Président de la République, (qui n’a cessé de dire sa reconnaissance au Premier ministre pour l’avoir nommé à ce poste) qui est soudain muet, alors même que les enregistrements divulgués suscitent des tensions communales susceptibles de dégénérer gravement.

A ce sujet justement. On sent bien monter, ces jours-ci, la crainte de dérapages ethniques. Spontanés. Ou orchestrés. D’aucuns évoquent ainsi à mots à peine voilés le risque qu’un gouvernement qui sentirait le terrain lui glisser sous les pieds depuis les Missié moustass leaks, ne soit tenté d’attiser des tensions communales pouvant résulter en bagarres qui permettraient d’ordonner le renvoi des très attendues élections du 11 novembre prochain.

Far fetched disent certains. Mais est-ce aussi inimaginable que cela alors que, justement, dans les conversations diffusées, dégoulinent à flots des propos qui relèvent carrément d’une dépréciation, d’un mépris, voire d’une haine raciste ? Propos exprimés non par le quidam dan kwin laboutik mais par des tenants de pouvoirs constitutionnels, ceux-là même censés assurer la cohésion, la sécurité et la justice dans notre pays ? Que l’on croie ou non que ces propos ont bel et bien été tenus par les personnes désignées, n’y a-t-il pas là l’expression, ouverte et crue, de ce dont nous sommes en réalité témoins chaque jour à l’île Maurice et sur lequel nous nous taisons souvent, à savoir un ostracisme anti-Créoles de plus en plus puissant et décomplexé ? Quand allons-nous enfin accepter de reconnaître pleinement que nous vivons à l’intérieur d’un corps que l’on n’en finit pas de casser ?

Résisterons-nous, cette fois, à la tentation de tout banaliser pour pouvoir continuer à vivre par ailleurs des petites vies « tranquilles », continuer à s’abrutir dans les shopping malls qui champignonnent allègrement, se dire que tout va bien tant que cela ne nous touche pas directement et puisque nous recevons de plus en plus de touristes attirés par « l’île-paradis » ?

Cette image-là a elle aussi du plomb dans l’aile. Le dernier rapport de l’Indice Ibrahim de la gouvernance africaine (IIAG) de la Fondation Mo Ibrahim, rendu public cette semaine signale une détérioration significative de la performance globale de Maurice au cours de la décennie 2014-2023. Non content de perdre sa place longtemps vantée de leader au niveau africain, au profit des Seychelles, le pays affiche un des indices les plus dégradés du continent africain, avec notamment une baisse drastique dans les domaines de la sécurité, de la sûreté, du respect des droits, de la participation, et de l’État de droit.

Et que dire de la dimension internationale que prennent ces « Missié Moustass leaks » avec la diffusion d’une conversation attribuée à Ken Arian, un des senior advisers du Premier ministre, et la cheffe de mission britannique à Maurice, Charlotte Pierre. A la House of Commons britannique cette semaine, le Foreign Office a exprimé des « significant concerns » sur le fait que la Haute Commission britannique aurait pu avoir été placée sous écoute par le gouvernement mauricien. Et si les craintes étaient liées aux discussions autour du récent accord Chagos ?

Et si la boite de Pandore avait tout juste commencé à s’ouvrir ?…

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