Le Guide - Législatives 2024

Le bal des coquins

Ne pas se laisser voler. 

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C’est aussi ce à quoi nous incite ce qu’on pourrait appeler The Sherry Gate. 

Soudain, dans la redoutable machine de contrôle absolu instaurée depuis quelques années par le gouvernement de Pravind Jugnauth, un piston saute. Et pas n’importe lequel. En annonçant sa décision de démissionner de la direction de Mauritius Telecom jeudi, Sherry Singh posait clairement les prémisses d’une déflagration dans le paysage politique local. 

Très vite, l’ancien proche du Premier ministre n’a laissé aucun doutesur le fait qu’il s’agissait bel et bien d’une dé claration de guerre. Dans sa lettre publique aux employés de MT, il dit en effet qu’il regrette de devoir partir au terme de l’extraordinaire travail qu’il a mené au sein de cette entreprise, mais qu’il lui serait impossible d’y rester sans renoncer à certaines de ses valeurs, et que cela n’est pas envisageable pour lui. 

Oui c’est excitant, il y a là comme une poussée d’adrénaline, alors même que le gouvernement Jugnauth semble avoir tout verrouillé partout. Quoi, son système s’effrite du dedans ? Quoi, il y aurait une possibilité que nous ne soyons plus condamnés à subir impuissants les atteintes sans limites de sa clique à notre démocratie, à notre économie, à nos droits fondamentaux ?  

Dans l’après-midi de vendredi, Sherry Singh confirme son positionnement désormais anti-Jugnauth et pousse plus loin dans une interview exclusive accordée à Radio Plus. Où il affirme, comme cela s’est déjà beaucoup dit, que le Premier ministre est contrôlé, voire instrumentalisé, par une garde rapprochée, la fameuse « lakwizinn » menée par la Lady Macbeth que serait sa femme. Et puis, plus grave, qu’il aurait fini par démissionner par des velléités incontrôlables de surveillance et de punition. 

Lorsque Sherry Singh dit qu’il lui a été demandé de licencier 50% du personnel d’Air Mauritius sur la base des enquêtes menées par les services de renseignements sur leurs affinités politiques, nous apprend-il quelque chose ? N’est-ce pas ainsi que ce pays fonctionne depuis des décennies ? N’est-ce pas sur cette base, connue et intériorisée, que nos gouvernements successifs se sont assuré notre « moutonnerie » ? 

Ne nous laissons pas voler notre discernement. 

Sherry Singh a beau jeu aujourd’hui de venir agiter des principes inaliénables, de se référer à Shakespeare, et de dire qu’il est prêt à «écouter » les Mauriciens. Mais ces dernières années, il a fait pleinement fait partie de ce système, il a contribué significativement comme il le dit lui-même à porter Pravind Jugnauth là où il est, il en a bénéficié. Le preux chevalier fait partie d’une caste, la caste des maharadjahs comme il le proclame lui-même, de ceux qui jouissent du pouvoir de l’argent et estiment qu’un salaire mensuel de Rs 700 000 est insuffisant pour sa classe, alors même que la moitié des Mauriciens triment pour un salaire minimum 70 fois inférieur au sien. 

Ne nous laissons toutefois pas voler, non plus, notre pouvoir de nous émouvoir. 

S’il n’est un secret pour pas grand monde que les écoutes téléphoniques existent et se pratiquent à Maurice depuis bon nombre d’années, ce que vient aujourd’hui dire Sherry Singh introduit un nouvel élément : il a démissionné, affirme-t-il, parce que le Premier ministre lui aurait donné l’instruction d’autoriser une tierce partie à installer des équipements à Mauritius Telecom pour contrôler le trafic internet. Et cette tierce partie serait une puissance étrangère dont il est proche. 

Face à cette accusation, extrêmement grave pour notre souveraineté nationale, le MSM de Pravind Jugnauth ne pourra pas se contenter de botter maladroitement en touche en pointant la supposée blessure d’orgueil de Sherry Singh d’avoir été évincé de la cour du Premier ministre ces derniers temps, en vilipendant son ingratitude en amitié, et en répétant ad nauseam qu’il n’a qu’à aller donner une déposition à la police. Il ne convainc personne parce que le sentiment qu’il contrôle totalement la police s’est trop profondément ancré dans la population ces derniers mois. Il en faudra beaucoup plus. Mais il y a aussi une possibilité que cela aussi finisse par être noyé dans le tourbillon d’autres actualités plus scabreuses. 

D’où l’importance de ne pas nous laisser voler, au-delà, notre capacité à nous recentrer sur tout l’essentiel dont nous sommes par ailleurs de plus en plus spoliés, et qui menace de nous asphyxier, nous, notre capacité de penser, de vouloir et de faire autrement. 

Dans Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen, publié en mai 2022 par Gallimard dans sa collection Tracts, la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio écrivent ceci : « Nommez-le inappropriable, bien commun, universel, bien public mondial, bonheur national brut, capacité ou capabilité, bien vital, besoin essentiel, objectif de développement durable. Nommez-le comme vous voulez, mais ne négociez plus pour entériner sa perte ou son vol ». 

Tous deux disent que leur texte « a vocation à inspirer tous ceux qui ont besoin de réarmer leur désir, de partager des méthodes de déploiement et d’arpenter ensemble les chemins de la vie bonne ». Pour tenter, disent-ils, de faire advenir « le réel » autrement que dans son fracas qui, de plus en plus, nous plonge dans des situations à la fois d’effondrement, de fatigue, de découragement. 

Pour contribuer à ce « réarmement » de l’individu et du collectif, ils proposent donc un manifeste, une charte en dix points, posant ce qui ne doit et ne peut nous être volé : le silence, l’horizon, le soin des morts, la liberté d’usage, la qualité de vie, la santé physique et psychique, le temps long, la possibilité de demeurer et devenir.  

Dans l’émission « La grande table » du 29 juin 2022 sur France Culture, Cynthia Fleury parle ainsi, notamment, de la nécessité de préserver une vue. « C’est-à-dire, tous les jours, avoir la possibilité, dans sa vie la plus quotidienne, d’avoir accès à l’horizon, à un paysage, qu’il soit rural ou urbain, d’être porté par cela. C’est-à-dire tout d’un coup je peux, de manière politique, me ressaisir, me reconstituer, me restaurer dans ma santé parce que je regarde au loin, et de manière existentielle, je me nourris de cela ». 

Il y a aussi, capital, le silence. « Aujourd’hui on a une confiscation du silence par des espaces de luxe, alors que c’est une denrée essentielle pour l’âme, l’esprit, le corps. Le silence, c’est une ressource cognitive on en a besoin pour penser, pour se concentrer. C’est une ressource clinicienne, thérapeutique. C’est une ressource pour le sacré. On en a besoin dans les espaces publics, parce que c’est une fonction politique. Comment bien se parler, comment bien délibérer démocratiquement si, à un moment donné, on ne s’écoute pas ? Si on ne fait pas silence ? On voit que le fardeau sonore est toujours porté par les plus vulnérables. C’est pour ça qu’on a posé le « care », la philosophie du soin, comme une phénoménologie du politique. Ca veut dire qu’en fait ça rend visible tout ce que le politique veut rendre invisible, et qui est de plus en plus inacceptable. Et donc on met en lumière tous ces points de vulnérabilité et à partir de là, on renverse le pouvoir, d’une certaine façon. Et on fait en sorte que ne se joue pas là, de la domination mais au contraire un « prendre soin ». Et c’est à partir de ce « prendre soin » qu’on reconstitue, qu’on restaure nos capacités d’agir, nos puissances d’agir ». 

Ces deux considérations, absence de perspective et omniprésence du bruit, devraient nous interpeler particulièrement aujourd’hui à Maurice. 

Bruit partout, musique à tue-tête dans les autobus, brouhaha permanent au Parlement. L’accès au sens, personnel et démocratique, s’y noie totalement. 

Bétonnage partout, privation galopante d’horizon, regardez donc ce qu’est devenu Port Louis, avec les constructions accélérées de ces deux dernières années, on longe le port et traverse désormais la ville sans plus jamais voir la mer…  « Les mondes urbains et ruraux ne peuvent se transformer en prisons où tout édifice arrête le regard : murs et bêtise ont ceci de commun qu’ils tuent les perspectives » insistent Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio…

De l’importance de ne pas laisser la cacophonie et l’écran de fumée volontairement entretenus nous priver des perspectives capitales de notre être et  faire…

SHENAZ PATEL

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