La trahison du temps

Je profite de la chance inouïe de me balader dans les rues et quartiers de Paris en cette fin d’été. Libre, j’erre de ruelles en musées, à ma guise, n’en déplaise à personne, puisque je suis seule.

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Je m’aventure, marche et prends le bus, ce qui me permet d’admirer les bâtiments et édifices de cette ville française. Notre bonne vieille Dame de Paris renaît de ses cendres, la Sainte Chapelle éblouit toujours les visiteurs; le Trocadéro, imposant et froid, déborde de touristes; la Dame de Fer, l’élégante Tour Eiffel, touche le ciel; la Seine coule tranquillement et les Parisiens reprennent leur vie après les vacances.

Les melons sont succulents, les fraises séduisent, les pommes de terre dorées s’allient idéalement avec le magret de canard, la salade tomates, mozzarella et basilic rafraîchit en cette période de grosses chaleurs et les petits verres de rosé font mouches.

Tout est parfait ! Tout ?

Dans le bus, beaucoup de personnes âgées entrent et sortent. Indépendantes, elles font leurs petites affaires en solitaire. Comme c’est encourageant de voir nos aînés se débrouiller seuls ! Sans aucune aide, ils peuvent vaquer à leurs occupations quotidiennes. Une société où les personnes âgées n’ont pas toujours besoin de compter sur leur famille reflète certainement une société soucieuse de leur bien-être en les amenant à un maximum d’autonomie.

Mais un matin, la conversation entre deux dames autour des quatre-vingts ans m’interpelle. J’entends d’abord des bouts de mots, je tends l’oreille et, par bienveillante curiosité, j’écoute. L’une, qu’on appellera Bernadette, fine, toute belle, a les cheveux tirés en queue de cheval. Elle porte une veste noire sur une longue robe fleurie et a un sac de toile dans la main. Badine dans l’autre, le regard triste, elle s’adresse à Denise, assise en face d’elle. Cette dernière, élégante, a de beaux cheveux tout blancs et longs (un peu trop à mon goût puisqu’ils descendent bien en-dessous des épaules). Habillée d’un pantalon classique et d’un joli chemisier bleu-gris, elle a mis une touche de maquillage et a bonne mine. Bernadette lui raconte la journée qui l’attend : les tracas à régler (encore à son âge, la pauvre !), les factures à payer (toujours et encore !) et surtout, surtout… elle évoque sa solitude. Elle lui parle de ses enfants et petits-enfants qu’elle voit de temps en temps. Mais sa vie est faite de télé, de lecture et de personne d’autre, dans son appartement au deuxième étage. Elle se sent délaissée. « Mais vos enfants s’occupent de vous ? », demande Denise. « Oui, oui », assure-t-elle ! « Ils m’ont même montré comment faire ma recharge de téléphone et comment prendre mes rendez-vous médicaux sur une application. De mon téléphone, c’est incroyable, je peux presque tout faire ! Mais bien qu’on se parle souvent, je ressens quand même beaucoup de solitude. J’ai l’impression d’avoir été abandonnée, oubliée. J’aurais préféré qu’ils soient plus souvent avec moi. Vous savez, parfois, j’y pense… (Elle lève les yeux au ciel). Oui, oui je pense qu’il vaudrait mieux que je m’en aille. Je pense même, parfois, à comment faire pour en finir avec la vie. » 

Les bras m’en tombent, mais je reste figée. Souhaitant quelques mots d’espérance de Denise, je mets tout mon espoir dans sa réponse, qui tombe, elle, comme un coup de massue : « Ben je vous comprends, j’y pense aussi. Moi je n’ai plus personne autour de moi. Mes proches sont dans le Sud. Je les vois pendant les vacances, et encore ! Avec le rythme du travail et de la vie, vous comprenez, ils n’ont pas le temps pour moi ! Je suis comme vous, moi aussi, je pense à mourir. Il vaut mieux. Je ne sais pas pourquoi je vis encore. » Désespérance, quand tu nous tiens ! Cela me fend le cœur.

J’arrive à destination, Place des Vosges. Perturbée, je descends rapidement du bus et même si je suis étourdie par tous ces propos, je traîne dans les environs, visite la maison de Victor Hugo, déjeune dans le quartier juif et me promène encore. Mais je suis hantée par la conversation et les visages de Bernadette et de Denise, et par mon manque d’implication humaine lorsque j’assistais à cette triste scène.

La journée se termine et je prends le chemin du retour. Les gens font la conversation debout, côte à côte dans le bus bondé. Les paroles des petits, des grands et des vieux se mélangent. Je m’apprête à descendre du bus lorsque j’entends un homme âgé, imposant de carrure, murmurer à celle qui est à côté de moi : « Dis-moi Lucie, tu as entendu pour Rose? » « Non ! Qu’est-il arrivé à Rose ? »« Ben elle l’a fait, il y a quelques jours. Elle en avait tellement marre de la solitude, de la vieillesse, des tracas et de sa vie, qu’elle s’est suicidée. » Dépité, il continue : « Comment a-t-elle pu en arriver là ? » En quittant le bus, je scrute le visage blême et défait de Lucie, la quarantaine, sous le choc. 

La porte se referme et je reste là. Mais c’est quoi ce monde, à l’affût des dernières technologies qui facilitent tellement la vie et encouragent (pour de bonnes raisons) l’indépendance de nos aînés que nous n’avons même plus besoin de nous déplacer physiquement pour les aider. Un simple clic et le problème est réglé, l’affaire conclue. Où sont passés le toucher et le contact physique qui peuvent sauver les vies ? La relation humaine ne se résume-t-elle qu’à trouver des solutions aux besoins des autres ? Suffit-il de cocher une case sur notre to do list ? Que fait-on de la dignité humaine et du besoin des vieux d’être entourés ? Et l’humain n’a-t-il plus foi en rien, ni personne, pour le retenir ?

Samedi dernier, dans l’avion qui le ramenait à Rome, le pape François a prononcé des mots forts : « On ne joue pas avec la vie ! » Il  répondait à une question concernant le projet de loi sur la fin de vie en France. On ne joue pas avec la vie, ni la nôtre, ni celle des autres. Qu’on se le répète encore : « On ne joue pas avec la vie ! On ne joue pas avec la vie, ni au début ni à la fin. »

À Maurice, nous tenons encore à nos valeurs, surtout lorsqu’il s’agit des personnes âgées. Le respect, l’attention, le soutien et la présence aux aînés tiennent une place privilégiée dans la vie de beaucoup de Mauriciens. Cultivons cette graine souveraine d’une société encore saine (tout au moins pour cela) qui valorise ceux qui ont encore tant à nous transmettre. Ne laissons pas le rythme de la vie trahir la valeur de la vie.

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