La petite fille sur le banc

Par un doux matin de décembre, une fillette déambule dans un jardin et s’assied sur un banc. Ses yeux, noirs comme des canettes longanes, se perdent entre les fines herbes au ras du sol qui font penser à des fils d’or. Les rayons de soleil caressent la terre, lui donnant une touche dorée.

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La petite fille a l’air de venir là juste pour faire passer le temps. Elle penche sa tête sur le côté, tend son bras gauche pour que ses doigts effleurent les pétales d’une fleurette jaune. Le vent, complice silencieux, joue avec ses cheveux, les emmêlant comme des herbes sauvages. Autour d’elle, le monde est suspendu, comme une peinture oubliée où chaque couleur attend d’être redécouverte. Là, l’enfance danse, légère, entre les ombres et les lumières, n’attendant rien du tout. Elle est juste là, à peine mobile. Un papillon traverse son champ de vision et la voilà qui le suit lentement du regard.

Je m’approche pour m’asseoir à ses côtés. Sans mot, elle se pousse légèrement comme pour m’inviter à prendre place et me toise avec un petit sourire espiègle. Les fossettes sur ses joues marquent deux points creux qui rendent son visage attirant et mignon comme tout. Sa compagnie inattendue me plaît bien.

« Je m’appelle Bérénice et j’ai onze ans. J’habite là, en face. Tu vois la maison avec un toit vert en pente avec la cheminée en haut ? Je traverse la rivière en marchant sur les roches qui sont là, là, tu vois ? » me dit-elle en pointant l’index devant. « Ma maman est en train de préparer des pâtes avec du corned-beef. Mon papa travaille jusqu’à un peu tard et va arriver pour le dîner. Tu as des frères et des sœurs ? Moi, j’ai une grande sœur et un petit frère. Mais j’aime bien venir là seule. Je regarde la nature et j’écoute l’eau de la rivière. Tu entends toi aussi ? J’aime bien venir ici pour être seule et tranquille. » Je ne peux m’empêcher de la trouver bien bruyante pour quelqu’un qui recherche la tranquillité.

Je continue à l’observer avec sa robe rose à bretelles. La frange de ses cheveux est à la limite de ses yeux. Sa peau bronzée reflète les rayons du soleil, donnant une impression de couleur biscuit.

« Plus tard, je voudrais être danseuse. Tu crois que je vais réussir ? Regarde comme je sais danser. » Elle se lève, fait des pirouettes, lève le pied droit devant, tout en gardant les bras en haut, puis, ose une arabesque. Toute fière, elle me dit : « Tu as vu ? Je sais danser, hein ? »

Elle continue : « Quand je serai grande, je vais me marier. J’aurai beaucoup d’enfants et mon mari va avoir un bon travail. Il sera fort. Je vais mettre une grande robe blanche pour mon mariage. Je veux ressembler à une princesse avec une couronne sur la tête. »

« J’ai beaucoup d’amies à l’école. Et on s’est promis de rester amies pour la vie. » Elle fait oui de la tête comme pour chercher mon approbation. Elle est attachante cette petite Bérénice. Bien loquace et sûre d’elle, elle ne laisse aucune place à mes réponses. Me voici devant un gentil one little girl show !

« Mon papa va me protéger toute ma vie et mon frère veillera sur moi. Rien ne peut m’arriver. Et puis, après, j’aurai mon mari. Je ne suis pas une reine, je sais, mais les choses iront toujours bien pour moi. J’écoute toujours les conseils de mes parents et de mes professeurs, et je n’aime pas faire de mal aux autres. »

« Je fais aussi du théâtre après l’école. Mais je ne crois pas que je serai une actrice un jour. » J’éclate de rire. Elle est surprenante et réaliste cette petite. Rien ne semble lui faire peur et pour elle, il semblerait que the sky is the limit.

Je la dévisage pendant qu’elle débite des mots et fait toutes sortes de mimiques et de gestes, oubliant presque de respirer. Je me demande ce que je pourrais dire à cet enfant si magnifiquement plein d’innocence et d’insouciance.

Doit-elle savoir qu’il faudra un jour ou l’autre se préparer à faire face aux imprévus ? Réalise-t-elle qu’elle ne sera pas toujours protégée ?

Je voudrais lui parler de la guerre, de la maladie, de la solitude et de la malveillance des hommes. Je voudrais lui dire qu’elle vivra des déceptions, que la vie lui apprendra à faire face à la maladresse et à la trahison. Je voudrais tellement qu’elle soit prête à affronter toutes les situations et, en même temps, lui dire que la vie est faite d’expérience qu’elle traversera tant bien que mal.

Mais, à mon âge, je préfère m’imprégner de son émerveillement et de sa légèreté. J’ai l’impression, presque, que j’ai plus à apprendre et à prendre d’elle. Mon cœur balance entre le fait d’être trop avertie et préparée devant les situations et celui de les vivre pleinement et de choisir de laisser la place à ce qui doit être.

Soudain, Bérénice se lève, se met face à moi, me pince les joues délicatement, avec un adorable sourire et des yeux pétillants : « Petite coquine, je ne connais rien de toi ? » me lance-t-elle. « Ah bon ?! Moi je suis coquine ? » lui répondis-je, tout en la fixant dans ses yeux. Un picotement du nez me fait réaliser que cet échange m’émeut profondément, au point où de discrètes larmes me viennent. Je voudrais finalement lui dire d’apprendre à se construire et de garder confiance en elle, ce qui sera sa force un jour. J’ajouterais volontiers qu’il faudrait qu’elle apprenne à se connaître et que cela se fera naturellement au fil du temps ; qu’elle doit vivre chaque instant pleinement, que son insouciance fera place à la prévoyance et que, quoi qu’il se passe, il faudra toujours qu’elle reste ancrée en ses racines. Je n’ai toujours pas prononcé de paroles, mais il me semble que tout est dit dans cet échange de regard ; certains messages sont passés. Son regard dégage maintenant de la douceur et un soupçon de sérieux. Ses yeux se larmoient, eux aussi, et il y a une communion qui s’installe entre nous deux.

« Bérénice, au lieu de te parler de moi, je vais te donner une citation d’un rabbin qui a vécu il y a très, très longtemps de cela. C’est un peu compliqué, je réalise, mais tu comprendras petit à petit, puis, tu en auras ton interprétation à chaque étape de ta vie. J’aimerais tant te revoir dans quarante ans pour qu’on en discute. » « Chouette ! » me dit-elle. Alors voilà lui dis-je : « Si je ne suis pas pour moi, qui sera pour moi ? Et si je ne suis que pour moi, que suis-je donc ? Et si ce n’est pas à présent, alors quand ? » *

Son visage s’illumine, elle me serre dans ses bras, me fait un signe de la main pour me dire au revoir, se retourne, gambade et retourne chez elle.

Eh oui ! Qui est pour nous ? Que sommes-nous ? Et quand ?

*Citation de Hillel Hazaken

 

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