C’était un joke pas d’une grande finesse, une plaisanterie de déjeuner de chasse, ou de fêtes en petit comité où on se laisse aller. Une de ces plaisanteries grasses, que l’on raconte en petit groupe pour faire rire en se moquant des autres, de leurs manières de s’exprimer, de leurs accents que l’on exagère et qui font rire à gorge déployée. C’était un private joke dans une fête privée, mais avec le portable et cette maladie de tout filmer et de tout partager sur les réseaux sociaux, le private joke a fait le buzz et est devenu le talk of the town. Si beaucoup ont ri, quelques-uns ont récupéré le joke pour l’exploiter à d’autres fins. Des dirigeants d’une association socioculturelle ont dit s’être sentis « annoyed » et sont allés faire une déposition à la police. Dépassé par l’ampleur prise par son joke, celui qui l’avait fait s’est excusé publiquement, en regrettant que ce qui devait rester une conversation privée ait pris une ampleur que certains prétendent nationale.
L’histoire aurait dû s’arrêter là si les employeurs de celui qui avait fait le mauvais joke n’avaient décidé de la récupérer pour l’exploiter à leur tour. Comme l’association socioculturelle, mais en faisant de leur employé une victime expiatoire offerte à l’opinion publique dans une opération de com visiblement destinée à flatter le gouvernement. Non seulement l’employé a été suspendu publiquement pour des propos privés, mais il a été montré du doigt — pour ne pas dire pointé du fusil — plus haut encore dans sa hiérarchie comme l’exemple à ne pas suivre. Suivie de toute une tirade sur les valeurs, la politique de zéro tolérance et l’absence de compromissions. Une pétition pour demander la réintégration de l’auteur du joke a commencé à circuler sur… les réseaux sociaux. Parmi les commentaires des centaines de ceux qui l’ont signée — et qui viennent de toutes les communautés — figurent en bonne place cette question : Est-ce que les donneurs de leçons de morale et d’égalité les appliquent à tous les niveaux des entreprises qu’ils dirigent et les pratiquent dans les fêtes privées — ou les parties de chasse — qu’ils organisent ?
Mais il n’y a pas que les jokes plus ou moins comiques qui circulent ces jours-ci sur internet, il y a beaucoup plus grave. Il y a tout d’abord un post insultant, injurieux et obscène à l’adresse du Cardinal Piat, en réaction à son homélie de la semaine dernière. Ce post a poussé quelqu’un à aller faire une déposition à la police vendredi après-midi. Alors qu’il était aux Casernes centrales, le plaignant a rencontré deux avocats qui venaient faire une déposition à propos d’un autre post sur les réseaux sociaux. Il s’agissait, cette fois, d’un groupe de personnes — avec dans certains cas noms, prénoms et numéros de téléphone — dont les membres « dialoguent » mais sans faire des jokes, eux. Ils dissertent ouvertement sur l’éventualité de dresser une communauté contre une autre et parlent même d’utilisation d’armes. La police a enregistré les deux dépositions et promis l’ouverture d’une enquête. Le CCID semble avoir adopté dans ces deux cas une attitude qui tranche avec sa manière habituelle de procéder dans des cas concernant les posts sur les réseaux sociaux. Mlle Seenauth, qui avait posté un joke (encore un !) un soir sur le Premier ministre, a été interpellée par une escouade de dix policiers le lendemain matin aux petites heures. Elle a été arrêtée avant même que la plainte qui justifiait cette action n’ait été rédigée et signée ! Cette vitesse TGV du CCID n’a pas été utilisée pour retrouver les auteurs des posts dénoncés vendredi après-midi. Aux avocats il a été dit qu’une enquête serait ouverte, sans plus de précision. À celui qui était venu porter plainte contre le post contenant les insultes contre le Cardinal Piat, il a été demandé de revenir lundi prochain aux Casernes centrales avec son laptop afin que la police essaye d’identifier l’auteur du post. N’aurait-il pas été plus normal et professionnel de demander aux spécialistes de la section IT de la police, dont le bureau se trouve à côté du CCID, de faire l’exercice immédiatement, vendredi après-midi ?
Il semblerait que dans la manière d’enquêter sur les dérapages ou dérives sur les réseaux sociaux, le CCID a deux vitesses de fonctionnement. La première, digne d’un TGV, est réservée aux internautes qui osent critiquer, ou se moquer, du Premier ministre et des membres de son gouvernement. L’autre est réservée aux citoyens ordinaires et peut se résumer par cette phase : on va bientôt ouvrir une enquête.
Ce qui pourrait, compte tenu des moyens technologiques dont dispose la police, ressembler à un autre… joke de mauvais goût !