Jean-Claude de l’Estrac : « Élections générales : tout est encore possible dans un sens ou dans l’autre »

Notre invité de ce dimanche est Jean-Claude de l’Estrac, qui partage, avec la franc-parler qui le caractérise, son analyse de la situation politique à la veille des prochaines élections générales.

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Beaucoup disent que les prochaines élections générales seront plus importantes que celles de 1967 ayant mené à l’indépendance. C’est également votre avis ?

— Les prochaines élections ne peuvent pas être plus importantes que celles ayant mené à l’obtention de l’indépendance. Celles qui viennent sont considérées comme très importantes parce que, valeur du jour, ses résultats seront serrés. Pour la première fois depuis bien longtemps, les oppositions ont en face d’elles un Premier ministre super actif et un gouvernement avec un bilan globalement positif sur le plan social, même si on peut se poser 10 000 questions sur les moyens qu’il utilise pour l’offrir à la population. Si les élections se décident sur le bilan, le gouvernement va les remporter. Mais on sait de manière générale que l’électeur ne vote pas pour remercier un gouvernement sortant pour ce qu’il a fait. Si c’était le cas, Anerood Jugnauth, avec son bilan très positif, n’aurait pas perdu les élections de 1995. En revanche, l’actuel gouvernement pourrait perdre les élections sur le plan de sa mauvaise gouvernance sur une longue liste de problèmes : la démocratie, le clientélisme, le népotisme, la corruption, etc.

Mais est-ce que le bilan de la bonne gouvernance va primer sur le bilan social et des infrastructures qui sont positifs ? Est-ce que la bonne gouvernance est une question essentielle pour les électeurs ?

— Dans certains milieux, cette question n’est pas secondaire, mais une bonne partie de la population va voter sur l’illusion qui a été créée qu’elle est maintenant plus riche et, disent certains, un peu mieux. L’économie, qui est la question sous-jacente, l’endettement, le remboursement de la dette, ça n’excite personne. Le Premier ministre reproche à l’opposition de dire que le pays est surendetté, mais que nous sommes en mesure de rembourser nos dettes. C’est vrai, mais ce qu’il ne dit pas c’est combien le remboursement de la dette coûte au budget de l’État, sans compter les déficits abyssaux de pratiquement tous les corps paraétatiques et la dilapidation de l’argent du CSG. En fait, ce sont les stratégies des deux grands blocs qui vont déterminer le résultat des élections. On voit bien que la stratégie de l’alliance gouvernementale est de s’assurer du vote d’une partie de l’électorat…

Le fameux hindu belt, pour être plus précis…

— Si vous voulez. La stratégie est d’avoir le maximum de votes dans les régions rurales et espérer faire élire quelques députés dans l’autre belt, le creole belt ou population générale belt, des régions urbaines. Ce qui est possible, car il ne faut pas oublier qu’il existe des circonscriptions qui sont mi-rurales et mi-urbaines.

Comme on le prétend, l’électeur vote-t-il d’abord et avant tout sur le plan communal ?

— Pas du tout. Il vote d’abord et avant tout sur le plan politique, il vote pour son parti, pour le MSM, indépendamment de la communauté des candidats de ce parti. Chez l’opposition, on fait l’inverse en espérant pouvoir faire élire le maximum de candidats dans les régions urbaines et quelques-uns dans les régions rurales, ce qui n’est pas exclu. Mais dans ce cas de figure, et c’est la nouveauté de ces élections, la qualité des candidats va compter. J’anticipe quelques circonscriptions dont le score sera de 2-1 ou de 1-2 dans les deux sens, et c’est là que la question communale et castéiste peut jouer en partie. Ce qui peut faire la différence dans une joute serré, ce qui sera le cas à mon avis

Donc, pour vous, les prochaines élections ne seront pas les plus communales depuis l’indépendance ?

— Non, elles seront politiques et pratiquement assimilées à une élection présidentielle, parce que Jugnauth joue sa personnalité contre celle de Ramgoolam. Et comme les deux sont des hindous, de quelle communalisme sommes-nous en train de parler ? Indépendamment de leurs communautés, les électeurs vont voter pour Jugnauth s’ils estiment qu’il a bien fait, ou pour Ramgoolam s’ils veulent d’un changement. C’est qui fera un meilleur premier ministre/président, parce que Jugnauth s’est littéralement comporté comme un président — et à bien voir il a plus de pouvoirs qu’un président élu au suffrage universel et il les a utilisés en abusant même parfois.

Vous dites que cette campagne électorale n’est pas plus communale que les précédentes, mais on commence à entendre les « arguments » qui ont été utilisés dans le passé contre Paul Bérenger…

— Dans la critique contre Bérenger, il y a effectivement une part de communalisme et une autre qui est liée à sa personnalité, à ce qu’il fait, dit, à son comportement, ce qui fait de lui une cible facile. Bérenger sera certainement une cible, mais je suis assez rassuré du fait qu’il y aura — ce n’est plus un secret — une alliance MSM-PMSD qui va affronter le PTR-MMM, ce qui fait qu’au niveau des communautés, et comme le disait Bérenger, tout le monde sera on board. Du coup, il est probable que le MSM ne pourra pas mener une campagne strictement communale avec son allié PMSD à ses côtés.

Comment interprétez-vous la démarche de Xavier Duval de quitter l’alliance de l’opposition pour aller rejoindre le MSM et ses alliés, à quelques mois des élections ?

— Ce n’est pas la première fois que le PMSD de Xavier Duval opère de cette manière consistant à changer de camp en pensant que puisque le pouvoir est en perte de vitesse, il vaut mieux chercher ailleurs pour être toujours dans le camp des vainqueurs. Mais ça va être difficile pour lui, parce qu’il avait quitté le gouvernement sur une question d’honneur qui lui avait valu des points positifs de la population, ainsi que comme leader de l’opposition parlementaire. D’autant que Xavier Duval sera candidat dans une circonscription mi-rurale mi-urbaine, où il sera difficile de se faire élire. Je pense que Xavier Duval a fait un mauvais calcul et risque d’être le gros perdant de cette élection.

Mais est-ce que vous comprenez le calcul de Pravind Jugnauth qui consiste à donner au PMSD dix tickets, ce que ce parti est loin de valoir électoralement ?

— Je ne suis pas sûr que le PMSD obtiendra dix tickets, et si c’était le cas, la question est de savoir quelles sont les circonscriptions éligibles pour un candidat PMSD

Comment peut-on parler de changement, de rupture avec le passé, alors que le mode de désignation des candidats est le même que celui en cours depuis l’indépendance ?

— Mais rien ne change à Maurice, parce que nous sommes un pays conservateur et avons les institutions qui vont avec. On se gargarise du mot changement, mais quand il faut le mettre en pratique, on hésite, on a peur. Pendant les précédentes campagnes, la tendance générale était en faveur du changement, mais le jour du vote, le réflexe conservateur a joué et on a préféré le connu à l’inconnu. Pravind Jugnauth a consacré tout son discours à dire « J’ai fait ce que j’ai dit, j’ai dit ce que j’ai fait », et il a une certaine crédibilité, en ce sens que certaines de ses promesses ont été tenues. Il y a deux temps dans la vie démocratique : la campagne électorale qui permet de faire de grandes promesses et puis il y a le temps de la gouvernance, qui n’est pas la même chose. D’ailleurs, par moments, je me dis que ce ne serait pas une mauvaise chose si Jugnauth revenait au pouvoir pour être obligé de gérer lui-même la catastrophe qui s’annonce sur le plan économique avec tout ce qu’il est en train de faire ! S’il gagne les élections, Jugnauth aura à remplir les caisses de l’État qu’il a vidées !

N’est-ce pas un peu facile de jeter le blâme sur la stratégie des promesses électorales sur les politiciens, dans la mesure où l’électeur est non seulement preneur, mais surtout demandeur de ces promesses ?

— Quand j’étais en politique active, ce qui remonte à très loin, en campagne électorale, l’électeur demandait au candidat : Ki ou fer pou pei. Aujourd’hui il lui demande : Ki ou faire pou mwa. C’est valable pour les postes qu’il recherche dans le pouvoir, les promotions qu’il espère obtenir et ainsi de suite. Quand on demande aux Mauriciens quelles sont leurs préoccupations, la corruption et le gaspillage des fonds publics figurent en fin de liste, alors que les premières places ont occupées par le pouvoir d’achat, les augmentations de salaire, etc.

Est-ce que ça veut dire que l’électeur est aussi corrompu que les politiciens qu’il dénonce facilement ?

— J’utiliserais le mot corrompu pour l’électeur avec plus de circonspection, mais il est certainement cynique et opportuniste, et son symbole réel n’est pas tant le soleil ou la clef que l’hôtel du gouvernement. Il veut être dans le camp de qui sera à l’hôtel du gouvernement. C’est pourquoi au dernier moment d’une élection, les indécis décident d’aller voter pour ceux qu’ils croient en train de la remporter. C’est pour cette raison que les partis politiques dépensent des fortunes pour mobiliser des foules pour leurs meetings, parce qu’une partie de l’électorat veut se retrouver dans le camp des gagnants et vote pour ceux qui donnent l’impression qu’ils sont en train de l’emporter.

Par conséquent, l’indécis, dont on a dit qu’il est un élément important dans ces élections, n’est, en fin de compte, qu’un électeur comme les autres qui se laisse embrigader ?

— Oui, à la différence que cette fois-ci, je pense qu’il aura un vote plus important que par le passé. L’abstention est souvent le fait de l’électeur, qui ne se retrouve pas dans l’offre politique qu’on lui propose, et c’est surtout le cas des jeunes électeurs. Cette fois-ci, même si aucun des nouveaux partis ne peut aspirer à remporter les élections et prendre le pouvoir, il y a quand même une offre politique extrêmement diversifiée qui va attirer de jeunes électeurs, mais ce sera un vote stérile, un vote inutile qui n’aboutit à rien du tout. Je crains qu’il n’y ait aux prochaines élections beaucoup de votes inutiles, et ce, au détriment de l’opposition.

Pour quelle raison ?

— Ceux qui veulent le changement sont dans l’opposition, et je doute qu’ils soient satisfaits que Ramgoolam et Bérenger représentent l’incarnation du changement réclamé. C’est pourquoi si j’étais à la place de l’Alliance du Changement, j’aurais proposé comme mot fort pour l’élection à venir la transition plutôt que le changement. Ramgoolam et Bérenger sont certes des hommes d’expérience avec un passé, mais ils sont en partance et sont dans ces élections pour présenter la relève. Ils sont, n’ayons pas peur des mots, la transition, ne serait-ce que biologiquement, si ce n’est politiquement.

Il faudrait donc une alliance élargie de tous les partis d’opposition pour faire le gouvernement MSM quitter le pouvoir ?

— Mais elle est difficile à réaliser et on le voit dans les négociations entre Rezistans ek Alternativ et l’Alliance du Changement, qu’on n’arrive pas à conclure. Et ce serait une erreur politique pour l’opposition si cette alliance ne se faisait pas.

Comment expliquez-vous le fait qu’à quelques semaines des élections, les candidats n’ont pas encore été désignés officiellement ?

— Vous savez aussi bien que moi que le PTr a l’habitude de se décider à la dernière minute. Mais c’est également le cas pour le camp gouvernemental. Je pense que nous aurons une campagne électorale relativement courte dans laquelle le camp gouvernemental a quelques longueurs d’avance, puisqu’il utilise à outrance l’appareil d’État. Une bonne partie des activités supposément d’État, financées par l’argent public, comme le rassemblement du troisième âge de dimanche dernier, ne sont que des manifestations politiques dans le cadre de la campagne électorale.

Vous avez côtoyé Steven Obeegadoo alors que vous étiez au MMM. La récente affaire « mama-piti », pour le renouvellement d’un bail pour un terrain de l’état, vous a-t-elle étonné ?

— Oui. Je lui accorde le bénéfice du doute en me demandant s’il était vraiment et personnellement au courant de la volonté de sa mère de faire ce qu’elle a fait…

Est-ce qu’un ministre peut ignorer un dossier de son ministère qui concerne des membres de sa famille ?

— C’est quand l’affaire aboutit qu’elle arrive au niveau du ministre. Mais il y a peut-être dans cette affaire des officiers qui ont voulu faire plaisir au ministre en accédant à la demande de sa mère. C’est tout à fait possible. Dans tous les cas, dans la famille Obeegadoo, le ministre n’est pas l’affairiste, je n‘en dirai pas plus.

Au niveau du discours, tous sont d’accord qu’il faut plus de femmes au Parlement. Mais d’après les informations disponibles, il est probable que les femmes seront, une fois de plus, sous-représentées aux prochaines élections…

— Si c’est le cas ce sera dommage. Mais tant que la loi n’imposera pas, comme pour les élections municipales, un certain nombre de candidates par parti, les choses ne changeront pas. Je comprends les féministes qui sont contre l’idée du quota, mais dans la pratique, si la loi ne fait pas obligation, lors des sélections des candidats, ce sont les femmes les premières qui continueront à passer à la trappe.

Si j’ai bien suivi votre analyse, le gouvernement part avec quelques bonnes longueurs d’avance pour les prochaines élections…

— Pour le moment. Rappelez-vous qu’il y a deux temps dans une campagne électorale. Il ne fait pas de doute que dans la précampagne, compte tenu des moyens qu’il a déployés, tout ce qu’il a fait depuis le budget, dans l’esprit de bon nombre d’électeurs, le gouvernement a quelques longueurs d’avance.

Une avance rattrapable pour l’alliance de l’opposition ?

— Oui, la situation est rattrapable jusqu’au dernier jour, parce qu’une campagne électorale se déroule jusqu’au dernier moment. L’opposition semble assez paralysée, pour des raisons que j’ignore et n’arrive pas à régler une fois pour toutes les problèmes d’investiture. Paul voit Navin et inversement, et cela semble être l’alpha et l’oméga de l’activité de l’alliance de l’opposition, avec les conférences du samedi matin qui ne servent strictement à rien. Je ne vois pas l’ombre d’un Campaign Manager, élément indispensable dans une campagne électorale. De l’autre côté, et en utilisant les moyens de l’État, on a l’impression d’une réflexion, d’une stratégie, d’une organisation, que les choses ne sont pas organisées la veille pour le lendemain. Au moment où nous parlons, il est clair que le gouvernement a une avance, mais il y a dans toute consultation populaire une part qu’on ne connaît pas : l’élection sous-marin. Face à un pouvoir qui sait se montrer menaçant, il y a une partie de l’électorat qui ne dit rien, mais qui n’en pense pas moins et règle ses comptes le jour de l’élection, par son vote.

Donc, pour vous, valeur du jour, tout est encore possible ?

— Tout est encore possible dans un sens comme dans l’autre, même si avant le Nomination Day, dans la précampagne, en apparence, le pouvoir semble avoir quelques longueurs d’avance, mais personne ne sait jusqu’à ce qu’on casse les boîtes, ce que l’électeur a dans sa tête.

Avec votre expérience d’ancien Campaign Manager, quel est le conseil que vous donneriez au gouvernement puis à l’opposition pour cette campagne ?

— Le gouvernement n’a pas besoin de mes conseils, il est clairement bien conseillé, ce qui n’est pas le cas de l’opposition. Son slogan Sanzman pe vini n’est pas mauvais, car le mot changement est toujours un peu magique et fait rêver, mais représenter l’image de ce changement par deux leaders qui sont là depuis 50 ans, ça ne colle pas, ça ne convainc pas. Ils ne peuvent pas partir maintenant parce qu’ils n’ont pas, ni l’un ni l’autre, préparé la relève, mais ils peuvent présenter cette élection comme leur dernière et insister sur une transition. C’est à mon avis le seul moyen par lequel ils pourraient convaincre la partie de l’électorat qui ne se retrouve pas dans l’image du changement qu’ils présentent.

Antoine Domingue avait déclaré que la situation économique va tellement se dégrader que si l’alliance de l’opposition remporte les élections, elle sera obligée de prendre des mesures impopulaires qui pourraient conduire à un retour du MSM au pouvoir. Vous partagez cet avis ?

— Il n’est pas interdit de penser comme Me Domingue, et la situation qu’il redoute s’est déjà produite dans le passé. Le MMM avait remporté les élections de 1982 par 60/0 et Bérenger a pris des mesures économiques nécessaires, comme la Sales Tax, et neuf mois après, nous n’étions plus au pouvoir. C’est pourquoi je dis que si Jugnauth gagne ces élections, il sera puni et aura à prendre des mesures économiques draconiennes. En espérant que le FMI ne nous les impose pas, comme cela a été le cas en 1983, où le budget présenté par Bérenger avait été largement dicté par le FMI. Les prochaines élections vont exiger une profonde réflexion de l’électorat, car le choix qui va être fait va influencer l’avenir du pays et plus particulièrement celui de nos jeunes. On est en train de créer artificiellement le ciel des vieux et l’enfer des jeunes avec un système du tout-gratuit qui n’est pas supportable à la longue. C’est un mirage qui va durer ce que durent les mirages.

Quel est votre commentaire sur l’accord historique entre la Grande-Bretagne et Maurice sur Diego Garcia, annoncé comme une grande victoire par Pravind Jugnauth ?

— En quoi peut-on parler de victoire ? L’objectif déclaré du gouvernement était de récupérer la plénitude de la souveraineté mauricienne sur l’ensemble de l’archipel des Chagos. À la fin, la Grande-Bretagne, qui occupe Diego Garcia depuis 50 ans, est maintenant assurée de pouvoir l’occuper pendant des siècles et d’exercer tous les droits souverains. Au mieux, on peut parler de souveraineté partagée du fait que les autres îles de l’archipel nous sont rétrocédées. Mais en ce qui concerne Diego, la Grande-Bretagne en sera pratiquement le propriétaire. Pour donner le change, on nous promet quelques livres sterling. C’est la deuxième vente de Diego.

Cet accord pourrait-il influencer considérablement les résultats des prochaines élections ?

— Peut-être pas considérablement. Les Mauriciens ne sont pas tous dupes. Mais il est certain que cet accord apporte, dans un premier temps, un peu plus de vent dans les voiles du gouvernement.

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