Jane Ragoo, syndicaliste : « La CTSP n’a qu’un objectif : l’intérêt des travailleurs ! »

Notre invitée de ce dimanche est Jane Ragoo, secrétaire générale de la Confédération des Travailleurs des Secteurs Privé et Public. Dans l’interview réalisée jeudi dernier, elle fait le bilan des activités de sa centrale syndicale et annonce les dossiers qui seront prioritaires en ce début d’année.

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Est-ce que le nombre de syndiqués, qui avait tendance à baisser ces dernières années, a augmenté avec le Covid et ses répercussions économiques ?
— Il y a eu une augmentation avec le Covid, à tel point que nous avons dû renforcer notre équipe. Cette augmentation est causée par le fait que certains employeurs ont profité du Covid pour couper des salaires ou licencier. Ce sont des employés non syndiqués qui viennent demander de l’aide, comment se défendre, où aller pour porter plainte. C’est là qu’on constate que malgré les campagnes d’information, les conférences de presse, etc., le travailleur ne connaît pas ses droits. Il y a des patrons, surtout dans le secteur des magasins, qui ont profité du Covid pour payer moins et faire travailler plus en faisant du chantage à l’emploi. Ce sont surtout les entreprises employant moins de 15 personnes — catégorie qui n’est pas couverte par la loi — qui licencient.
De manière générale, les Mauriciens sont-ils plus intéressés par le syndicalisme, se rendent-ils plus compte de son importance et de sa nécessité dans les relations industrielles ?
— Je suis obligée de répondre que les Mauriciens s’intéressent au syndicalisme quand ils ont des problèmes dans leur travail, avec leur employeur. Fodre ki pwalon-la so pou ki travayer konn sindika. Ils ne s’intéressent pas à la loi du travail, à leurs droits tant qu’ils ne sont pas directement concernés, menacés. Et en plus, ils ont des interprétations fantaisistes de la loi du travail, malgré les émissions radio, notre page Facebook et nos campagnes d’information. Il faut changer de méthode, utiliser les nouvelles technologies. Les gens lisent moins mais regardent plus les réseaux sociaux sur leurs portables. Donc, nous avons créé une plateforme que nous alimentons avec des clips pour informer sur les lois du travail, le droit des travailleurs et ses obligations. La confiance dans le syndicalisme, la conscience de la nécessité de se regrouper pour défendre ses droits et de la solidarité dans le travail sont en train de disparaître, remplacées par l’individualisme et le matérialisme, le chacun pour soi.
Le syndicalisme traditionnel est donc condamné à disparaître ?
— En théorie, plus les gens seront éduqués et connaîtront les lois, plus l’importance des syndicats va diminuer avant de disparaître. Je souhaite sincèrement que les gens soient plus éduqués et puissent défendre eux-mêmes leurs droits. À la CTSP, nous participons à cette éducation, à cette mutation : nous sommes passés des manifestations sur le terrain depuis 2009 — qui nous ont permis d’obtenir en octobre 2019 le vote de la Workers Rights Act qui à 95% protège les droits travailleurs — à une action plus bureaucratique. Le problème, c’est que la grande majorité des travailleurs ignore les clauses de cette loi, ce qui permet à certains employeurs de continuer à faire comme par le passé.
Comment expliquer que le gouvernement qui, traditionnellement est plus du côté du patronat, bien qu’il affirme le contraire, ait accepté de voter la Workers Rights Act, une loi en faveur des droits des travailleurs ?
— Tout simplement parce que les syndicalistes, principalement ceux de la CTSP, ont fait leur travail et lui ont forcé la main. Dès les élections de 2014, nous avons clairement fait ressortir que nous allions demander aux travailleurs de voter pour l’alliance qui allait s’engager à changer la loi du travail et à voter le salaire minimum. Nous avons dû faire une grève de la faim, en 2017, pour obtenir le vote du salaire minimum et nous avons obtenu la nouvelle loi du travail en 2019.
Certains ont dit que c’était carrément un bribe électoral pour les élections de 2019…
— Ce n’est pas mon interprétation. C’est le résultat d’un combat que les syndicalistes mènent depuis des années pour réparer une injustice flagrante. Même si cette loi a été votée la veille des élections, ce qui est important, c’est qu’elle a enfin changé les conditions d’emploi qui ont profité aux travailleurs. Si cette loi n’avait pas été votée en 2019, imaginez dans quelle situation se seraient retrouvés les travailleurs avec le Covid et la loi d’avant qui protégeait plus les entreprises et le nombre de licenciements qu’il y aurait eus. Avec la loi de 2019, l’employeur ne peut plus licencier sans compensation et, surtout, il doit aller justifier le bien-fondé du licenciement devant une instance. C’est un pas énorme.
L’attitude du patronat a-t-elle changé avec la nouvelle loi ?
— Oui, au niveau du langage certainement, et là je pense en particulier à Business Mauritius. Au cours des dernières années, ils ne faisaient que taper du poing sur la table en disant systématiquement non à nos demandes. Ces derniers temps — pour les discussions pour le budget et la compensation salariale —, ils semblent avoir compris qu’il leur faut travailler avec les employés et leur donner leur dû. Certains d’entre eux disent même que la Workers Rights Act est une bonne loi. Cela me semble trop beau pour être vrai et nous devons rester prudents, car il est possible que cela cache quelque chose, une manœuvre du patronat.
Le patronat ne peut pas être sincère, selon vous ?
— Tous les patrons ne sont pas méchants, mais il y a malheureusement plus de méchants que de gentils.
Et les employés, ils sont tous des gentils ?
— Je n’ai pas dit ça. Des employés disent parfois n’importe quoi, par exemple, quand une négociation n’avance pas assez vite. L’employé mal informé croit tout ce qu’on lui dit sur ses prétendus droits acquis et il lui arrive d’être injuste dans ses propos. Pour revenir à la question de la sincérité du patronat, disons qu’en 35 ans de syndicalisme, j’en ai tellement vu que je reste méfiante quant aux bonnes intentions, sans arrière-pensées, des patrons. Cependant, je ferai une exception pour la BASECA (Building and Civil Engineering Contractors Association), qui regroupe les employeurs du secteur de la construction, dont les employés (plus de 50 000) sont représentés par un seul syndicat, la CNWEI, qui fait partie de notre centrale. Nos négociations avec la BASECA se passent très bien et se soldent par des accords qui sont à la satisfaction des deux parties. Si tous les employeurs étaient comme la BASECA, les choses seraient plus faciles dans le domaine syndical à Maurice. Il faudrait que nous puissions négocier collectivement avec l’AHRIM (Association des Hôteliers et Restaurateurs de l’île Maurice), par exemple, au lieu d’aller le faire avec chacun des hôtels qu’elle regroupe.
Quels sont vos dossiers prioritaires pour l’année qui vient de commencer ?
— Il y en a beaucoup qui datent de l’année dernière, mais nous sommes en présence de deux dossiers que nous traitons en priorité : Oberoi et le Metro Express. À l’hôtel Oberoi, qui appartient à une compagnie étrangère, la direction veut appliquer à Maurice la loi du travail indien. À Metro Express, la direction a demandé aux employés de se retirer du syndicat sinon leur contrat de travail ne serait pas renouvelé. Si nous acceptons que Metro Express, une compagnie d’État, se comporte ainsi, c’est autoriser les autres compagnies à ne pas respecter la loi qui donne le droit aux employés de se syndiquer pour défendre leurs droits. Nous sommes allés voir plusieurs fois le ministre Ganoo, qui reconnaît que nous avons raison, mais il laisse entendre qu’il ne peut rien faire, que les ordres viennent d’en haut. C’est pour cette raison que nous avons menacé d’organiser des manifestations si le gouvernement n’oblige pas Oberoi et Metro Express à respecter la loi qu’il a fait voter en 2019.
On pourrait dire que vous faites de la menace, voire du chantage…
— Nous sommes obligés de le faire pour avancer. Parfois, on est obligé de descendre dans la rue pour faire respecter les droits des travailleurs. C’est ce qui vient de se passer en France dans le domaine de l’éducation. Il faut d’abord dialoguer pour essayer de convaincre, avant d’utiliser d’autres armes syndicales, comme entrer un case devant les instances appropriées et si ça n’avance toujours pas, manifester et, en ultime recours, faire une grève de la faim.
Savez-vous que d’autres entreprises étrangères ne respectent pas les lois du travail et font du chantage à l’emploi à leurs employés mauriciens ?
— Nous savons que certaines compagnies sud-africaines et françaises ne respectent pas la loi. Mais le problème, c’est que les employés sont non seulement mal informés sur leurs droits, mais qu’ils ne sont pas organisés et parfois pas solidaires de leurs collègues. Les employés doivent savoir que la loi leur donne le droit de défendre leurs droits s’ils estiment que leurs employeurs — étrangers ou mauriciens — ne les respectent pas. Il y a des cas d’employeurs étrangers qui font faire du work from home et surveillent leurs employés toute la journée grâce à une application. Ces méthodes sont illégales et doivent être dénoncées. Il faut que le travailleur vive avec son époque, mais il n’est pas un robot, on doit lui donner les moyens de travailler efficacement depuis son domicile. Ces employeurs ne réalisent pas, pas encore, que moins un travailleur se sent espionné, surveillé, et moins sous pression, plus sa performance augmente.
Même si la CTSP est moins présente sur le terrain, elle est toujours vigilante quant au respect des droits des travailleurs…
— Il le faut. Nous n’avons rien obtenu sur un plateau, nous avons dû nous battre, négocier, manifester pour atteindre nos objectifs. Nous sommes de chiens de garde de la classe des travailleurs et quand un gouvernement va dans le bon sens, nous le reconnaissons et le disons. Et quand il faut le dénoncer, nous n’hésitons pas une seule seconde.
Est-ce que le gouvernement actuel fait bien, comme vous dites ?
— Oui, il a bien fait en faisant voter la Workers Rights Act en 2019, mais depuis, il faut reconnaître qu’il y a des choses qu’il laisse passer comme la situation à Metro Express où on a mis dehors quatre employés parce qu’ils voulaient se syndiquer. Il y a aussi le cas du ministre Obeegadoo qui n’arrive pas à faire intégrer, malgré ses promesses, plusieurs employés à la Tourism Authority. Dans le gouvernement et les corps paraétatiques, il y a beaucoup de “red tapism” et une indifférence extraordinaire par rapport aux conditions de travail des employés. Il faut passer par de nombreux sous-chefs et chefs pour pouvoir enfin parler au ministre. Il y a des ministres — ceux des Sports et du Gender par exemple — qui ne répondent même pas aux demandes de rendez-vous pour discuter de problèmes concernant leurs ministères. Je voudrais profiter de l’occasion pour dire que, par contre, nous avons d’excellentes relations avec le ministre du Travail et ses conseillers qui, eux, donnent des rendez-vous, prennent le temps d’écouter, de discuter et de dialoguer avec les syndicats.
Malgré les victoires, il reste encore beaucoup à faire pour votre centrale, on dirait ?
— Il y a encore du travail, effectivement. Il faut harmoniser les lois sur les différents secteurs dans le public et le privé, surtout qu‘à partir de la fin du mois dans le public, tous les employés vont avoir droit à un nouveau salaire suite au rapport du PRB. 95% de la loi votée en 2019 sont OK, il nous reste les 5% qui manquent. La loi sur le travail de nuit doit être amendée. Il y a 300 000 employés du privé qui sont couverts par des remuneration orders et environ 150 000 qui ne pas couverts, surtout en termes de salaires. Il faut harmoniser le cas de ces 150 000 employés. Cela fait partie de la liste de nos revendications pour les prochaines élections. Cette fois, nous demanderons aux partis de prendre des engagements signés et nous ferons une conférence de presse pour en informer le public. Autre chose, dans le gouvernement, si vous êtes suspendu le temps que l’enquête se fasse, même si ça prend deux ans, vous avez droit à votre paye intégrale. Dans le privé, vous passez devant un comité set up par le patron qui paye l’arbitre qui va décider du sort du travailleur dont le salaire sera automatiquement coupé. Nous demandons la création d’une nouvelle instance d’arbitrage qui fasse son enquête et puisse juger en toute indépendance.
Vous n’avez pas confiance dans les instances disciplinaires du privé ?
— Franchement, non. Dans la majorité des cas, ce comité n’est pas institué pour trouver une solution à un problème, mais pour licencier le travailleur dont le patron veut se débarrasser. Vous avez un arbitre payé par le patron, l’avocat du patron, des employés témoignant contre l’employé et un représentant du bureau du travail. En face, l’employé n’a aucune chance.
Quelle est l’affaire des ouvriers bangladais avec qui la CTSP a commencé l’année ?
— Il y a une multinationale chinoise qui a obtenu le contrat pour la construction, à Ébène, du plus grand supermarché de l’océan Indien. Cette compagnie emploie 300 Bangladais, des Népalais, des Indiens et des Malgaches, et a le toupet de ne pas respecter les lois mauriciennes en ce qui concerne les salaires. C’est un peu ce qui se passe dans beaucoup de pays d’Afrique où sont implantées des compagnies chinoises. Le 4, ces travailleurs, qui n’avaient eu ni salaire ni boni, ont débarqué dans notre bureau, envoyés par la police. Nous avons averti le ministère du Travail qui a envoyé des officiers écouter les doléances et ont ouvert une enquête, et deux jours après, nous avons négocié avec les représentants de la compagnie, avons obtenu gain de cause et les salaires ont été payés selon la loi mauricienne. Du coup, nous avons défendons 400 travailleurs — qui ne nous payent pas de check off — au nom de la solidarité entre travailleurs du monde entier. Avec la multiplication de cas de travailleurs étrangers mal traités, nous avons décidé d’aller devant la National Human Right Commission qui, en nous donnant raison sur tous les points, a déclaré qu’elle n’avait pas le droit d’entrer dans les injustices concernant des travailleurs étrangers employés par le secteur privé. Je suis choquée : la National Human Right Commission mauricienne dit ne pas pouvoir s’occuper des problèmes d’injustice et des viols des droits humains ! Et pendant ce temps, des ministres vont à la télévision se féliciter que Maurice a obtenu des awards dans le respect des Droits humains ! Nous allons mener une campagne internationale à ce sujet.
Combien y a-t-il de travailleurs étrangers à Maurice ?
Il y a officiellement 35 000 travailleurs étrangers à Maurice, mais je crois qu’on peut facilement parler du double avec ceux qui arrivent avec des visas étudiants. Cela est dû au fait que les Mauriciens refusent de faire certains métiers. Ils ne veulent pas se lever à 4h du matin pour cuire le pain dans les boulangeries, ne veulent pas faire de longues heures dans les caisses des supermarchés, par exemple. Mais il ne faut pas maltraiter ces travailleurs étrangers, il faut respecter leurs droits et ne pas les traiter comme autrefois les colons traitaient les esclaves.
Les syndicats demandent un Covid Leave qui ne serait pas puisé dans les local ou les sick leaves. La patronat dit ne pas être en mesure de faire face à cette dépense supplémentaire…
— Nous demandons ce congé spécial parce que le Covid est une épidémie inattendue pour laquelle aucune loi n’avait été prévue pour sa gestion. Il faut donc inventer une mesure exceptionnelle pour y faire face. L’employé ne peut pas prendre dans ses local ou sick leaves, et doit bénéficier du Covid Leave pour se remettre de la maladie après avoir obtenu le certificat médical approprié. Sans le Covid Leave, l’employé va finir ses local et ses sick, et sa paye sera déduite pour les jours non travaillés. Le patronat bénéficie de l’aide du gouvernement à travers la MIC pour payer les salaires de ses employés. Pourquoi est-ce que le patronat et le gouvernement ne pourraient pas s’entendre — comme ils l’ont fait pour la Covid Act, dont étaient exclus les syndicats — pour trouver un moyen pour payer le Covid Leave ? Ça coûtera certainement beaucoup moins que les millions distribués par la MIC.
J’entends des dents grincer. Un mot sur la politique nationale ?
— Nous ne faisons pas de politique au CTSP, nous n’avons pas le caractère et les qualités pour ça. Nous ne faisons pas de politique, mais nous nous servons de la politique surtout en période électorale pour faire avancer les choses et atteindre notre objectif qui est de défendre et d’améliorer les conditions de travail des employés. C’est comme ça que nous avons fait changer les lois en 2019 après un long combat commencé depuis des années de manifestations. Nous ne sommes en faveur d’aucun parti, d’aucune alliance, nous parlons avec tous avec un seul objectif : l’intérêt des travailleurs, et nous utilisons tous les outils pour cela.
Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview ?
— Deux choses. Je regrette que le dialogue n’ait pas prévalu dans la lutte contre le Covid. Il fallait que le gouvernement, l’opposition, le secteur privé, les syndicats, les forces vives et les ONG mettent ensemble leurs compétences et leurs expériences. Cela n’a pas été fait pour des raisons que je n’arrive pas à comprendre. La lutte contre le Covid concerne tous les Mauriciens et pas seulement les partisans du gouvernement ou les partis d’opposition. Aussi important : il faut rétablir la confiance perdue dans l’hôpital qui est un endroit où on doit se précipiter pour se faire soigner, pas un endroit qui fait peur où l’on refuse d’aller se faire soigner. C’est pourquoi il faut ouvrir le high powered commitee à tous ceux qui peuvent aider par leurs connaissancess et leur expérience. Il ne doit plus être la chasse gardée du gouvernement, des hauts fonctionnaires et des super conseillers du Premier ministre. Ces conseillers avec de super gros salaires que l’on retrouve dans beaucoup de conseils d’administration, sont déconnectés de la réalité puisqu’il semble que le PM dispose de mauvaises informations sur la situation sur le terrain.

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