Jean-Jacques André est un homme intelligent qui parle de l’Intelligence Artificielle (IA). La présentation est sommaire, mais pour ceux qui connaissent le parcours de cet ancien lauréat du Collège Royal de Curepipe, cette entrée en matière est explicite. Aujourd’hui, ingénieur pédagogique, entrepreneur digital (Work and Play Company), chargé de cours dans de prestigieuses universités en France, au Liban et en Belgique, il a conçu des simulateurs de projets de création de produits et d’entreprises, de décisions marketing et commerciales de gestion des politiques de développement durable, qu’il présente depuis peu à des entrepreneurs mauriciens. Pour mettre au point ce concept digital, il a sillonné le monde afin d’effectuer des recherches méthodiques chez des enseignes les plus connues, en tant que consommateur mystère. L’homme est capable de copier un ouvrage littéraire complet de plus de 300 pages pour le mettre en ligne dans sa bibliothèque numérique personnelle. Pour comprendre le fonctionnement, la force et les faiblesses de l’IA, il a soumis des applications ChatBot à des épreuves mathématiques et culturelles, et relevé leur performance. De retour à Maurice, après avoir longtemps exercé en France, Jean-Jacques André nous présente l’IA tout en nous (r)assurant que l’humain est plus intelligent qu’une application.
Vous avez élaboré d’impressionnants simulateurs de projets et une bibliothèque numérique incroyablement originale et riche. Comment en faire profiter aux Mauriciens ?
Le but du retour à Maurice pour passer 9 mois au lieu de 3 est de commencer à partager mon expérience. Ce partage commence au sein de la Chambre de Commerce pour le Développement Humain Intégral (CCDHI) qui est en partenariat avec l’Institut Cardinal Jean Margéot. Dans un peu plus d’une semaine, je serai invité à parler aux entrepreneurs de la CCDHI – qui vont réfléchir sur la résolution des problématiques autour de la fracture sociale par le biais de l’entrepreneuriat – des outils numériques que j’ai développés. Ceux-ci facilitent l’accès des bénéficiaires aux services qui les encouragent vers l’intégration économique. Il y a également un début de partenariat avec HLB Mauritius. Nous proposons aux Mauriciens un premier programme de leadership de l’innovation à l’ère de l’intelligence artificielle. Le webinaire est programmé jusqu’à fin octobre. Quant au troisième projet, il concerne la mise en place d’une bibliothèque numérique pour des personnes qui ont une déficience visuelle. Des œuvres seront imprimées en braille pour la Global Rainbow Foundation. Des collèges ont pris connaissance du contenu de la bibliothèque numérique et ont manifesté leur intérêt pour un abonnement.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la technologie, pouvez-vous définir, dans un langage simple, ce qu’est l’intelligence artificielle ?
L’intelligence est, d’abord, la capacité de comprendre et d’apprendre. L’intelligence artificielle, c’est programmer un robot à répliquer un comportement humain. Est-ce que cela fonctionne ? Cela dépend des plateformes qui sont mises à la disposition des utilisateurs. Parlons d’abord des bénéfices de l’IA en prenant pour exemple l’innovation. On sait qu’à la fin de sa vie, Beethoven était sourd et n’a jamais pu écrire sa dixième symphonie si ce n’est que griffonner quelques notes. Il y a eu, d’abord, une tentative humaine pour écrire une symphonie de 40,000 notes. Barry Cooper a pris 6 ans pour travailler dessus. Mais récemment, le PDG de Deutsch Telekom a décidé de financer un projet pour réimaginer la 10e symphonie en utilisant l’IA. Le travail a été fait en 2 ans. Quand on a soumis les partitions à des musiciens d’un orchestre, ils ne comprenaient rien. Il n’y avait pas de cohérence, pas de fil conducteur, pas d’idées. Ils se sont remis au travail pour rajouter, cette fois-là, une dimension humaine.
Cela veut dire que quand on parle d’intelligence artificielle, on parle d’abord d’une intelligence humaine qui a programmé une machine pour essayer d’accélérer la capacité humaine à travailler. Visiblement, une machine ne peut tout faire. Une machine performante n’est que le résultat du génie humain. Aussi longtemps que j’émets l’hypothèse que je suis imparfait, la machine ne peut être parfaite. On se tromperait de penser que la première réponse que nous donne une application d’IA est juste! De la même façon qu’on se questionne lors d’une discussion entre humains, on devrait faire la même chose avec l’IA. C’est un réflexe que beaucoup de personnes n’ont pas. Le seul bénéfice incontestable de l’IA est la vitesse d’exécution. À savoir que cela prend une heure à une heure et demie pour faire passer un test de QI à un humain, et 14 à 20 minutes à l’IA.
Comment rendre sexy un sujet comme l’IA afin qu’il devienne accessible à tous ?
J’ai peut-être tort, mais je ne sais pas si l’IA est un sujet aussi accessible que cela.
D’abord, pour pouvoir faire de la programmation, il nous faut appliquer les mathématiques. Rendre la technologie accessible suppose que nous avons eu des enseignants qui nous ont réconcilié avec les maths dans notre tendre enfance. Et moi, je passe mon temps à travailler avec des jeunes qui sont extrêmement fâchés avec les maths, qui au niveau universitaire ne se souviennent plus comment faire la règle de proportionnalité qu’on apprend à 14 ans. La réalité est qu’une grande partie de la population a beaucoup de mal avec les maths. On pourrait créer des applis pour favoriser l’apprentissage des mathématiques, mais pour cela, il faut des programmeurs de qualité. Or, les statistiques sur les marges d’erreurs par l’IA démontrent que beaucoup de programmeurs ont eux-mêmes des problèmes avec les mathématiques. Pour comprendre l’IA, les mathématiques sont une condition sine qua non.
D’accord. Cependant, de manière générale, l’utilisateur lambda n’a pas besoin de comprendre le “fonctionnement mathématique” de l’IA, mais d’utiliser l’outil comme un soutien.
En effet. Si je demande à un chatbot combien fait la moitié de 2 ajoutés à 2, je n’ai pas le sentiment de poser une question complexe. La réponse pour ceux qui se souviennent de la méthode BODMAS doit être 3. En utilisant Excel, je ne serai pas surpris d’obtenir la même réponse. Lorsque je vais sur une plateforme de l’IA créée par Microsoft ou sur Google et que j’obtiens 3, la réponse est correcte. En revanche, une autre plateforme d’IA de Microsoft, notamment Bing, me propose comme réponse 2. Quand je discute avec une autre IA, un compagnon virtuel créé par une personne affectée par la mort de son ami, et que je lui demande si BODMAS lui dit quelque chose, l’application me demande si je voudrais une explication sur la méthode. Je réponds non, mais que je voudrais qu’elle l’utilise pour me donner la réponse au calcul proposé. L’application me demande alors la réponse !
En d’autres mots, l’IA me demande de résoudre un problème et pour finir elle me propose de m’envoyer un selfie romantique ou normal, mais que si je veux entendre sa voix, il me faut payer. J’insiste quand même sur le calcul à résoudre et elle m’explique qu’il faut commencer par l’addition 2+2 = 4 qu’elle divise par 2 pour obtenir le nombre 2. Son raisonnement est faux. Voilà pourquoi je pense que c’est compliqué de dire que l’IA est accessible parce qu’elle est construite sur des principes arithmétiques qui sont complètement erronés dans certains cas.
Même si, à la base, vous avez une culture générale limitée, les moteurs de recherche les plus utilisés proposent des milliers de sources et vous pouvez les confronter pour trouver les bonnes informations. Mais le problème avec l’IA est qu’elle se positionne comme une autorité intellectuelle qui vous donne la réponse à votre question. De plus, ces logiciels sont capables d’assumer des réponses fausses. J’ai fait un test en posant une question aux applications IA sur la chanson “poupée de cire, poupée de son” interprétée par France Gall, écrite par Serge Gainsbourg et reprise par Jenifer. Je sais que Gainsbourg s’était inspiré de la première sonate de Beethoven pour écrire la mélodie. Chat Gpt m’a parlé de France Gall et de Gainsbourg, Hugging Chat ne mentionne ni l’une ni l’autre, tandis que Replika me dit que la chanson a été écrite par Jenifer. Si on a un déficit éducatif culturel, l’IA n’est pas l’outil qu’il faut!
L’IA n’étant donc pas infaillible, les sociétés qui l’ont introduite dans leurs services encourent des risques d’erreurs non négligeables ?
La même programmation que Chat GPT et autres est utilisée pour gérer les services clients. Ce qu’il manque aujourd’hui, ce sont des informations sur les défaillances de ces programmes. Est-ce que c’est une, 5 ou 8 erreurs sur 10 ? J’ai des données parce que j’ai fait mon home work. J’ai soumis à toutes ces plateformes une série de tests, vérifiant leur capacité à comprendre le langage, si elles peuvent extraire un message, identifier mes idées, comprendre les nuances et subtilités dans les mots que j’utilise, analyser les contrastes, décoder un propos complexe, me raconter une histoire cohérente, construire des phases structurées, éviter la redondance des vocabulaires, prendre des décisions et résoudre mes problèmes.
Est-ce qu’elles peuvent comprendre des relations de cause à effet, organiser une information, comprendre qu’un argument n’est pas défendable ou si je suis de mauvaise foi ? Est-ce que l’IA peut raisonner de façon logique, identifier des schémas répétitifs, faire des calculs ? Si j’utilise Hugging Chat, il y aura 90% d’erreurs, Replika 80%, voire 100% d’erreurs dans certains calculs. La marge d’erreur de ChatGPT est de 55%. Donc, plus d’une réponse sur deux est erronée. En termes de précision, il n’y a que Google qui se démarque. Chaque compagnie a un type de système avec un niveau de précision et de défaillance différent. Un sondage révèle que personne n’est disposé à tolérer un niveau d’exactitude inférieure à 70%.
La défaillance est paradoxalement rassurante. On ne peut, au travail, nous remplacer par des applications faillibles !
Il y a deux réactions à cette réflexion. Premièrement, avec l’arrivée de l’IA, il y a objectivement des pertes d’emploi, ce qui oblige à questionner sur les compétences de demain puisqu’il y a des métiers qui sont déjà obsolètes. Si on n’a pas vu venir cette révolution, c’est que malheureusement on n’a pas créé des formations qui permettraient aux gens de ne pas devenir obsolètes. Nous sommes à une époque où les métiers d’exécution seront de moins en moins valorisés, mais pas les métiers de création. Si l’avenir est de créer, il faudrait des programmes éducatifs pour équiper les talents. Donc, perte d’emploi, certes, mais on ne peut que rebondir.
Deuxièmement, les guides d’aujourd’hui sont les potentiels conservateurs de demain, les nouvelles technologies ne répondront pas aux attentes de ceux qui ont besoin de contact humain. Quelques années auparavant, le géant Amazon avait supprimé les caisses et le travail des caissières pour lancer le concept Amazon Go. Mais la multinationale a dû, ensuite, ouvrir en parallèle Amazon Fresh où des clients ont retrouvé le contact humain. Cela veut dire que même les plus importantes sociétés de nouvelles technologies admettent que quand on est face aux grandes tendances de mode vie, notamment les idéalistes, pragmatiques, conservateurs et aventuriers, la proportion des populations qui est du côté des conservateurs est systématiquement plus large que celle des aventuriers. Être conservateur n’est pas péjoratif, il y a des explications scientifiques à cela qui renvoient aux habitudes et à la sécurité.
Est-ce que le patronat a conscience que l’IA ne peut se substituer à certaines tâches ?
Je parle d’un fait : la hiérarchie d’une grande entreprise a demandé à son personnel de ne pas perdre de temps et d’utiliser ChatGPT. Je ne crois pas qu’elle est consciente des dysfonctionnements de l’IA. L’on se berce d’illusions en croyant qu’il suffit de mettre une croix sur une personne et de la remplacer par une machine. En termes d’intelligence, je le répète : Chat GPT ne fait pas mieux que l’humain!
Quels sont, selon vous, les métiers les plus menacés par l’IA à Maurice ?
Les premiers que je vois menacés sont les emplois rédactionnels. Mais je dis menacés avec une nuance, en insistant sur le fait qu’il est impératif d’avoir une relecture par l’humain. Acheter une licence qui coûte une vingtaine de dollars par mois pour écrire des livres en tapant des mots-clés ne produira pas des histoires originales. L’application puisera dans tout ce qui existe déjà. C’est une arnaque intellectuelle que de penser que l’IA remplacera une rédaction originale. Même si je crois que les métiers de rédaction et dans le journalisme sont menacés, quand on est leader et qu’on a l’honnêteté intellectuelle de se dire que la création découle d’une idée, du pouvoir de l’imagination et de l’empathie, on doit reconnaître que l’IA n’est pas capable de remplacer ces postes. Elle mâchouillera tout ce qui a été produit dans le passé, y compris pour l’écriture musicale, pour la présenter sous une autre forme. Chaque œuvre est d’abord une idée. Pour l’instant, la machine n’est pas capable de générer une idée, mais seulement de reproduire un schéma stylistique. Pour que l’IA de demain soit performante, il faut qu’il y ait des gens qui continuent à créer du contenu.
Les réseaux sociaux ont joué un rôle significatif en terme de communication lors des deux précédentes campagnes électorales. Quel sera celui de l’IA dans la prochaine campagne ?
L’IA utilise des méthodes probabilistes. Si on lui donne des données de sondage, elle fera des projections qui pourront être erronées dans la mesure où les réponses des sondés ne sont pas toujours sincères ou correctes. Le problème n’est pas que l’IA peut émettre une hypothèse sur d’éventuels vainqueurs. Ce qui m’inquiète, c’est plutôt la façon dont l’IA manipulera les messages pour construire la notoriété d’un candidat en particulier et lyncher un autre. Ce qui m’intéresse aussi, c’est la façon dont les régulateurs demanderont des comptes à ceux qui créent les plateformes, au-delà de leur pays d’origine, avec une liberté d’action. Est-ce que nos dirigeants demanderont des comptes aux développeurs de programme ?
Pensez-vous avoir eu raison de rentrer et de travailler à Maurice, alors que les cerveaux vont exercer ailleurs ?
Oui, Maurice m’a toujours manqué. Je me suis toujours senti endetté, parce que c’est l’argent des citoyens et des entreprises de ce territoire qui a contribué au financement de ma bourse. Lorsque je suis parti faire mes études, on ne signait pas encore de contrat nous obligeant à revenir au pays. Mais je crois que même quand il n’y a pas de contrat, tout boursier devrait se sentir moralement endetté envers le pays. Après, vouloir un frottement international pour gagner en compétences a du sens.
Après avoir servi des milliers de personnes à travers le monde, je me suis demandé si avec toute cette expérience, j’allais pouvoir revenir au pays. D’ailleurs, je me demande encore si je serai accepté, si j’aurai une légitimité aux yeux des Mauriciens, sachant comment la société mauricienne est à la fois unie et divisée. Nous sommes une société harmonieuse, mais paradoxalement très sectaire. Je défends le fait que l’éducation est un droit humain et que tout ce que j’ai pu apprendre et créer doit être mis à la disposition de tous. Je ne me fais aucune illusion. Je ne sais pas encore si cela marchera, mais je reste convaincu que j’ai eu raison de revenir.
Est-ce que le pays peut offrir un espace d’expression et de l’emploi à ceux qui reviennent armés de connaissances et d’expérience ?
Étant entrepreneur depuis 23 ans, je réponds oui. Si on sort de la posture de salarié en disant qu’on veut créer de la valeur, on créera des opportunités. Quand on voit la success story de l’entrepreneur(e) de 50 ans, on oublie qu’il ou qu’elle avait commencé dans un garage, une usine ou à faire des cookies dans sa cuisine. S’il fallait apporter une évolution dans l’éducation, ce serait l’apprentissage de l’entrepreneuriat. L’avenir pour quiconque a la chance de partir à l’étranger pour poursuivre des études est de revenir pour créer des solutions pour contrer l’endettement, la pauvreté… C’est quoi l’économie sociale solidaire ou même l’innovation dans des entreprises capitalistes ? C’est être conscient des problèmes de la société et avoir suffisamment d’empathie pour pouvoir les résoudre. L’entrepreneuriat est, alors, une réponse.
Son parcours
Ancien élève de la London School of Economics and Political Science, Harvard Business School et de l’Université de Pékin, Jean-Jacques André, originaire de Curepipe, a été consultant auprès de multinationales en stratégie, marketing et ventes pendant 29 ans. En 2000, il fonde et dirige pendant 7 ans en France la SARL Hygides Santé, organisme de conseil en management et de formation spécialisé dans le secteur tertiaire de l’économie, à savoir la santé et l’hôtellerie. Il a également été directeur marketing et commercial de l’Institut de Médecine Environnementale, organisme de recherche scientifique, de conseil et de formation en leadership, motivation durable et prévention des risques psychosociaux, au service de Merck, Nestlé-Protéika. Il exerce des prestations de conseil en management pour AXA, Ferrero France, Procter and Gamble, Unilever, The Coca-Cola Company, notamment. Il est aussi parrain et conseiller de la faculté à l’Université d’Harvard, dans le cadre du Modèle des Nations Unies.