Notre invité de ce dimanche a été qualifié de Steve Jobs du développement durable par les médias américains. Il s’agit de l’économiste et entrepreneur belge Gunter Pauli, fondateur du réseau ZERI (Zero Emission Research and Initiative) qui s’inspire des écosystèmes naturels pour résoudre les crises économique, sociale et écologique. Gunter Pauli était cette semaine à Maurice à l’invitation de l’APM (Association progrès et management) qui regroupe 7 800 dirigeants d’entreprises francophones, et aussi du groupe IBL pour animer des conférences. Il a accepté de répondre à nos questions sur divers sujets.
Vous avez été lauréat d’un prix national en Belgique, en 1979, fait partie des Jeunes leaders de demain au forum de Davos en 1992, élu l’un des dix jeunes remarquables entrepreneurs du monde par la Jeune chambre économique internationale en 1993, enseigné dans des universités, monté des affaires, organisé des conférences avec des lauréats de prix Nobel. Vous avez aussi écrit des livres dont le dernier, lancé à Maurice cette semaine, vous présente comme le « Steve Jobs du développement durable». Comment êtes-vous devenu ce que vous êtes aujourd’hui, Gunter Pauli ?
– Pour cela, il faut être né dans un environnement d’amour, mais aussi de défi. J’ai eu la chance d’avoir une mère très aimante, mais aussi un père qui a quitté la maison quand j’étais jeune, ce qui m’a donné un immense besoin de réussir pour consoler ma mère. Le départ de mon père a été une opportunité pour moi, puisque cela m’a obligé à travailler très jeune, pour aider ma mère. C’est comme ça que je me suis construit une capacité de rebondir, de savoir détecter la vague qui se présente pour surfer dessus. Mais, pour cela, il faut se préparer, se casser la gueule souvent, jusqu’à avoir le bon réflexe au bon moment. Au départ, j’étais fasciné par la nature, plus particulièrement les oiseaux, dont je collectionnais les images, et j’ai rapidement compris qu’il fallait les protéger. J’ai eu aussi un grand frère qui est devenu hippie, qui a fait Mai 68, et qui a voulu fuir la société. Moi, par opposition peut-être, j’ai dit que j’allais rester dans la société pour la changer par l’innovation.
Quelles sont les études que vous avez faites ?
– Les sciences économiques enseignées par les jésuites. Si on passe bien par le système éducatif des jésuites, on est formé, pour ne pas dire formaté. J’avais donc cette formation, mais aussi cet amour de la nature et ce besoin de changer les choses en les respectant. Vingt ans après qu’il eut quitté la maison, j’ai revu mon père et je lui ai dit merci, parce que son départ m’a aidé à devenir ce que je suis. Je ne suis pas d’accord avec la décision qu’il a prise, j’en ai beaucoup souffert, mais je la respecte parce que cela fait partie de la maturité de la vie de savoir reconnaître les choses et de savoir pardonner.
Vous me surprenez. Je m’attendais à entendre ce genre de discours chez un homme très impliqué dans l’enseignement, mais pas de la part d’un homme d’affaires. Comment êtes-vous devenu businessman ?
– Je suis un autre type de businessman. Je n’ai jamais travaillé pour quelqu’un. J’ai toujours été indépendant. J’ai créé une douzaine d’entreprises parce que je voulais avoir une structure pour réaliser ce que je voulais faire. Quand j’ai été élu président des étudiants de Belgique, mon message était une question : Faut-il étudier pour ensuite donner toute son intelligence et son énergie à un grand groupe ou une multinationale ? Ma réponse était et est que si nous voulons faire quelque chose de notre vie, il faut créer les entreprises pour lesquelles nous souhaitons travailler, et changer la société.
En 1974 déjà , comme aujourd’hui d’ailleurs, le rêve de l’étudiant n’est-il pas justement de prendre de l’embauche dans une grosse entreprise ?
– Il y avait plus de cent étudiants dans mon comité et je suis le seul qui a créé une entreprise. Les autres sont entrés dans les grandes boîtes pour le salaire, la bagnole et la sécurité d’emploi. Par la suite, j’ai été élu dans une organisation internationale d’étudiants en charge de l’Amérique latine où les dictatures étaient nombreuses, à commencer par Pinochet, au Chili. J’ai travaillé quelques années pour cette organisation, puis, en 1981, j’ai réalisé mon rêve : j’ai monté ma première petite entreprise au Japon, où j’avais obtenu une bourse. J’ai importé de la bière belge fabriquée dans les monastères. J’ai réussi à pénétrer le marché fermé japonais en soulignant le fait que cette bière artisanale était un produit culturel fabriqué de manière traditionnelle depuis des siècles. J’ai appris quelques règles de base : par exemple, qu’il faut parfois changer les règles du jeu en créant un autre modèle, une autre manière de faire et que, quand l’offre est limitée et la demande très forte, c’est le prix qui s’ajuste. C’est ce qui est arrivé avec la bière des moines, et du coup, j’ai été invité par de grandes entreprises belges à leur donner des conseils pour vendre leurs produits au Japon en suivant mon modèle. Ce qu’elles essayaient de faire sans succès depuis des années. J’ai fait ça jusqu’en 1988, puis j’ai laissé l’entreprise à mes employés avant de rentrer en Belgique. Là , j’ai monté une compagnie de communication en constituant des banques de données économiques et financières en 17 langues pour les mettre à la disposition des entreprises de l’Europe unifiée. Pour ce faire, je me suis associé à Apple Computer pour créer un serveur informatique. Nous avons publié un magazine en 17 langues avec le classement des 500 premières entreprises de l’Europe, mieux que Fortune, spécialisé dans ce type de publication.
Combien de temps avez-vous dirigé cette entreprise très rentable pour aller vers de nouvelles aventures ?
– Trois ans. Depuis le Japon, je fonctionne sur le modèle suivant : j’ai une idée, je trouve des partenaires, on monte une entreprise, je la développe, et puis, quand elle fonctionne, je la vends. Dès que je sens que l’entreprise peut fonctionner sans moi, je m’en vais.
Comment définissez-vous le métier que vous pratiquez aujourd’hui ?
– C’est encore la définition des modèles d’affaires et le coaching des entreprises pour son application. Il y a vingt ans, grâce aux réseaux scientifiques, on se rend compte qu’avec les déchets de café on peut faire des champignons qui sont une excellente nourriture pour les poules. Mais le producteur de café ne veut pas entendre parler de champignons et celui qui en fait ne veut pas les vendre comme nourriture. Alors moi, j’ai imaginé d’intégrer les trois produits et j’ai cherché des partenaires à la recherche d’idées innovantes. En même temps, je me suis rendu compte que les poulets que nous mangeons sont des hybrides, bourrés de vitamines et d’OGM pour augmenter la productivité. Mais avec les champignons, on peut produire un poulet de meilleure qualité, moins chère, dans un système que j’ai baptisé : l’économie bleue. En Colombie, j’ai trouvé des planteurs que j’ai réussi à convaincre à utiliser les déchets pour faire des champignons frais. Il a fallu ensuite convaincre les Colombiens de les manger, ce qui a été fait avec une bonne campagne de marketing et nous avons réussi à monter une entreprise qui a créé 25 000 emplois avec des effets multiplicateurs, permettant à l’économie de se développer. Je reviens d’Argentine et du Chili où les deux gouvernements m’ont demandé d’identifier dix nouveaux secteurs.
Vous êtes en train de devenir un nouveau prophète !
– J’espère que non. Ce que je fais, c’est l’identification de ces secteurs, je les combine avec un montage des modèles d’affaires et des investisseurs. Je suis un peu connu dans le domaine et l’on sait que si je fais le modèle, il y a moins de risques parce qu’il y a de multiples revenus, on peut faire des subsides croisés au besoin et, si tout va bien, on gagne trois fois l’investissement. Mon rôle est de sortir les entreprises et leurs dirigeants, qui le veulent bien, de leur aire de confort pour innover. Mais pas avec de la critique, parce qu’on ne change pas les gens en les critiquant, mais en les motivant. Il faut leur démontrer que le changement et l’innovation sont possibles, réalisables.
Vous apprenez aux chefs d’entreprises que vous coachez à devenir plus intelligents ?
– Je partage mes expériences avec eux et je leur dis que s’ils ne changent pas, leurs entreprises ne seront plus là dans dix, vingt ans.
Ils vous payent pour s’entendre dire ça ?
– Ils payent, mais je n’accepte pas de venir donner une conférence si je n’ai pas, au préalable, la certitude qu’il y aura une réaction, un suivi après. Je limite mes conférences à 25 par an, parce qu’après on devient un guru qui fait des centaines de conférences, qui a beaucoup d’argent, mais qui ne fait que des discours. Moi, après l’analyse de l’entreprise, j’arrive avec des idées et je fais un coaching pour guider, orienter, faciliter et éliminer les barrières — surtout les barrières mentales — pour la réalisation du projet défini.
Qu’est-ce qui détermine le fait que vous choisissez d’accepter ou de refuser d’aller donner une conférence dans une entreprise ou une association ?
– Avec mon équipe, je fais une préanalyse de l’entreprise pour savoir ce qu’elle fait et surtout comment elle le fait. Par exemple, pour la conférence de demain, il y a soixante entreprises représentées, je sais qui elles sont, quels sont leurs intérêts généraux et j’ai fait une analyse pour leur proposer des idées réalisables. J’ai déjà eu des conversations téléphoniques avec les membres de l’équipe des organisateurs et nous avons déjà identifié de possibles activités. Avant d’arriver, je me renseigne, j’écoute pour comprendre, avant de proposer. A Maurice, par exemple, il faut se dire que le sucre ne sera pas éternel, tout comme les subventions
Mais l’avenir sombre du sucre, tous les patrons d’entreprises le savent depuis des années et mieux que vous. Quel est le plus que vous venez leur apporter ?
– Je viens proposer une transformation d’une activité, pas son amélioration. Faire moins mal ou dix pour cent mieux, ce n’est pas une solution. Et l’innovation ne peut exister que si on fédère autour d’un projet.
Il vous est arrivé de donner une conférence qui n’a pas été suivie de réactions concrètes ?
– C’est arrivé, bien sûr, mais si c’est le cas, je coupe la communication avec l’entreprise. C’est la mise en place de l’idée grâce à l’innovation qui m’intéresse, pas uniquement sa présentation dans un discours bien pensé.
Avez-vous des concurrents dans votre domaine d’activité ?
– Pas vraiment. Il y a beaucoup de gens qui font de l’analyse et des rapports pour les entreprises, mais il n’est pas évident de trouver quelqu’un qui fait le dessin du modèle d’affaires et le coaching pour sa réalisation. Pour ce faire, j’intègre plusieurs technologies grâce à un pool de plus de 3 000 chercheurs et d’étudiants du monde entier, à qui je fais appel pour des questions spécifiques. Ils ont été formés par mon entreprise et ont déjà participé à la réalisation de programmes dans le monde entier. Moi, je dis aux chefs d’entreprises : Si vous acceptez tout ce qu’on vous dit, aucun projet n’est possible, il faut aller au-delà de ce qu’on vous a appris à faire pour innover.
Comment prennent-ils votre discours, qui leur demande de remettre en question leur fonctionnement, leur manière de penser ?
– Soit ils me disent merci beaucoup, ce que vous proposez est extraordinaire et au revoir et je m’en vais. Soit on travaille ensemble à mes conditions. J’ai été invité au conseil d’administration de Nestlé où je leur ai proposé de recycler les déchets qui sont brûlés et qui pourraient produire des millions de tonnes de protéines et créer des centaines de milliers d’emplois. La réponse a été : merci beaucoup, c’est passionnant, mais cela ne s’insère pas dans le cadre de nos activités. Pour pallier ce manque d’intérêt écologique, ils ont été obligés de créer un programme dit de responsabilité sociale pour nettoyer un peu leur vitrine.
Est-ce que parfois on ne fait pas appel à vous pour nettoyer des vitrines d’entreprises en se servant de votre image et de votre réputation de spécialiste du développement durable ?
– C’est pour cette raison qu’on ne rend publics les projets que quand ils ont été réalisés ou en cours de réalisation avancée. J’ai une entreprise en Italie qui fabrique de l’huile à partir du chardon et j’ai proposé qu’on fasse des études pour fabriquer les capsules à partir du chardon. Cela nous a pris sept ans et les nouvelles capsules de café bio sont désormais commercialisées par Lavatta. Mais on n’en a pas parlé avant qu’elles ne soient prêtes pour la mise en vente. C’est aussi une manière de protéger mon image de marque et celle des trente-huit organisations que nous avons de par le monde.
On dirait que vous êtes devenu le patron d’une de ces multinationales que vous combattiez au départ ?
– Non, pas du tout. Nous sommes un réseau multinationalisé sous le nom de ZERI (Zero Emission Research and Initiative) dont le siège principal est à Tokyo, au Japon. Depuis plus de vingt ans, nous avons eu de multiples activités. Nous avons réalisé des projets de régénération un peu partout dans le monde, dont les résultats sont probants. Je ne recherche pas le résultat à court terme, mais la transformation qui permet, quand il y a assez de données accumulées, de dire aux patrons d’entreprises qu’on va discuter sur des résultats prouvés.
Changeons de sujet : est-ce que vous opposez votre économie bleue à celle, verte, des écologistes ?
– Je ne l’oppose pas : je dis que c’est mieux et évolutif, comme la nature. J’ai lutté pendant trente ans pour l’économie verte et je suis un écologiste très déçu. Parce que je constate que tout ce qui est bon pour l’homme et bien pour la nature est cher pour les riches. Cela veut dire que le bio n’est accessible que pour un pour cent de la population mondiale. Pour moi, c’est le non-sens de la réalité du marché. On a développé un marché où tout ce qui est bon est cher et tout ce qui moins bon ou carrément mauvais est bon marché ! Je me suis rendu compte qu’il n’est pas possible d’inverser cette donne si on travaille avec la logique de faire toujours plus la même chose. J’avais déjà deux cents projets en cours et j’ai décidé d’utiliser que ce qui était localement disponible. J’ai ainsi créé des plus-values qui répondent aux besoins des personnes et de la nature. J’avais donc un modèle compétitif et c’est comme ça que l’économie bleue a démarré. C’est-à -dire que mon réseau d’entrepreneurs et de scientifiques débarque dans une région à la découverte de ce qui est localement disponible. L’innovation c’est d’identifier dans la région où vous êtes actifs — et bien entendu c’est plus facile dans une île comme Maurice — des projets qui peuvent avoir des effets multiplicateurs.
Sur la couverture de votre dernier livre « Soyons aussi intelligents que la nature », on vous décrit comme le Steve Jobs du développement durable. Cette comparaison — à mon avis un peu trop marketing -—vous plaît-elle ?
– Ça ne me plait pas du tout, parce que je ne suis pas Steve Jobs. C’est le Huffington Post qui m’a donné ce titre, et deux ans après, je leur ai dit qu’ils avaient également écrit que Donald Trump n’allait pas remporter les élections américaines, donc le surnom qu’ils m’ont donné ne tient pas. Pour moi, ce qui est important, ce ne sont pas les surnoms. C’est mon éditeur qui a choisi ce sous-titre pour le lancement mondial de ce livre à Maurice, car je crois que les régions sont aussi importantes que les grands centres ou les capitales.
Après quarante ans à vouloir améliorer le monde et avec votre expérience du terrain, êtes-vous optimiste pour l’avenir du monde qui, selon tous les signaux disponibles, va vers la catastrophe ?
– Je serais pessimiste si je ne lisais que les livres des experts en écologie
Pourquoi avez-vous la dent dure contre eux ?
– Parce qu’ils sont restés dans le monde des années 1970 et 80 quand ils voulaient protéger les animaux en faisant campagne contre les fourrures. Ce ne sont pas les pandas qu’on sauve qui vont sauver le monde. Pour moi, il est important de se renouveler comme écologistes ainsi que les entreprises le font. Les écologistes sont restés dans le passé. Aujourd’hui, la seule logique que l’écologie devrait poursuivre, selon moi, c’est la régénération des écosystèmes et remettre la nature sur sa voie évolutive. Car sa protection a été une faillite, car tous les paramètres nous indiquent que c’était pire avant. Il faut retrouver des modèles d’affaires qui nous permettent de régénérer la nature. Et ainsi le monde changera en mieux.
Malgré les mesures de Donald Trump, malgré la montée des nationalismes et les tensions permanentes qui existent au Proche-Orient et ailleurs ?
– La situation est certes préoccupante, mais il faut se dire que même dans les pires situations, il y a des choses positives à apprendre. Je vous ai dit qu’une des choses qui m’ont fait devenir ce que je suis, c’est le fait que mon père nous a abandonnés. Je me suis construit par rapport à cette douleur. Je crois qu’un jour le monde va dire merci à Donald Trump parce que ses décisions ont réussi à motiver les gens à s’unir et à innover pour lui résister. Il y a déjà le réseau des cent villes qui continuent à soutenir l’Accord de Paris et même à vouloir aller plus loin. Le mot le plus important pour l’avenir, notre avenir, c’est le mot action.
Que voulez-vous dire pour terminer cette passionnante conversation ?
– Tout ce que je vous ai dit n’aurait aucun sens si on n’innove pas profondément dans le domaine de l’éducation. Il faut arrêter d’enseigner aux enfants ce que nous savons. Il faut avoir un encadrement adapté à nos besoins, pas un système juste pour obtenir des A, un O Level ou un Bac. On a besoin de jeunes gens bien dans leur peau et dans leur tête, qui vont dire avec ce que j’ai appris, avec ce que j’ai en moi, je ne vais pas chercher un job, mais je vais changer le monde. Si on a quelques centaines de milliers de jeunes comme ça à travers le monde, the sky is the limit pour notre avenir !
Mais vous aussi vous rêviez de changer le monde à 20 ans. L’avez-vous fait ?
– Non. Mais je suis en train de participer aux projets de ceux qui sont en train de le faire à travers le monde. Et je crois que nous sommes sur la bonne voie.