Notre invité de ce dimanche est Guillaume Hugnin, président sortant de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI). Dans l’interview qui suit, il réagit aux posts critiques de l’ex-SG, Jean-Claude Montocchio, sur le fonctionnement de la Chambre. M. Hugnin affirme que la CCI n’est pas un instrument du gouvernement et explique les positions de l’institution du secteur privé sur certains dossiers économiques.
Commençons par la grosse polémique. En février 2020, Jean-Claude Montocchio, ex-Secretaire Général de la Chambre de Commerce et d’Industrie, qui vit à l’étranger, publie sur son blog une série de critiques sur le fonctionnement de l’institution. Ces critiques, reprises par la presse à l’occasion de la célébration des 170 ans de la CCI, ne suscitent aucune réaction, aucune réponse de la direction dont vous étiez alors le vice-président. M. Motocchio se demandait comment la CCI avait maintenu au poste de SG une personne qui avait été interrogée par l’ICAC dans le cadre d’une allégation de corruption, du temps où il était le GM de la CWA.
— Rappelons les faits. M. Ismaël, la personne en question, est recruté en décembre 2019 et en janvier de l’année suivante, il est convoqué par l’ICAC et le conseil de la CCI émet un communiqué pour expliquer sa position. Le Conseil n’a pas traité ce sujet à la légère et s’est réuni pour en discuter. Il en a conclu que M. Ismaël ayant été convoqué devant l’ICAC suite à une accusation anonyme, c’était à cette institution de faire son travail. La Chambre décide, donc, que M. Ismael restera en fonction en attendant que l’ICAC arrive à une conclusion dans cette affaire. Peut-être que là – et je souligne que c’est mon opinion personnelle, pas celle de la Chambre –, peut-être qu’à ce niveau, il existe un certain dysfonctionnement à Maurice: si quelqu’un est suspect dans une affaire, on doit le juger le plus vite possible.
Vous savez comment fonctionne l’ICAC ! Elle n’a pas la réputation de traiter rapidement les cas qui lui sont soumis. Pas tous les cas…
— Je ne sais pas comment fonctionne l’ICAC, Dieu merci ! Cela dit, je pense que les contribuables sont en droit de se poser des questions : que fait l’ICAC et pourquoi tant de lenteurs ?
Mais au moment des faits, est-ce que la CCI n’est pas gênée de savoir qu’une personne, impliquée dans une affaire qui nécessite une enquête de l’ICAC, est son SG et gère donc ses affaires ?
— Le conseil de la Chambre a pris la décision à ce moment-là de respecter le principe d’innocence. Nous n’avions pas d’informations sur cette affaire devant l’ICAC, qui ne nous concernait pas. Nous avions recruté M. Ismael en faisant des recherches et en suivant les procédures établies et, à l’époque, il n’y avait pas d’affaire de l’ICAC.
Avec le recul du temps et l’expérience acquise, est-ce que vous pensez que la Chambre n’aurait pas dû procéder autrement à ce moment-là ?
— Je ne sais pas. Mais ce que je peux dire c’est que je ne souhaite à personne et à aucune institution de se retrouver dans ce genre de situation. Nous avions recruté un SG qui était tout à fait correct et puis, coup de théâtre, l’CAC le convoque et l’affaire dure, dure et continue à durer. L’information que j’ai est que M. Ismael a pris des décisions, dit-il, dans l’intérêt de la CWA.
Je ne suis pas en train de faire le procès de votre SG, mais dans le cadre de ses fonctions, il pourrait être appelé à prendre des décisions…
— Il existe au niveau de notre institution une structure de gouvernance. Il est évident que le SG a le droit de prendre des décisions, mais elles sont extrêmement cadrées à travers le Conseil et le président qui, lui-même, ne peut pas faire ce qu’il veut. Lorsque le cas est arrivé, j’étais alors vice-président. C’est la décision qui a été prise par le Conseil et qui a été reconduite, sous ma présidence, quand l’affaire a été un peu plus loin. Puisque le SG a été, par la suite, arrêté et relâché, nous avons demandé à nos hommes de loi la marche à suivre et, sur leur avis, l’avons maintenu en poste. Le fait d’avoir été arrêté et accusé par l’ICAC ne fait pas du SG de la CCI un coupable, ni de moi, en tant que président, le protecteur d’un coupable.
Mais vous êtes conscient que cette situation a provoqué un gros malaise dans et autour de la CCI ?
— Un gros malaise à la Chambre, je ne sais pas. Il y a eu, peut-être, des conversations de salon, mais très peu sont arrivées à mes oreilles. Nous avons expliqué la décision prise par le Conseil et je pense qu’elle a été comprise.
Arrivons-en à l’assemblée générale de la Chambre, tenue il y a quelques jours, et à votre départ – et non de votre démission – comme président…
— L’erreur a été corrigée après, c’est malheureux, parce que les mots ont leur poids. J’étais arrivé au terme de mon mandat de président qui est de deux ans. Je profite de cette question pour dire que j’ai beaucoup travaillé durant ces deux ans avec Mme Namita Jagarnath-Hardowar, une personne extrêmement compétente, et que je suis particulièrement heureux qu’elle ait été choisie comme présidente.
Avant cette assemblée générale, M. Montocchio a publié un post dans lequel il reprend ses propos de février 2020 et il dit, entre autres, que « à mesure que les politiciens provoquaient petit à petit la dégradation des fondements structurels de notre état de Droit, avec une vive accélération depuis 2019, la CCI de Maurice lâchait du lest à travers ses structures dirigeantes : graduellement, pratiquement sans cesse, les membres du Conseil ont accepté, au moins tacitement, de jouer le rôle de toutous et de mouton » vis-à-vis du gouvernement…
— C’est faux ! Nous ne jouons pas le rôle de toutou et de mouton vis-à-vis du gouvernement ! Ce genre de choses ne sont pas agréables à lire, d’autant plus qu’elles ne sont absolument pas fondées. C’est l’opinion d’une personne, mais je peux vous dire que ce n’est pas celle des membres de la CCI. Il y a eu des discussions à ce sujet à la Chambre qui n’ont pas besoin de sortir textuellement dans le public. À l’Assemblée générale, j’ai moi-même ouvert les débats et demandé si quelqu’un avait quelque chose à dire sur le sujet et il n’y a eu qu’une question.
En cette ère de bonne gouvernance affichée et de valeurs éthiques prônées, est-ce que le fait qu’à l’AG de la CCI, il n’y ait eu qu’une seule question sur les critiques du blog dont nous parlons ne vous inquiète pas ?
— Ce n’est pas le nombre de questions qui m’inquiète, mais le fond du débat. Je ne crois pas qu’à ce jour, l’opinion de M. Montocchio reflète celle des membres de la CCI à qui nous avons eu l’occasion de poser la question. Je voudrais profiter de cette interview pour attirer l’attention sur un récent document écrit par le DPP sous le titre « guilty until proven innocent » dans lequel il dit ceci : “It is a part of daily routine as we open our morning papers to be confronted with names of suspects being investigated by the police in connection with serious crimes. The identified party who has simply come under suspicion, inevitably, pays a heavy reputational price, irrespective of whether the suspicion might ultimately turn out to be well-founded or ill-founded.” Malheureusement, les institutions prennent trop de temps pour mener les enquêtes et on arrive au genre de situation dont nous parlons, et c’est extrêmement malheureux pour le pays et les individus qui en font les frais.
La CCI nous avait habitués à se faire entendre et s’exprimer dans le débat public, ce qu’elle ne fait plus depuis quelque temps. En d’autres termes, M. Mottocchio dit que la CCI a perdu son indépendance et est devenue un instrument du gouvernement, un peu comme Business Mauritius…
— Je ne suis pas d’accord avec vous : nous avons publié des écrits et des communiqués et même donné des interviews dans lesquels nous disons clairement notre position. La CCI, comme toutes les entreprises, doit coopérer et collaborer avec le gouvernement dans un moment extrêmement difficile pour notre pays. Notre rôle est de représenter le secteur privé vis-à-vis du gouvernement et de tous les Mauriciens. Je n’ai pas à répondre pour Business Mauritius, mais la CCI n’est pas un instrument du gouvernement.
Dans son deuxième post, M. Montocchio cite deux exemples de ce qu’il qualifie de mauvaise gestion de la CCI : la cession de la Mauritius Network Services Ltd et de la Chambre d’arbitrage au gouvernement…
— M. Montocchio est extrêmement mal renseigné. Tout au long de son histoire, la CCI a été un facilitateur des affaires, qui a investi dans différents secteurs d’activités commerciales, comme la MCCI Business School. Il y a une vingtaine d’années, la CCI a investi dans le MNS, une entreprise qui est profitable, utilisée par beaucoup de Mauriciens, malgré les difficultés de l’heure, et n’a pas été cédée au gouvernement.
Qu’en est-il de la Mauritius Arbitration and Mediation Centre (MARC), la chambre d’arbitrage ?
— C’est un organisme qui fonctionne comme une Cour de justice privée et qui fait de la médiation et de l’arbitrage pour régler les différends le plus rapidement rapidement, ce qui n’est pas le cas dans la justice publique. Le gouvernement a déjà créé un organisme parallèle, le National International Arbitration Centre (NIAC). Il y a deux ans, quelques légistes de renom nous ont fait savoir que cette situation de deux chambres d’arbitrage pouvait créer une mauvaise confusion pour la législation mauricienne qui se positionne sur l’arbitrage au niveau international. Nous avons entamé des discussions avec le NIAC pour trouver s’il y avait moyen de s’entendre et de discuter pour avoir les meilleurs règlements pour faire de Maurice un centre d’arbitrage par excellence. La CCI a beaucoup travaillé, même si, et certains le regrettent, elle n’a pas beaucoup communiqué.
Quelques exemples ?
— Nous avons beaucoup travaillé sur le service de remboursement de la VAT aux visiteurs. Le système était archaïque et nous l’avons modernisé en investissant Rs 15 millions dans une technologie qui permet de faire les achats et le remboursement en utilisant une application mobile. On peut aussi parler de l’agrandissement de l’école d’Ébène et la recherche d’étudiants étrangers au-delà de l’océan Indien, plus particulièrement en Inde. Nous avons également travaillé sur une feuille de route pour la gestion des déchets plastiques à Maurice. On oublie que le plastique est une matière première qui est utilisée en emballage et l’erreur fondamentale que nous avons faite à Maurice, c’est de ne pas avoir développé une économie circulaire dans un cadre régulé où les déchets sont valorisés en tant que matière première, en créant toute une activité économique.
Dans un souci écologique et politique, le gouvernement a interdit les produits en plastique à Maurice. Est-ce que cette mesure était, disons, précipité ?
— Oui, on peut le dire. L’interdiction ne solutionne pas le problème. Bannir un produit ne suffit pass, il faut aller beaucoup, beaucoup plus loin. Notre feuille de route vient définir certains concepts pour que le projet soit un succès, dont la définition des produits. Il existe différents plastiques et chacun doit être traité différemment en recyclage. Il est extrêmement important d’avoir une définition claire du produit qui correspond à celle du fournisseur. On a de la difficulté à comprendre , par exemple, les termes utilisés comme biodégradable et compostable. Il faut que les définitions soient dans le cadre légal qui devrait s’inspirer d’un document très bien rédigé par les Nationsnies qui prévoit non seulement la définition mais la manière de collecter pour le recyclage, afin de pouvoir développer cette économie circulaire.
La Chambre a beaucoup travaillé, dites-vous, mais on ne l’a pas beaucoup entendue quand le gouvernement a pris certaines mesures économiques dont l’amendement rétroactif de certaines lois et règlements…
— Mais nous nous sommes exprimés là où il le fallait, avec des documents, dans les bureaux, et à certains moments publiquement. La CCI ne privilégie pas systématiquement la posture d’être au-devant de la scène. Nous nous battons depuis plusieurs années pour qu’avant qu’une loi soit votée et entérinée, une étude soit faite pour voir quelles en seront les conséquences dans la réalité.
Est-ce que cela n’est pas suffisamment fait ?
— Ce n’est pas fait du tout. Les premières ébauches sont en train d’être mises en place malgré une demande répétée chaque année. Mais je crois que ça arrive bientôt.
Dans votre discours à l’AG de la CCI, vous avez mentionné des impôts additionnels : le levy de 25%, la Contribution Sociale Généralisée, entre autres, qui vont « déboucher sur des calculs fiscaux complexes qui pourraient encourager l’évasion fiscale, provoquer une baisse de revenus et réduire l’attractivité économique de Maurice sur le marché international. » Est-ce que cette analyse a été présentée au gouvernement dans le cadre du dialogue que vous entretenez avec lui ?
— Évidemment. Déjà au moment du dernier budget, j’avais préconisé « une politique fiscale peu élevée. » Cette demande n’a pas été retenue. Permettez-moi de rappeler que le miracle économique de l’île Maurice s’est vraiment réalisé à partir du moment où Sir Anerood Jugnauth, alors Premier ministre, a baissé radicalement le taux d’imposition, ce qui a donné une bouffée d’oxygène économique et développé un formidable élan entreprenarial dans le pays. Au fil du temps, Maurice s’est développé pour arriver à cette divergence fondamentale sur la fiscalité avec des impositions très fortes. Résultats (i) c’est un des éléments du « brain drain » qui pousse les Mauriciens qualifiés à quitter le pays et (ii) c’est une situation qui pousse les Mauriciens à « tracer », ce qui crée toute une économie informelle, avec le développement de black money and black trade qui ne contribuent pas à la fiscalité et aux revenus du gouvernement.
Autrement dit, vous êtes pour un allègement de la fiscalité ?
— Oui, nous pensons très fortement qu’il faut retourner à un modèle fiscal relativement simple et peu élevé. Une fiscalité complexe qui donne des difficultés pour remplir sa feuille d’impôt, comme c’est le cas maintenant, mène aussi à l’évasion fiscale.
l Est-ce que ces arguments de la CCI ont été partagés à l’ancien employé de la CCI qui est aujourd’hui ministre des Finances ?
— Ils lui ont été transmis, mais nous ne sommes que des acteurs dans un environnement où le gouvernement fait les lois.
Est-il vrai que le gouvernement et le secteur privé ne sont pas sur la même longueur d’onde, le premier accusant le second de vouloir le pousser à prendre des décisions n’allant pas dans le sens de sa politique, disons populiste ?
–Toute famille, toute entreprise, tout pays ont une responsabilité de bonne gestion. Il faut voir et savoir comment faire bouillir la marmite, comment cuire le gâteau national. Il est forcément important de faire grossir l’économie pour pouvoir assurer une redistribution, pour mieux partager. Il faut la libre entreprise, la facilité des affaires et la croissance pour faire grossir le gâteau national, afin de pouvoir mieux accompagner ceux qui sont dans le besoin, avec la nécessité d’un ciblage.
Quand vous dites ciblage, est-ce que vous avez en tête la pension de vieillesse, sujet politiquement tabou à Maurice ?
— La Banque mondiale disait l’année dernière, dans un rapport, que Maurice peut mieux faire avec un meilleur usage des ressources financières limitées. Je pense à beaucoup d’allocations, dont la pension de vieillesse. Je pense également à l’éducation, qui est un des plus gros budgets de l’État, et au fait qu’une forte partie des élèves quitte le cycle éducatif mal formée et ne trouve pas d’emploi. C’est dramatique de savoir qu’autant d’argent est dépensé mais que le résultat ne cadre, malheureusement, pas avec les besoins de l’économie. Je suis convaincu qu’il est possible d’améliorer l’efficacité des dépenses publiques en pratiquant le ciblage.
Le leader de l’opposition vient de déclarer que la situation économique de Maurice ressemble à celle du Sri Lanka, avec une dette publique élevée, un déficit commercial et budgétaire et des revenus, dont 47% proviennent de prêts. Votre commentaire ?
— Les petites économies comme Maurice et le Sri Lanka sont fortement touchées par la crise mondiale. Il faut faire attention de ne pas tomber dans la démagogie, reconnaître que la situation mondiale est difficile et que si Maurice est extrêmement fragile au niveau économique, ce n’est pas de la faute du gouvernement. Le gouvernement a des leviers sur lesquels il peut travailler et d’autres pas. Il est primordial de s’assurer que les politiques d’accompagnement arrivent aux bénéficiaires, et que nous tous nous serrons la ceinture et travaillons en regardant dans la même direction en changeant de rythme de vie et d’habitudes. Il n’y a pas d’autres manière de faire. Nous sommes dans une période extrêmement difficile et il faut que chacun aille vers l’essentiel de ses dépenses.
Est-ce que le Mauricien, qui a été habitué à être un grand consommateur, pourra réduire son train de vie et apprendre à vivre différemment ?
— Il n’a pas le choix.
Compte tenu de tout ce que nous venons de dire, quel est votre regard sur l’avenir du pays ?
— Maurice a la chance d’être un petit pays, avec un peuple débrouillard et novateur, a beaucoup de pays amis, et je pense que ça va jouer en sa faveur. Nous sommes perçus, pour certains produits industriels, comme étant des fournisseurs sûrs et une destination sûre pour le tourisme. Il faut moderniser nos services et, par exemple, informatiser certains bureaux où on remplit encore à la main des reçus sur papier. Où il faut faire la queue pour obtenir un document ou effectuer un paiement qui aurait pu être obtenu ou fait online. Il y a là un grand travail à faire pour rendre les Mauriciens plus efficaces dans leur manière de vivre et au travail pour faire avancer le pays.
La dernière question de cette interview nous ramène à la première. Pourquoi avoir accepté de répondre aujourd’hui aux questions sur les posts qui remontent à deux ans ?
— Il y avait un devoir d’expliquer, de parler et, surtout, d’écouter nos membres d’abord, par respect pour eux, à travers l’assemblée générale, qui était le forum approprié, avant de répondre aux questions de la presse.