Avec le départ de Jacques Rivet cette semaine, ce n’est pas seulement la riche vie d’un homme qui se termine. C’est aussi, dans un sens, une époque de la presse mauricienne qui se clôt. Époque où la presse, loin de n’être qu’une « entreprise », était d’abord et avant tout une aventure humaine et solidaire.
A la tête du groupe Le Mauricien, Jacques Rivet a présidé à une gestion où l’appellation « familiale » ne se limitait pas à la constitution de la direction. Autour de lui, il a toujours maintenu un fonctionnement qui prenait en compte les amitiés avec les anciens, une considération égale pour tous et toutes, les solidarités, la générosité, tout court. Pas la façon la plus « efficiente » de gérer une entreprise, diront certains. Il en a sans doute payé le prix. Et pourtant. Jacques Rivet nous a donné à voir que oui, on pouvait diriger une boîte, et y considérer avant tout l’humain qui la constituait.
Son humour volontiers espiègle, son goût pour les arts et la vie culturelle autant que pour la chose politique, sa curiosité, son ouverture d’esprit et son enthousiasme pour le débat. Son goût des autres. Tout cela constituait la personnalité de Jacques Rivet, et a imprégné la ligne éditoriale du Mauricien, de Week-End et de Week-End Scope. Il y a toujours prôné une liberté d’expression qui ne s’est jamais démentie, avec une orientation résolument sociale et solidaire. Et cela n’a pas de prix.
On peut, aujourd’hui, dire beaucoup sur l’état de la presse. Partout dans le monde, la gestion et l’exercice des médias sont vivement mis en question. Certains parlent même de « médiacratie ». Et il est sain, vu le pouvoir que détiennent les médias, que soient sans relâche examinées et questionnées leurs orientations, leurs positions, voire leurs manipulations.
Reste que dans tout Etat démocratique, l’existence d’une presse libre est une des garanties, plus largement, de la liberté d’expression. Et nous avons manifestement beaucoup de craintes à nous faire à ce sujet à Maurice en ce moment.
La semaine dernière, dans cette même rubrique, sous le titre« Anxious and angry », nous faisions état du fait que face aux pluies incessantes et aux inondations, face aux augmentations de prix en cascade, les Mauricien-nes sont de plus en plus inquiets pour leur présent. Et en colère alors que cela collisionne avec des révélations croissantes de gaspillage, voire appropriations frauduleuses de biens publics, comme révélé par les rapports successifs du Public Accounts Committee et de l’Audit. Qui ne seront, comme d’habitude, suivis d’aucune enquête ni punition.
Depuis cette semaine, il semble que nous ayons franchi un cap et que cette inquiétude et cette colère aient commencé à se manifester haut et fort. On peut voir là la raison du nouveau report des élections municipales annoncé cette semaine… après qu’a « mystérieusement » fuité un document non encore signé par le Président de la République. La proclamation dûment signée a finalement été rendue publique ce jeudi 14 avril : les citadin-es n’auront donc pas la possibilité cette année d’exprimer leur vote après celui de 2015, et cela pourra aller jusqu’au 14 juin 2023.
L’opposition crie bien entendu au viol de la démocratie, d’autant que les raisons officielles avancées par le pouvoir pour justifier ce nouveau renvoi semblent bien peu convaincantes. Hausse du nombre de cas de Covid nous dit-on, alors même que les chiffres officiels du ministère de la Santé indiquent au contraire une baisse… Et alors même qu’à Rodrigues, les élections de l’Assemblée régionale ont bel et bien eu lieu en février dernier alors que l’île se trouvait véritablement, elle, et pour la première fois, en pleine flambée épidémique. De là à penser que le gouvernement ne veut pas que la population citadine s’exprime en ce moment il n’y a qu’un pas…
Il n’est pas anodin de relever que dans la semaine-même où Radio Plus fêtait son 20ème anniversaire, c’est sur son plateau, lors d’une émission décentralisée qu’a surgi l’un des temps forts du musèlement que le gouvernement semble de plus en plus vouloir imposer sur la parole libre. Avec Radio One en mars 2002 puis Radio Plus un mois plus tard, le paysage radiophonique mauricien s’ouvrait soudain au-delà du monopole jusque-là exercé par la station d’Etat qu’incarne toujours la MBC. Une « libération » des ondes qui s’est accompagnée d’une conséquente libération de la parole. Ce qui cristallise ce qui s’est passé à Vacoas cette semaine, où sur le plateau de Radio Plus, des membres du public s’en sont pris verbalement au maire et au PPS de la région lors d’une émission en direct. En les traitant notamment de « gopias ». Pour être ensuite arrêtés.
Mais il n’y a pas qu’en ville. Dans les régions rurales aussi, traditionnellement considérées comme « bastions » du pouvoir en place, la colère ne se contente pas de gronder. Elle crie.
Cela commence le mercredi 6 avril dernier lorsque deux ministres, qui tiennent une réunion au Citizens Advice Bureau de Plaine-Magnien, sont pris à partie, verbalement, par des élus du village. Qui leur reprochent de ne pas les avoir conviés à une rencontre qui porte sur les récentes inondations qui ont frappé le village, alors même qu’ils en sont les élus. C’est alors que fuse l’appellation de « gopia ». Qui vaudra à quatre hommes, dont le président du village de Plaine-Magnien et un conseiller, d’être arrêtés, interrogés, et traduits en Cour sous une accusation provisoire d’outrage envers un membre de l’Assemblée nationale.
Sans se lancer dans une analyse sémantique, on ne peut que relever que le mot « gopia », signifiant bête, ignorant, idiot, est couramment utilisé dans le langage quotidien à Maurice sans qu’aucun ne s’en offusque réellement. Et que selon les relevés du Hansard, il a déjà été utilisé à plusieurs reprises au Parlement ces dernières années, même par la Speaker et le Premier ministre lui-même sans que cela amène une quelconque sanction à leur égard.
Mais cela ne s’arrête pas là. A Camp Diable ce vendredi 15 avril, le Premier ministre lui-même a provoqué les protestations de certaines personnes en tenant un discours hautement politisé lors d’une cérémonie religieuse qui s’est tenue au temple Amma Tookay dans le cadre des célébrations du Nouvel an tamoul. Et les mises en garde non-voilées de Pravind Jugnauth à l’encontre de ceux qui protesteraient sans faire attention n’ont manifestement pas suffi : dans la soirée, un religieux de 61 ans s’est rendu au poste de police de Quatre Bornes pour demander une Precautionary Measure contre le Premier ministre, lui reprochant son discours politisé dans un cadre religieux.
« L’excès d’information équivaut au bruit. Le pouvoir politique dans nos pays l’a bien compris. La censure ne s’exerce plus par rétention d’information ou élimination, mais par profusion. Pour détruire une nouvelle, il suffit aujourd’hui d’en pousser une autre juste derrière ». Ces mots de l’écrivain Umberto Eco dans une interview réalisée par Elisabeth Schemla en octobre 1991 semblent avoir bien résumé notre réalité au cours de ces derniers mois. Les scandales, politiques, économiques, sanitaires, criminels, sont venus s’accumuler les uns sur les autres à un rythme si soutenu qu’ils finissaient par s’annuler, anesthésiant avec eux notre capacité à réagir.
Mais nous sommes clairement en train de passer dans un autre temps.
Certains mots font peur. Ils semblent trop gros. Trop graves. Trop inquiétants.
Pourtant. Au vu de ce qu’est Maurice, et des atrocités autrement plus voyantes qui se pratiquent ailleurs, le mot dictature peut sembler exagéré. Mais le verrouillage, voire la répression de la libre expression s’accélère. Et mérite qu’on s’en inquiète maintenant.
La pensée créole a toujours fait preuve d’imagination et d’humour pour battre en brèche les interdits. La satire pour contourner la sédition. Pour ne pas être débusqués, certains ont inventé le fameux langage Madam Céré, consistant à insérer une reprise en g après chaque syllabe. Avis donc aux gogo-piaga de tous acabits. La parole mauricienne sera dure à faire taire.
L’espiègle et combatif Jacques Rivet en aurait certainement souri…