Notre invitée de ce dimanche est Gilberte Chung Kim Chung, pédagogue, et Chief Executive du Service Diocésain de l‘Education Catholique (SEDEC), anciennement Bureau de l’Education Catholique (BEC). Dans l’interview qui suit, notre invitée partage son analyse de l’état du système éducatif mauricien et propose des idées pour qu’il soit mieux adapté aux besoins de ses “clients” : les enfants mauriciens.
l Où en est le système d’éducation mauricien en 2022 ?
— Il faut d’abord souligner un fait important : à Maurice, l’éducation est gratuite depuis le primaire jusqu’au cycle supérieur. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays. Il faut aussi dire que le principe de la réforme — avec le Nine-Year Schooling System — est bon et était fondé sur une cause juste : donner une éducation continue à l’enfant mauricien jusqu’à l’âge de 16 ans, avec l’éducation obligatoire. En théorie, tout va très bien, mais c’est dans la pratique que cela cale. La plus grande difficulté de notre système éducatif réside dans le modèle one size fits all : tous les enfants vont à l’école pour suivre le même parcours scolaire, passer les mêmes examens jusqu’au secondaire, où ça commence à aller mal. Les chiffres suivants résument le système : 10, 3, 5, 3. Au départ, il y a dix enfants en grade 1, après six ans au PSAC, sept réussissent aux examens alors que trois échouent ; des sept qui montent au secondaire, il n’en reste que 5 au SC et finalement au HSC, ils ne sont plus que 3. Il faut aussi dire que même ceux qui parviennent à passer les examens ne s’épanouissent pas forcément dans le système.
l Donc, le système éducatif mauricien continue à éliminer les élèves qui ne peuvent pas suivre le programme éducatif ?
— C’est un programme, un cursus académique qui n’est pas adapté à tous les types d’élèves. Malheureusement, dans l’éducation, on ne valorise pas assez tout ce qui n’est pas académique.
l Les pédagogues et autres experts qui conçoivent les programmes éducatifs ne prennent-ils pas en compte des élèves qui ne peuvent pas suivre le cursus académique ?
— Ils y pensent sans doute, mais le problème est qu’il n’y a qu’un seul type examen dans le système. C’est un examen qui élimine ceux qui ne peuvent pas suivre le programme, mais n’évalue pas les capacités des élèves.
l Par conséquent, même si on a changé de nom, si on a remplacé CPE par PSAC, le problème existe toujours. On a changé de nom mais fondamentalement on garde le même programme qui consiste à éliminer les élèves qui n’arrivent pas à l’intégrer…
— Je le répète, ce système a du bon, mais il faudrait revoir certaines choses. Surtout la capacité de chaque enfant à suivre le programme, qu’il faut rendre plus flexible. C’est surtout à ce niveau-là qu’il faut changer les choses. Il y a eu quand même des efforts autour des écoles ZEP pour accompagner les enfants et leurs parents ,et il y a eu des investissements conséquents, mais pas de résultats. Tout simplement parce que l’action est située à l’école où il y a déjà des problèmes, et quand l’enfant rentre chez lui où ses parents travaillent ou sont occupés, fatigués, pas disponibles, il n’y a pas de continuité et le problème s’accroît. Il y a divorce entre l’école et la famille.
l Mais le parent mauricien est très conscient de l’importance de l’éducation dans la réussite sociale et professionnelle. C’est ce qui le pousse à investir dans l’école, le matériel et les leçons particulières, entre autres. Ne s’investit-il pas dans le travail parental qu’il doit faire chez lui dans le cadre de l’éducation de son enfant ?
— Cela dépend des quartiers et des familles et de leur situation économique. Depuis les 20 dernières années, même s’il y a eu une mobilité sociale, la situation a peu évolué dans certains quartiers et les familles qui ont progressé dans l’échelle sociale ont été remplacées par d’autres. Et il y a toujours des enfants qui n’arrivent pas à s’adapter, à suivre le programme éducatif en raison de problèmes économiques, familiaux, émotionnels, psychologiques. Sans compter les enfants porteurs de handicaps qui ont encore beaucoup plus de difficultés à s’adapter, bien qu’il y ait des choses qui bougent à ce niveau.
l Pourquoi un petit pays comme Maurice, avec seulement quelques centaines de milliers d’élèves, les autorités responsables n’arrivent-elles pas à concevoir un programme éducatif qui permette à l’enfant de se développer sainement, normalement ?
— C’est la question. ll y a eu dernièrement au niveau du ministère de l’Education, une initiative pour demander à tous les stakeholders du système de donner leur opinion sur le système éducatif, ses réussites et ses failles. Des très bonnes idées ont été émises et il faudrait juste implémenter les bonnes idées. Le budget est là et il faut juste les mettre en pratique.
l Avant, il y avait des débats animés et même houleux sur l’éducation, aujourd’hui on en parle moins. Comme si les enseignants, les parents et autres stakeholders s’étaient résignés, ont démissionné et se disent que, puisqu’on pas changer le système, tout ce qu’on peut faire c’est d’accepter ses règles en ne se faisant pas remarquer…
— C’est un peu ça l’état d’esprit général. Je crois qu’il y a une certaine lassitude parmi le personnel enseignant, sans doute un peu due au Covid. Il y a aussi celle des parents. On peut parler de lassitude et de résignation. Les parents sont tellement pris par leur travail et leurs difficultés qu’ils n’arrivent pas à s’occuper, comme il le faudrait, de l’éducation de leurs enfants. Quand on invite les parents à venir à l’école pour parler de leur enfant, ils ne viennent pas. Plus je réfléchis, plus je me demande comment faire pour que l’école aille vers les quartiers, vers les familles. Il faut mieux s’organiser pour atteindre chaque quartier, chaque famille. Il faut qu’on s’organise autour de l’école avec des travailleurs sociaux, créer des écoles de parents et des activités après les heures de classe. Mais se pose alors le problème de l’indisponibilité à cause des horaires de travail des parents, et cela ne relève pas de la compétence des enseignants. Il faudrait peut-être constituer une autre équipe de travailleurs sociaux, de personnes engagées pour ce travail.
l Mais les enseignants vont vous dire qu’ils n’ont même pas le temps de finir le programme, le syllabus, qu’ils doivent respecter à la virgule près !
— C’est vrai. Avant, on était enseignant mais aussi un peu un travailleur social. On pouvait aller rendre visite à la famille d’un élève pour discuter de ses problèmes sans qu’il n’y ait de soucis. Aujourd’hui, l’enseignant peut être mal reçu, menacé s’il se rend dans certaines familles. Je ne généralise pas, bien sûr, mais il suffit qu’il y ait un incident pour décourager l’enseignant. C’est dur de pratiquer ce métier aujourd’hui, parce que le profil de la société et celui de l’enfant ont changé. Avant, l’enfant respectait l’enseignant et suivait ses consignes, même s’il n’était pas d’accord. Il y avait possibilité de discuter, de débattre. Mais aujourd’hui, si l’enfant n’est pas d’accord avec un enseignant, ça peut dégénérer, aboutir à la violence.
l Il y a la violence des élèves envers l’enseignant ou l’administration de l’école — et vice-versa —, mais il y a aussi la violence entre élèves, souvent entre filles. D’où vient cette violence verbale, mais aussi physique qui fait la Une des réseaux sociaux ?
— Les élèves sont un reflet de la société, de son vécu, de sa manière de faire. Pour les élèves, cette violence est normale, naturelle. Si ce n’était pas le cas, ils auraient changé de comportement. Comme ils ne le font pas, cela veut dire que la violence est un moyen d’expression, une imitation de ce qu’ils voient dans la société, à la télévision, dans les journaux et sur les réseaux sociaux. Et parfois ça dérape. Aujourd’hui, avec les moyens technologiques, les réseaux sociaux, les nouvelles vont plus vite. Le moindre incident est immédiatement répercuté au niveau national. Auparavant, il y avait sans doute des incidents, mais ils n’étaient pas médiatisés comme aujourd’hui. Sans justifier quoi que ce soit, il faut reconnaître que nous avons été — adultes et enfants — confinés pendant des semaines, sans pouvoir faire du sport ou sortir pour se défouler. Pour moi, cette violence est une forme d’exutoire. Il y a un travail à faire pour maîtriser tout ça. Le gros du travail commence dans la famille et continue à l’école. Il ne fait pas oublier, comme certains ont tendance à le faire, que les premiers responsables d’un enfant sont ses parents, pas ses enseignants.
Vous avez l’impression que quand l’enseignant parle de valeurs, de respect de l’autre et de non-violence, il parle dans le désert, utilise des termes, un langage que les élèves ne comprennent pas ?
— Des fois oui, mais je dois tout de suite dire que, des fois, le message est compris et passe très bien. Il existe de très bons enseignants extrêmement dévoués qui ont de l’influence sur leurs élèves, mais il y en a d’autres qui n’y arrivent pas.
l Est-ce que les autorités, dites responsables, seraient d’accord pour toucher à ce programme qu’elles vont fièrement présenter à l’étranger comme étant une réussite ?
— Il faudrait demander leur avis à tous les stakeholders et entamer le dialogue, alors peut-être…
l Ce dialogue, indispensable pour faire avancer les choses, n’existe-t-il pas à l’heure actuelle ?
— Pas suffisamment en tout cas. Si on pouvait changer d’avis, accepter que pour certains enfants il ne faut pas une éducation formelle, académique, mais une éducation non formelle… Mais cela n’a jamais été accepté parce qu’on met tous les enfants dans le même panier, sans doute pour les statistiques, alors qu’il aurait été plus intéressant de découvrir différents types d’intelligence, de créer différents types de programmes pour les canaliser ; nous aurions eu un meilleur taux de réussite aux examens. Il faudrait que l’Education dise aux enseignants : vous pouvez être créatifs. Souvent, je dis aux enseignants: oubliez le programme quand vous accueillez un enfant dans votre classe. Mettez de côté le manuel pour d’abord comprendre d’où il vient, qui il est, de quoi il a besoin. C’est après avoir fait cet exercice que vous commencez le programme.
l Cet enseignant est passé par le système qui lui a appris le multiple choice, a évité de réfléchir, mais à apprendre par coeur, à ne pas remettre en question, à obéir et vous lui demandez de ne pas respecter le programme ?!
— Il faut changer de politique, de manière de faire dans l’éducation au niveau national. Il faut que le système éducatif change de manière de fonctionner et dise aux enseignants : vous avez la liberté d’être créatifs, de penser d’abord à l’enfant au lieu de lui imposer le programme. Malheureusement, nous sommes dans un système avec toute une hiérarchie et des inspecteurs qui viennent avec des feuilles sur lesquelles ils cochent les réponses pour déterminer si l’enseignant respecte le programme. Un des problèmes du système est qu’on demande aux enfants qui n’ont pas réussi aux examens de refaire le même curriculum que les autres enfants ! Il aurait fallu revoir toute la base et les canaliser vers quelque chose qu’ils aimeraient faire, peut-être les faire sortir des quatre murs de la classe. Ces élèves de 14-15 ans ont toujours des difficultés pour lire et écrire après avoir passé des années dans le système scolaire, qu’ils n’ont jamais réussi à intégrer. Il faut que l’on accepte qu’à l’intérieur du système, il y a un nombre important d’élèves qui ont besoin d’une non formal education et les dirige vers des écoles — qu’il faut créer — où ils pourraient développer leur créativité et apprendre des métiers dans des domaines dans lesquels ils peuvent s’épanouir et réussir. Le système veut que tous les enfants entrent dans le même train avec des arrêts où certains seront forcés de descendre.
l Que faisons-nous de ceux qui sont obligés de descendre du train scolaire parce qu’ils ne peuvent pas suivre le programme pour diverses raisons ?
— En tout cas, dans nos écoles, on essaye de faire autrement. Sans chercher à faire des comparaisons avec les écoles du gouvernement et celles du privé, je peux dire que notre philosophie est de se mettre à la place de l’enfant et de le comprendre. Nous avons une approche plus humaine, plus holistique et les élèves se sentent en sécurité et sont épanouis sans le stress de se focaliser uniquement sur la réussite aux examens. Il faut donner la liberté à chaque école de s’occuper de ses élèves selon leurs besoins.
Comment faire accepter ça à l’inspectorat et aux pédagogues-experts qui écrivent le syllabus ?
— Peut-être qu’ils devraient, eux aussi, avoir plus de flexibilité pour aller sur le terrain à la rencontre des enseignants, des élèves et des parents pour les découvrir et leur demander de quoi ils ont besoin avant d’écrire leurs programmes.
l Est-ce que les idées pour améliorer le système dont vous avez parlé dans cette interview sont proposées aux autorités responsables de l’éducation ?
— Nous faisons des propositions. Des fois on nous écoute un peu, des fois moins. Il n’existe pas de plateforme permanente où tous les acteurs de l’éducation pourraient se rencontrer, discuter, proposer, interagir. Il faudrait la créer pour instaurer le dialogue.
l Ce dialogue n’existe-t-il pas ?
— Pas toujours. Vous savez, les relations ça se crée et ça se construit. Il faut travailler sur les relations avec les personnes qui prennent les décisions.
l En ce disant vous, pensez-vous aux hauts fonctionnaires ou au personnel politique ?
— Je pense surtout aux politiques, parce que l’administration va suivre. C’est le politique qui va prendre les décisions et demander qu’on les exécute.
l Le personnel enseignant serait-il disposé à faire preuve d’inventivité, de flexibilité au lieu de suivre le programme ?
— Je crois que s’il était conscientisé et mobilisé, cela se ferait sans problème. Il faut simplement qu’on lui dise : vous pouvez le faire, allez de l’avant. Il faudrait obtenir l’autorisation d’en haut puisque nous sommes dans un système avec ses règlements.
l Quand les résultats des examens sont rendus publics, la ministre brandit le pourcentage de réussite, qui tourne autour de 70%. Que faut-il penser de ce pourcentage brandi avec fierté ?
— Les chiffres sont les chiffres, mais quand on rentre dans le détail… Si on dit qu’il y a eu 70% de réussite, il faut se demander quel était le benchmark pour chaque matière.
l Est-ce qu’il arrive qu’on baisse le benchmark pour faire monter le niveau de pass pour les statistiques à brandir avec fierté ?
— Ça, c’est vous qui le dites ! Il faut analyser le système, garder ce qui est bien et se défaire de ce qui n’est pas bon. Il faut avoir le courage de le faire. Certaines écoles le font au niveau micro, c’est au niveau macro que les choses doivent être faites et les décisions, les bonnes décisions prises. Un des problèmes de notre système est que, souvent, nous sommes contraints de revenir en arrière.
l Vous voulez dire qu’à chaque changement politique, celui ou celle qui arrive a pour objectif premier de défaire ce que son prédécesseur avait fait, même si c’était bon pour le système et le pays ?
— Cela ne concerne pas uniquement le secteur de l’éducation. L’île Maurice pourrait facilement changer pour le mieux s’il n’y avait pas les changements politiques qui nous font revenir en arrière. On avance un petit peu, alors qu’on aurait pu aller beaucoup plus vite.
l Le Bureau d’Education Catholique (BEC) a été rebaptisé Service Diocésain de l’Éducation Catholique (SEDEC). Pourquoi ce changement de nom, ce rebranding ?
— Le message à passer dans ce changement de nom est que nous sommes là pour un service. Dans nos écoles et collèges, nous nous disons qu’il ne faut pas perdre courage, il y a toujours de la bonne volonté, des enseignants qui veulent bien faire et continuer. On ne peut pas changer le monde, mais on peut essayer de changer des enfants, et on commence où on peut. C’est peut-être plus facile dans nos écoles parce que l’ambiance et la culture sont autres.
l Le fait de faire partie d’une religion aide-t-il ou dessert-il le SEDEC ?
— Nous sommes surtout associés à des valeurs qui sont portées par l’Église catholique, mais également par d’autres institutions. Il y a ce respect des valeurs qui fait que chez nous, c’est un peu plus facile de changer la vie d’un enfant.
l Est-ce que vous êtes consciente que le fonctionnement du système d’éducation que vous avez décrit est, pour dire le moins, désespérant ?
— Nous n’avons pas le droit de rendre les armes et de se dire qu’on ne peut rien faire. C’est l’espérance qui nous aide à avancer. Chacun d’entre nous, là où on est, à la maison, à l’école, dans la classe, dans la communauté élargie, nous devons continuer à donner le meilleur de nous-mêmes pour l’éducation de nos enfants. Nous n’avons pas le droit de perdre espoir. Le message que je voudrais passer est le suivant : n’hésitez pas à innover et à continuer à mettre l’enfant au centre de son apprentissage. Pas de one size fits all ! Mon appel c’est que le système éducatif puisse être plus souple, plus élargi, mieux adapté aux intelligences multiples et au potentiel de chaque élève, sur ce qu’il PEUT faire, et non sur ce qu’il ne PEUT PAS faire. Il faut valoriser et non écraser. Il faut qu’on puisse reconnaître que le système purement académique ne sied pas à tous et qu’il faut donner de la place à l’éducation non-formelle, au project-based learning, à l’école communautaire, à l’école vocationnelle… et cela, au sein de la Nine-Year Continuous Basic Education, avec l’aide de l’éducation nationale, car après 16 ans, c’est trop tard. Pour l’instant, tout ce qui n’est pas dans le système est géré en dehors par les ONG. Il faut les intégrer. Pourquoi ne pas donner la possibilité à certains maîtres d’école et recteurs de faire les choses autrement dans quelques écoles et collèges pilote ? Il faut un cadre, oui, mais donnez-leur la liberté de décider comment arriver au même but. Il faut un inspectorat, oui, mais basé sur d’autres critères.