Dynamiter le champ de l’acceptable

Toutes les fenêtres ne sont pas forcément bonnes à ouvrir.
L’actualité de cette semaine à travers le monde, des Etats Unis à Maurice, nous le montre amplement.
Dans les années 1990 aux Etats Unis, Joseph P. Overton, juriste et vice-président des lobbyistes du Mackinac Center for Public Policy, un think tank libéral américain basé au Michigan, formalise un concept qui sera par la suite connu comme la « fenêtre d’Overton ». ou « fenêtre du discours ».
À la base, on imagine une personne qui regarde par une fenêtre. En fonction du cadre de celle-ci, cette personne ne pourra voir qu’une portion délimitée de ce qui se trouve derrière cette fenêtre. Ce qui s’applique au paysage physique peut s’étendre au paysage intellectuel et politique. Dans les limites d’une fenêtre donnée, nous ne voyons que les idées qui sont, à ce moment donné, considérées comme acceptables. Les idées qui se trouvent en dehors de ce cadre sont elles considérées comme inconcevables, extrêmes, radicales, inacceptables, voire impensables.
Dans un article du New Yorker, le journaliste Osita Nwanevu explique : « La fenêtre d’Overton décrit la gamme d’idées qui peuvent être publiquement discutées sans être considérées comme trop extrêmes. Avec le temps, cette fenêtre peut être déplacée, rendant acceptable ce qui était autrefois impensable ». Un grand nombre de facteurs peuvent influer sur cette fenêtre : des événements divers, des scandales, des informations, des découvertes, des décisions juridiques, des discours (i.e. le « I have a dream » de Martin Luther King) des élections etc.
Or, depuis quelque temps, dans un nombre grandissant de pays, comme les Etats Unis et la France, on peut voir des acteurs appartenant notamment à l’extrême-droite, qui œuvrent activement à rendre tolérables des idées autrefois jugées « intolérables ».
Ainsi, l’Alt-Right américaine s’est ouvertement attelée à utiliser des propos outranciers et provocateurs pour faire entrer des idées radicales, voire « insensées » jusqu’ici dans la fenêtre d’Overton. Qui finissent par devenir la norme qui va régir une société, un pays, voire un monde tout entier. Ne se contentant pas d’assouplir, de déplacer et/ou d’agrandir la fenêtre d’Overton, mais pulvérisant carrément le périmètre de la fenêtre de ce qui peut être dit et discuté au sein d’une société. Dynamitant le champ de l’acceptable en politique. « Plus des responsables élus ou des candidats haut placés répètent une opinion transgressive en la banalisant, plus ils l’acclimatent et la légitiment » commente la spécialiste du discours politique Cécile Alduy dans un article du média
C’est bien ce qui a été à l’ouvre cette semaine quand le monde, stupéfait, a vu et entendu le président américain Donald Trump déclarer, avec une nonchalance sidérante, que les Etats-Unis allaient prendre possession de la bande de Gaza pour en assurer le développement économique et immobilier. Ajoutant que les quelque 2 millions de Palestiniens qui y vivent encore seraient tout simplement déplacés vers des pays voisins. L’onde de choc a été immense. Comment comprendre que le chef d’un des Etats les plus puissants au monde puisse proférer de tels propos comme s’il s’agissait de la plus grande banalité, alors que cela violerait tous les principes fondamentaux du droit international ? Comment ce qui équivaudrait à une annexion illégale de territoire, à une déportation forcée, voire à un nettoyage ethnique pouvait être évoqué par le président des Etats Unis comme s’il parlait de la création d’un nouveau parc d’animation privé ?
Impensable. Et pourtant.
Donald Trump a enfoncé le bouchon encore plus loin, trois jours plus tard, en annonçant, bravache, avoir signé un décret imposant des sanctions à la Cour Pénale Internationale (CPI). Le président des Etats Unis n’a manifestement pas apprécié que cet organisme des Nations Unies, basé à La Haye, ait émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et l’ex-ministre de la Défense Yoav Gallant, estimant qu’il existait des « motifs raisonnables » de les soupçonner de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en lien avec la guerre à Gaza. Pour M. Trump, le CPI a « engagé des actions illégales et sans fondement contre l’Amérique et notre proche allié Israël ». Et il a en conséquence décidé d’interdire aux dirigeants, employés et agents de la CPI, ainsi qu’à leurs proches, d’entrer aux Etats-Unis et de geler leurs avoirs sur le sol américain. Le monde à l’envers…
Le pire dans tout cela, c’est qu’il est bel et bien en train d’ouvrir la fenêtre d’Overton dans des proportions que l’on aurait cru jusqu’ici inimaginables.
En témoigne notamment cette séquence sidérante ce mercredi 5 février sur France Info, dans l’émission L’Heure américaine. Sur le plateau, divers invités commentent « l’idée » émise par le président américain de prendre le contrôle de l’enclave palestinienne de Gaza, passablement détruite par Israël, pour en faire, selon ses propos, une French Riviera du Moyen Orient… Après les interventions de divers experts en géopolitique, l’animateur du débat, Julien Benedetto, fait intervenir Franck Delvau, président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie d’Ile-de-France (UMIH). «On va laisser la politique de côté pour l’instant», dit le présentateur, en introduisant Franck Delvau. «On vous a invité ce soir parce qu’on a envie de voir si cette proposition de Trump, elle a vocation à exister sur le plan économique. On a beaucoup dit que Trump est aussi un promoteur immobilier, c’est comme ça qu’il négocie : la bande de Gaza en Riviera, est-ce que ça a du sens pour le professionnel du tourisme que vous êtes ? La bande de Gaza a des atouts, on l’a déjà dit.»
Le président de l’UMIH répond alors en se réjouissant que «le président Trump prenne l’exemple de la France, de la Riviera. Cela nous permet de rappeler qu’on est la première destination mondiale en termes de tourisme avec 100 millions de touristes !», avant d’énumérer diverses statistiques. Et les atouts de Gaza : «Il y a la bordure méditerranéenne, la mer, le climat. Maintenant il faut construire tout autour », dit Franck Delvau. Donc « Gaza : pourquoi pas, mais ce sera pas tout de suite, parce qu’il faut les infrastructures, un aéroport sûr, du personnel formé: il y a beaucoup de travail» poursuit-il. Et en rajoute une couche en évoquant le fait que les touristes aiment voyager safe et qu’un rien peut ébranler une destination :  «Rappelez-vous la crise des punaises de lit qui avait été montée de toute part, immédiatement il y a des annulations.» Ce à quoi le journaliste de France Info Michel Mompontet réagit: « Si on a peur des punaises de lit, le Hamas et le Hezbollah ça risque de faire un peu plus désordre.» Ce qui provoque quelques rires sur le plateau. Et Julien Benedetto conclut cette séquence surréaliste comme «ce pas de côté pour voir comment pourrait prendre forme cette bande de Gaza version Donald Trump».
Le Syndicat des Journalistes de France Info a réagi le vendredi 7 février à la polémique suscitée par cette séquence en disant, dans un communique, regretter une «erreur éditoriale inadmissible, totalement hors de propos». Il n’empêche. Ces propos ont trouvé leur chemin dans le « débat » public.
La banalisation du mal, l’envisageable de l’inconcevable, on est en plein dedans.
À Maurice, nous avons aussi eu droit cette semaine à une révélation qui dépasse ce qui était envisageable. Selon une réponse parlementaire du Premier ministre Navin Ramgoolam, le gouvernement de Pravind Jugnauth a dépensé 100 millions de dollars, soit 5 milliards de roupies, pour mettre en place un système de surveillance qui lui a permis, ces dernière années, d’intercepter toutes les communications de tous les Mauricien-nes.
Une affaire trop énorme pour être banalisée.
Pour seulement provoquer un peu de colère et puis passer dans « le cours des choses ».
Nous avons le droit, chacun-e de nous, de savoir ce qui s’est réellement passé, dans toutes ses ramifications, dans tous ses rouages, dans toute son ampleur. Parce que cela concerne notre vie privée à tou-tes. Et qu’il est urgent de ramener à ses justes proportions la fenêtre d’Overton qui a été ouverte ces dernières années chez nous, en amenant toute une population à penser que les atteintes grandissantes à nos vies privées étaient justifiées pour des raisons de « sécurité » personnelle et nationale. Il nous est dû d’ouvrir en grand la boite de Pandorre…

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SHENAZ PATELComment ce qui équivaudrait à une annexion illégale de territoire, à une déportation forcée, voire à un nettoyage ethnique peut-il être évoqué par le président des Etats Unis comme s’il parlait de la création d’un nouveau parc d’animation privé ? Impensable. Et pourtant. La fenêtre d’Overton, partout, est en train d’être pulvérisée. Dynamitant le champ de l’acceptable en politique. La banalisation du mal, l’envisageable de l’inconcevable, on est en plein dedans…

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