Douce France

— Allô, comment tu vas ? Ça fait un bon bout de temps qu’on n’a pas blagué un peu. J’ai quelque chose à te demander.
— C’est vrai, mais tu sais comment c’est, avec le travail, le ménage, les enfants et leur école, j’ai pas une minute à moi, je te dis.
— Comme ça c’est stressant ?
— Tu sais vivre en France n’a rien à voir, mais alors pas du tout, avec la manière que l’on vit à Maurice. Ici, même quand tu n’as pas à courir, tu dois galoper tout le temps. Sans compter la crise économique.
— C’est partout pareil, on me dit. À Maurice aussi on a de la peine à remplir sa tente ration à la fin du mois.
— Moi quand je fais les courses, je n’achète que l’essentiel et avant la fin du mois, mon placard et mon frigo sont vides, je te dis. C’est pas facile de joindre les deux bouts.
— Mais je viens de voir ta maman qui m’a encore dit comment tu as bien fait d’aller en France. Que tu as une vie top là-bas avec toutes ces allocations que le gouvernement te donne.
— Elle est comme toutes les mamans : elle a besoin de flatter ses enfants, de dire qu’ils sont meilleurs que les autres.
— Mais c’est exactement ce que tu dis toi-même quand tu viens en vacances : que tu as en France une vie de rêve que tu n’aurais jamais pu avoir à Maurice.
— To konn Morisien : li bizin fer so gran nwar, tap so tanbour ! Je ne te dis pas qu’on n’a pas une bonne vie, un grand appart et une voiture presque neuve. Mais crois-moi, tu dois travailler mari dur pour avoir ça.
— Ah bon ? Mais tu avais toujours dit que la vie était meilleure en France qu’à Maurice et que tu ne regrettais pas une seconde d’être partie.
— Ça, c’était avant, bien avant même. Depuis, avec le Covid, les crises politiques, économiques et sociales, les choses ont bien changé. Ce n’est vraiment plus comme avant.
— C’est à ce point-là ?! Ne me dis pas qu’en France c’est pareil que Maurice ?
— Vrai même, je te dis : je me demande si aujourd’hui la situation n’est pas pire en France qu’à Maurice.
— La situation pire en France qu’à Maurice ? Là tu as en train de causer n’importe !
— Mais pas du tout. Tu as suivi la situation politique en France ?
— Tu sais moi et la politique… À Maurice même je ne suis pas. Tout ce que je sais, c’est que vous allez avoir des élections parce que le président Macron a dissous le Parlement. Pourquoi il a fait ça ?
— On dit qu’il a voulu faire son grand mari et monter une stratégie pour faire éclater la gauche et l’extrême droit.
— Il a réussi ?
— Tu parles ! Il a fait exactement le contraire en faisant exploser sa majorité et son parti, renforcer l’extrême droit et recréer l’union de la gauche.
— Ayo, là je ne comprends rien du tout. C’est comme à Maurice quand on me dit qu’après avoir été deux ans dans l’alliance PTr-MMM pour battre le MSM, le PMSD a cassé l’alliance pour aller rejoindre le même MSM !
— Laisse-moi te faire un résumé : avant la dissolution il y avait un bloc d’extrême droit avec le Rassemblement National, un bloc du milieu avec la majorité présidentielle et un autre bloc de gauche, très divisé. Quand Macron a dissous le Parlement et annoncé les élections anticipées, il a tout fait exploser.
— Qu’est-ce que Macron a fait exploser comme ça ?
— Il pensait qu’il allait affaiblir l’extrême droit, casser définitivement la gauche et tout rafler au centre. C’est le contraire qui est arrivé : le Rassemblement National s’est renforcé, la gauche s’est réconciliée pour faire un nouveau Front national.
— Et qu’est-ce qui est arrivé au bloc d’Emmanuel Macron ?
— C’est ce bloc qui a explosé. Aujourd’hui dans les sondages, il est en troisième position, loin derrière la gauche et le Rassemblement national, qui est à la première place.
— Tu as raison, ça ressemble à ce qui se passe à Maurice. Mais qui va gagner les élections alors ?
— Certainement pas le tout petit bloc de Macron. Tous les sondages disent que c’est le RN qui va l’emporter.
— Et ça va changer quelque chose ?
— Tout va changer, toi ! Il y a déjà des gens qui commencent à regarder de travers les Français qui, comme moi, ne sont pas des blancs avec des cheveux blonds et des yeux bleus !
— Mais tu as la double nationalité, non ?
— Déjà sur cette question, le RN a dit qu’il allait revoir la politique en cours. Enfin, on verra, mais l’avenir est bien sombre ici. Qu’est-ce que tu voulais me demander comme ça ?
— Euh… je crois que ça tombe mal.
— Dis toujours. Tu sais bien que je ne peux rien refuser à ma cousine préférée.
— Tu sais que mon grand garçon n’a toujours pas un bon job. Mon bonhomme et moi avons pensé qu’on aurait pu l’envoyer en France pour tenter sa chance et qu’il aurait pu rester chez toi, pour quelque temps.
— Avant, je t’aurais dit oui, sans hésiter. Aujourd’hui, avec la situation actuelle, je te dis : ne fais pas cette bêtise que tu vas regretter toute ta vie !
— Quelle bêtise ?
— Envoyer ton grand garçon en France pour tenter sa chance et tracer son chemin. Je te parle d’expérience : le temps de la Douce France pour les immigrés fait partie du passé !
J.-C.A.

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