Deux hommes sont morts…

Il y a toutes ces images, terribles.
Images du chaos et de la destruction provoquées en Turquie et en Syrie par un violent tremblement de terre. Immeubles effondrés, villes en poussière, cadavres à extirper des ruines, morts qui se comptent par milliers.
Catastrophes naturelles mais pas seulement.
Vives dénonciations aussi de carences humaines et politiques qui aggravent une situation déjà complexe.
Il y a aussi ces images du chaos que menace de déclencher l’humain. Sur les craintes de déclenchement d’une Troisième Guerre mondiale provoquées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont venues se greffer, cette semaine, ces images circulées par la Corée du Nord. Mercredi dernier, 8 février, le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un a supervisé sur la place Kim Il Sung, dans le centre de la capitale Pyongyang, une grande parade militaire durant laquelle a été dévoilée une quantité record de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). Ces derniers étant capables de transporter des ogives nucléaires en les rendant plus difficiles à détecter et à détruire.
Si cette parade a marqué le 75ᵉ anniversaire de la fondation de l’armée nord-coréenne, elle était aussi clairement destinée à exhiber « la formidable capacité de frappe nucléaire » du pays, selon les mots de l’agence d’État KCNA, la Corée du Nord se proclamant ainsi comme « une puissance nucléaire complète ».
Et puis il y a encore, localement, ces images de villas et de yachts de luxe appartenant à des hommes poursuivis et condamnés ailleurs pour trafic de drogue. Il y a la stupéfiante inaction des autorités mauriciennes face à ces faits, et les machines institutionnelles qui finissent par se mettre en branle, timidement, seulement après que la presse a exposé faits et documents. Il y a la déroute d’un ministre de la Justice qui finit par battre en retraite devant des questions de la presse auxquelles il dit ne pas être en mesure de répondre. Il y a la crainte de nous voir devenus un narco State.
Il y a la guerre que nous sommes en train de livrer face à la politique-crapule, à la police instrumentalisée, au délitement du judiciaire, à la hausse exponentielle du coût de la vie, aux aléas climatiques mal gérés.
Il y a la colère, l’abattement, le fatalisme, la déprime.
Et puis…
Et puis il y a des histoires, qui nous sont léguées, et qui donnent envie d’y croire encore.
Deux hommes sont morts ces derniers jours.
Deux Mauriciens qui étaient de ce pays comme on est d’un amour à jamais ébloui.
Et tous deux sont liés par des oiseaux.
« Quand on a des ailes, on n’a jamais le vertige », disait Vaco Baissac.
Celui qui se proclamait et se vivait passionnément comme « peintre de la couleur » s’est éteint cette semaine au terme d’une vie passée à vivre et célébrer haut et fort sa mauricianité.
« Peintre créole aux yeux bleus
Je revendique ma goutte de sang d’Afrique
Ma goutte de sang d’Asie »
Vaco le pensait profondément : « Chacun de nous est une multitude ».
Et cette multitude avait du génie.
Tout au long de sa vie, son art s’est exprimé avec une générosité sans limites, ornant
jusqu’aux camions-poubelle. Pour lui, en l’art comme en l’humain, les barrières et les frontières n’avaient pas droit de cité. Et une forme de naïveté, en peinture comme dans la vie, n’était pas un défaut.
« Nous opposerons la grâce à la mauvaise humeur
Et nous continuerons à danser au soleil
Comme les enfants des îles que nous sommes », revendiquait encore Vaco Baissac.
À travers ses tableaux, ses sculptures, ses vitraux, l’artiste a œuvré inlassablement à sublimer notre capacité à nous nourrir du beau. À recréer le monde grâce à la vitalité d’un imaginaire vibrant et coloré.
« La douleur, c’est quand on ne rêve plus », disait-il encore.
En cela, il est rejoint par un autre homme mort quelques jours avant lui.
En décembre dernier, nous vous parlions de Mario Jolicoeur et de son Jardin Colibri créé en 2020.

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À travers cette création, Mario Jolicoeur se réclamait directement de Pierre Rabhi. Cet homme né aux portes du Sahara algérien en 1938, considéré comme un des pionniers en France de l’agroécologie, une pratique agricole qui vise à régénérer le milieu naturel en excluant pesticides et engrais chimiques. D’abord petit employé de banque, puis ouvrier, travailleur immigré confronté au racisme et aux paradoxes de l’univers urbain, Pierre Rabhi décide un jour de quitter ces milieux étouffants et d’expérimenter d’autres façons de vivre, avec un retour à la terre, en accord avec la nature. Avec sa famille, il s’installe dans une petite ferme en Ardèche où il concrétise ce rêve. Fort de son expertise concrète, il va lancer, en France, en Afrique sahélienne et au Maghreb, des initiatives pour « contribuer à l’autonomie, la sécurité et la salubrité alimentaires des populations ». Il œuvre ainsi, pendant près de soixante ans, au développement de l’agroécologie à travers le monde, accompagnant cette expérience de conférences et d’une trentaine de livres.

Pierre Rabhi est aussi connu pour avoir fondé les Maisons Colibri. À la base, une légende qui met en scène un immense incendie de forêt. Atterrés et impuissants, les animaux contemplent le désastre. Mais un d’entre eux s’agite : un petit colibri, qui s’escrime à aller chercher de l’eau dans son petit bec pour revenir la jeter sur le feu. Interpellé par le tatou qui juge son agitation dérisoire, le colibri répond qu’il sait que ce n’est pas avec ces quelques gouttes d’eau qu’il éteindra le feu, mais qu’il fait sa part. Une parabole qui signifie que plutôt que de rester inactif face aux problèmes actuels, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux et environnementaux, chacun peut choisir de tenter d’agir à son niveau. Et qui, face aux défaitistes ou cyniques, réaffirme le réalisme de ce que peut la somme d’efforts individuels.

Mario Jolicoeur nous a quittés il y a quelques jours. Mais dans le cœur de tous ceux qui ont eu l’occasion de le côtoyer dans sa grande générosité et sa farouche envie de partage et de transmission, il a semé des centaines de graines. Que les oiseaux qui peuplaient son jardin se chargeront sans doute de faire voyager, et s’épanouir.

La photo publiée ici a été prise par un bel après-midi dans le jardin de Vaco Baissac à Pereybère. Là, tous les jours vers 16h, des centaines d’oiseaux se réunissaient, sur la terre brune, sur les branches d’un grand arbre ombrageux, autour d’un bronze-oiseau qu’il avait façonné de ses mains amoureuses.
« Langue créole
Palette de nos inspirations
Poésie du soleil que chantent les oiseaux
Fragile comme des pas sur la plage
Passe la mer
Tout est à refaire » écrivait Vaco.
À l’heure où nous ployons sous le poids du trop, à l’heure où nous doutons d’arriver à nous relever, à l’heure où tant s’apprêtent à partir sans désir de revenir, il est bon de savoir que ce pays a produit un tel enthousiasme, une telle ferveur. Un tel engagement à tout refaire…

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