Des régimes de fous ?

Les élections européennes du 9 juin dernier ont été marquées par les performances majeures réalisées par l’extrême droite en Italie, en Autriche et en Allemagne. Avec des percées significatives également en Hongrie, aux Pays-Bas et en Suède.
Mais le plus gros coup de semonce est certainement venu de la France, où le Rassemblement National mené par Jason Bardella, nouvelle appellation du Front national de Marine Le Pen, a écrasé le scrutin. Avec pour conséquence immédiate la décision coup de tonnerre du président Emmanuel Macron de convoquer, en mode éclair, des élections législatives anticipées dont le premier tour se tient ce dimanche 30 juin et le deuxième tour le 7 juillet prochain. Un pari très risqué, qui, au lieu d’avoir l’effet espéré de conférer une majorité parlementaire nette à Emmanuel Macron, menace de backfire et mener le Rassemblement National au pouvoir. Avec des conséquences que l’on peine à totalement visualiser, tant l’accession de l’extrême droite au pouvoir risque d’entraîner des conséquences sismiques, au niveau des libertés fondamentales, de la citoyenneté et de l’exercice démocratique.
« Nous savons depuis déjà quelque temps que la démocratie est de plus en plus mise à l’épreuve à travers le monde, et que les partis autoritaires s’affirment de manière croissante. Les sondages révèlent que de plus en plus de citoyens perdent confiance dans les institutions démocratiques. Les percées  de l’extrême droite auprès des jeunes électeurs s’avèrent toutefois particulièrement inquiétantes. Personne ne peut désormais nier que ces récentes élections constituent un signal d’alarme. Si nous échouons à comprendre les causes profondes de cette tendance, il est peu probable que les efforts de préservation de la démocratie contre l’effondrement institutionnel et l’extrémisme aboutissent ». C’est ce qu’écrit, le 20 juin dernier dans Project Syndicate, l’économiste turco-américain Daron Acemoglu, dans une analyse intitulée « Si elle ne soutient pas les travailleurs, la démocratie mourra ».
Pour l’auteur, l’explication simple de cette crise de la démocratie dans les pays classifiés comme « industrialisés » réside en ce que le système n’a pas tenu ses promesses. « Le modèle occidental de démocratie libérale était censé apporter emplois, stabilité et biens publics de qualité. Bien qu’il ait porté ses fruits principalement après la Seconde Guerre mondiale, il a échoué sur quasiment tous les plans depuis le début des années 1980. Les dirigeants politiques de gauche comme de droite ont continué de prôner des mesures conçues par des experts et administrées par des technocrates hautement qualifiés. Or, celles-ci ont non seulement échoué à établir une prospérité partagée, mais également créé les conditions de la crise financière de 2008, qui a fini d’anéantir tout semblant de réussite du modèle. Ainsi la plupart des électeurs sont-ils arrivés à la conclusion que les politiciens se préoccupaient davantage des banquiers que des travailleurs », commente Daron Acemoglu.
Les dirigeants démocratiques, poursuit-il, ont de plus en plus perdu le contact avec les préoccupations profondes des citoyens. À ses yeux, dans le cas de la France, cette tendance résulte en partie du style de leadership qualifié de « dominateur » d’Emmanuel Macron. Mais il y a également une perte plus générale de confiance dans les institutions. Et il faut compter aussi avec le rôle des médias sociaux et autres technologies de communication dans la promotion de positions polarisantes, et le basculement d’une grande partie de la population dans des caisses de résonnance idéologiques.
Pour lui, les défis qui entravent la prospérité commune dans un monde industrialisé deviendront encore plus considérables à l’ère de l’Intelligence Artificielle (IA) et de l’automatisation, qui viennent se greffer sur d’autres préoccupations croissantes liées au changement climatique, aux pandémies, à l’immigration de masse, et diverses menaces pour la paix régionale et mondiale.
Mais loin de considérer nous sommes arrivés aux limites de la démocratie, il estime que la démocratie n’en demeure pas moins le régime politique le mieux armé pour affronter ces défis, affirmant que « l’histoire comme l’expérience récente démontrent clairement que les régimes non démocratiques sont moins réactifs aux besoins de leur population, et moins efficaces dans l’aide à apporter aux individus défavorisés ».
Mais, nuance-t-il, il est nécessaire que les dirigeants politiques et institutions démocratiques « prennent un nouvel engagement pour la construction d’une économie équitable ». Concrètement, cela signifie « faire primer les travailleurs et les citoyens ordinaires sur les multinationales, sur les banques et sur les questions mondiales, tout en favorisant la confiance dans une forme judicieuse de technocratie. Dirigeants distants, politiques imposées dans l’intérêt d’entreprises mondiales, tout cela n’est plus possible. Pour remédier au changement climatique, au chômage et aux inégalités, pour aborder l’IA et les perturbations engendrées par la mondialisation, les démocraties vont devoir mêler expertise et soutien populaire ».
Est-ce encore possible ?
À la veille des élections générales du 4 juillet prochain au Royaume Uni, la confiance dans le personnel politique et le système électoral n’a jamais été aussi bas. Le dernier rapport National Centre for Social Research concernant les British social attitudes (BSA) publié en ce mois de juin 2024 indiquent que si en 2019, pas moins de 34% de personnes disaient ne pas faire confiance au personnel politique britannique, ce chiffre est monté à un taux record de 45%. Et l’une des raisons majeures de ce désaveu réside dans le fait que la population estime que les politiciens ne font que mentir au public.
Une étude réalisée en 2022 montrait qu’une part très importante des Britanniques voulait que les politiciens qui mentent en subissent les conséquences.
C’est ce qu’a pris à bras le corps le Pays de Galles, qui vient d’annoncer des discussions pour introduire une loi qui punirait les politiciens qui mentent. Cette mesure est pilotée par Adam Price, le leader du parti de gauche Plaid Cymru, qui a milité pour de telles mesures depuis le milieu des années 2000, quand il s’est battu pour obtenir l’impeachment de Tony Blair pour avoir menti sur la guerre en Irak.
Selon ses propositions, il deviendrait une offense pénale pour un candidat ou un membre élu au Parlement de « wilfully, or with intent to mislead, make or publish a statement that is known to be false or deceptive ». S’il est soutenu par d’autres partis, l’amendement proposé n’a toutefois pas la faveur du gouvernement travailliste du Pays de Galles…
Mais pendant que certains tergiversent et que la désaffection vis-à-vis du politique gagne du terrain, d’autres en profitent pour asseoir l’influence des idées d’extrême droite. Avec des conséquences qui s’annoncent cataclysmiques.
« Le vieux fascisme, si actuel et si puissant qu’il soit dans beaucoup de pays, n’est pas le problème actuel. On nous prépare d’autres fascismes. Tout un néo-fascisme s’installe par rapport auquel l’ancien fascisme fait figure de folklore… Au lieu d’être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d’une « paix » non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte dans sa rue, dans son quartier, sa salle de cinéma ».
Le philosophe Gilles Deleuze écrivait ces lignes en 1977 dans Deux régimes de fous. Quarante-sept ans plus tard, à force de compromissions et de démissions, les micro-fascistes ont pris figure d’ogres dont l’ombre immense obscurcit nos ciels…

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SHENAZ PATEL

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