Des (en)jeux sans queue ni tête ?

C’est à Juvenal, auteur des Satyres vers les années 100-125, que l’on prête l’expression panem et circenses, « du pain et des jeux ». La traduction de son texte initialement en latin indique ainsi : « Le peuple qui faisait autrefois les empereurs, les consuls, les tribuns, enfin dont toutes les choses dépendaient, est trop heureux aujourd’hui d’avoir du pain, et il ne désire tout au plus que des spectacles ». Juvenal critique ainsi un peuple qui ne se préoccupe plus que du divertissement, et ne se soucie plus du tout de la vie de la cité et de la politique.
Les Jeux Olympiques qui se sont ouverts à Paris ce vendredi 26 juillet 2024, dans un pays qui préfère soumettre la nomination d’un gouvernement à la durée des jeux, dans un monde où génocides et autres atrocités se répandent face à l’impuissance et l’immobilisme global, ces Jeux-là pourraient s’inscrire dans la lignée décrite et décriée par Juvenal.
Pourtant…
Le spectacle, à n’en pas douter, était au rendez-vous. Au terme d’une journée où le trafic ferroviaire a été complètement chamboulé suite à des actes de sabotage sur les lignes à grande vitesse, et sous une pluie battante qui n’est pas sans remettre en ligne de mire les menaces grandissantes du changement climatique, le spectacle a été total. Un spectacle inédit et audacieux, qui quitte les traditionnels stades pour investir largement la ville de Paris, avec douze tableaux prenant vie en divers lieux le long de la Seine, où les 205 délégations regroupant 6 800 athlètes du monde entier défilent sur 85 bateaux.
Baptisé « Ça ira », ce spectacle co-conçu par Thomas Jolly et Thierry Reboul en met assurément plein la vue, et se révèle inventif, rythmé, avec une volonté évidente de s’appuyer sur les cartes postales de Paris pour mieux casser les codes. Entre revue du Moulin Rouge ou ambiance «Belle Epoque», on surfe allègrement sur le baroque avec l’inclassable Philippe Katherine en Dionysos quasi nu et bleu au milieu d’un plateau de salade de fruits, on juxtapose l’élégance classique de compositeurs français comme Satie avec la sortie triomphante de l’Académie Française d’une Aya Nakamura aussi populaire que controversée par les défenseurs de la langue française, entourée du chœur de l’armée française qui reprend avec elle son Djadja.
Une certaine façon de célébrer autant une image culturellement ancrée qu’une forme d’impertinence et de non-conformisme « à la française ».
A côté de personnages de l’histoire de France, il y a le fil rouge d’un mystérieux porteur de la flamme olympique qui sprinte et funambule sur les toits parisiens, référence plus ou moins évidente à Belphégor, à Fantomas, au Fantôme de l’Opéra ou au jeu vidéo Assassin’s Creed.  Le chantier de Notre-Dame ravagé par les flammes le 15 avril 2019, prête ses échafaudages à une chorégraphie moderne autour du geste de reconstruction. Au Louvre, les personnages de tableaux célèbres sortent de leurs cadres pour aller aux fenêtres profiter du spectacle de ces athlètes devenus nouveaux icônes.
Certes, il y a eu toutes les stars, jusqu’à Céline Dion interprétant L’hymne à l’amour de Piaf du premier étage de la Tour Eiffel (au final plus une réelle surprise tant son retour avait été supputé et préparé dans les médias au cours des semaines précédentes).
Mais paradoxalement, au-delà des feux d’artifice de paillettes, une des images qui sera e plus retenue dans cette longue, foisonnante et brillante cérémonie d’ouverture des JO, c’est peut-être celle de sa scène inaugurale. À une fenêtre de La Conciergerie, ancienne résidence des rois de France au Moyen-Âge avant de devenir une prison pour aristocrates déchus pendant la Révolution française, la reine Marie-Antoinette décapitée, tenant sa tête entre ses mains, entonne « Ah ça ira », avant que le relais soit pris de façon tonitruante par le groupe de metal français Gojira, accompagné de la chanteuse lyrique Marina Viotti et du Choeur de l’Orchestre de Paris, au milieu de flamboyants effets pyrotechniques.
Alors ça, faut avouer, c’est singulier…
On prête l’apparition de cette chanson à un soldat chanteur des rues du nom de Ladré, qui met des paroles d’abord assez anodines sur le Carillon national, un air de contredanse populaire que la reine Marie-Antoinette elle-même aimait apparemment jouer sur son clavecin. À la Révolution en 1789, le texte est transformé par les sans-culottes pour apostropher l’aristocratie et le clergé. Et les paroles guillerettes (« Ah ça ira, ça ira ! Pierrot et Margot chantent à la ginguette. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Réjouissons nous, le bon temps reviendra ! ») sont remplacées par quelque chose de beaucoup plus menaçant (« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Les aristocrates on les pendra. Si on n’ les pend pas, On les rompra. Si on n’ les rompt pas. On les brûlera. Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! »)
Liberté artistique, géniale licence créative ? On ne peut s’empêcher de se dire que voilà un message assez particulier dans le contexte politique actuel…
De fait, une des choses qui caractérise cette cérémonie d’ouverture décidément pas comme les autres, c’est justement son orientation résolument politique. Sur les douze tableaux qui la constituent, l’un a par exemple pour thème « L’émancipation politique et intime », et l’autre, baptisé « Sororité », fait émerger de la Seine dix statues dorées rendant hommage aux grandes figures féminines de l’histoire de France, au son de La Marseillaise  interprétée depuis le toit du Grand Palais par la mezzo-soprano guadeloupéenne Axelle Saint-Cirel, drapée comme une Marianne dans une robe aux couleurs du drapeau français.
Et puisqu’il est question de vêtements, ceux-ci ont également contribué à montrer à quel point, dans ces jeux également, tout est politique.
Ainsi au niveau français, le spécialiste du 110 mètres Sasha Zhoya a attiré l’attention en revendiquant de défiler en jupe. S’il y a finalement renoncé, la spécialiste de l’heptatlon Auriana Lazraq-Khlass a elle obtenu de porter le pantalon, ce qui lui avait initialement été. refusé. De son côté l’équipe de Mongolie a beaucoup fait parler d’elle son uniforme officiel, des costumes d’une remarquable élégance et singularité, qui s’inspirent du costume traditionnel mongolien, en y incorporant divers symboles et motifs propres à cette culture.
Et que dire de Haïti. Si elle a dû faire face à de vrais défis pour arriver à réunir la somme nécessaire pour envoyer ses athlètes à Paris en l’absence de l’aide financière du gouvernement haïtien (pas de pain pas de jeux), cette délégation de quinze membres a entretenu une forte et remarquable présence en ligne non autour de ce problème mais autour de leurs costumes. Réalisés par la designer italo-haïtienne Stella Jean, en collaboration avec le peintre haïtien Philippe Dodard, ils reflètent l’héritage créole de l’île, avec l’utilisation de techniques artisanales traditionnelles, mais aussi la créativité débordante de ce peuple. Des tenues qui, outre de briller, racontent une histoire, celle de l’âme haïtienne, dans un tourbillon de couleurs et d’émotions. Et qui véhiculent un message : “This will be the first good news coming out of Haiti in at least the last three years,” dit Stella Jean, voyant dans l’apparence des athlètes un contre-message au discours dominant sur la pauvreté, les catastrophes naturelles et la magouille politique. “So, I felt the responsibility to say as much as I can about the country.”
Et l’on ne peut que se demander, ici à Maurice, ce qu’ont dit de nous au monde les tenues « à fleurs à fleurs » désespérément pauvres (pour rester polis) de notre délégation officielle à ces Jeux Olympiques…
Sous les yeux d’un milliard de téléspectateurs à travers le monde, cette cérémonie d’ouverture a aussi mis en lumière un autre paradoxe, à travers ce défilé festif des délégations sur des bateaux sur La Seine, alors même que l’Europe, depuis quelque temps, se ferme aux migrants dont les bateaux sont brutalement repoussés.
Du pain, des jeux, des enjeux éminemment politiques.
Pas inintéressants ces Jeux…
SHENAZ PATEL

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Du pain et des jeux pour amuser le peuple et détourner son attention de la chose politique ? Paradoxalement, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 révèle une orientation qu’on aura rarement vue aussi politique. Et c’est la création artistique et culturelle qui porte ses questionnements fondamentaux…

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